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Ce fut Viktor qui s'éveilla le premier, lâchant un formidable bâillement.
— Bien le bonjour, chers amis ! lança-t-il avec son phrasé habituel.
Le prince, qui, à son grand désarroi, avait dormi dans le même lit que lui, papillonna des yeux avant de s'éveiller à son tour.
Je me mis debout, étirant prudemment mes membres endoloris. La douleur dans mon dos commençait enfin à s'atténuer, même s'il aurait été plus prudent de changer mes bandages. Je ramassai mes lunettes, les utilisai pour ramener en arrière mes cheveux indisciplinés, et entrepris de partir en quête d'un peu de nourriture.
Quant à Holmes, il se leva, s'étira comme un chat, vida sa pipe dans la cheminée, et se laissa tomber dans son fauteuil.
Nos maigres provisions étalées sur la table, j'allais réveiller la dernière dormeuse.
— Lizzy ? chuchotai-je en secouant doucement son épaule.
Elle se retourna et agrippa mon bras comme une désespérée.
— Père ? souffla-t-elle en ouvrant les yeux.
Lorsqu'elle me reconnut, la déception qui s'inscrit sur son visage fut si grande que je fis instinctivement le geste de la prendre dans mes bras. Elle se dégagea doucement.
— Venez petit-déjeuner, lui dis-je gentiment, avant que Viktor ne finisse toute la confiture.
— Calomnie ! s'offusqua le cyborg.
Lizzy me sourit et s'assit à table.
— La nourriture va nous poser problème, déclara Holmes en nous rejoignant.
— Bonjour à vous aussi, marmonna la jeune fille. Vous avez bien dormi ?
— Viktor, continua le détective, avez-vous des provisions entreposées ailleurs ?
Le médecin secoua tristement la tête.
— Hélas, nous voilà condamnés à souffrir de ce mal réservé aux mortels...
— Vous avez des bons de rationnement ? le coupa Holmes, exaspéré.
— Oui, mais très peu, soupira l'autre. Ma condition d'étranger, combinée à celle de cyborg, ne pousse pas les Anglais à faire montre de charité à mon égard. Sans l'appui de Gabriel, j'aurais certainement été condamné à mendier mon pain.
J'eus un élan de colère, mêlé de tristesse, en songeant à l'imbécillité de nos contemporains.
— Pourtant, regretta Holmes, vous êtes le seul d'entre nous à ne pas être recherché, et donc le seul à pouvoir nous réapprovisionner.
— Diable ! tonna le cyborg. Holmes, je ne serais pas capable de remplir une mission d'une telle importance !
— Mais si, mais si, le rassura distraitement Holmes. Vous irez au marché noir. Là-bas, votre nationalité et votre côté mécanique importeront bien peu, tant que vous avez de l'argent...
— Je me permets de rebondir sur vos propos, reprit le cyborg, pour vous préciser que, de l'argent, je n'en aie point, malgré tout mon désir de vous venir en aide ! Apparemment, l'État est trop occupé à guerroyer pour verser un salaire à ses employés. Vous me voyez hélas pauvre comme Job.
— Ne vous inquiétez pas de ça, répondit le détective avec un sourire. Notre cher Philip ici présent va vous donnez de quoi régler la note. Après tout, dans un élan patriotique...
Pour une raison inconnue, la remarque fit sourire Lizzy. Sans discuter, le prince passa une main à l'intérieur de sa veste pour attraper son porte-monnaie, qu'il tendit à Viktor. Je me pris à songer qu'il était vraiment coopératif, pour un otage. Je m'en serais certainement méfié, si Holmes n'avait pas l'air de lui faire confiance. Peut-être était-il simplement perdu, après tout, et se contentait de suivre son instinct en improvisant – ce que je faisais moi-même, la plupart du temps.
— Diantre ! fit Viktor en jetant un coup d'œil à l'intérieur du porte-monnaie. Il y a là de quoi vivre un mois de bonne chair !
— Deux jours nous suffirons, commenta Holmes, visiblement impatient. Vous devriez y aller, maintenant.
Je le fusillai du regard. Il le jetait presque en dehors de chez lui !
Mais l'homme de science ne parut pas s'en formaliser. Il sortit de table avec majesté, se servit d'un chapeau imaginaire pour nous faire une révérence alambiquée et, souriant comme un gamin, sortit de la salle secrète.
— Je vous en prie, lançai-je au moment où il allait disparaître, soyez prudent !
Mais la porte avait déjà claqué dans son dos.
— Vous nous couvez, Watson, s'amusa Holmes.
— Vous dites ça, rétorqua à ma place Lizzy, mais il semble être le seul de vous deux à se soucier de notre hôte qui, si je ne m'abuse, est censé être votre ami !
— Excellente observation, jeune femme, répliqua froidement le détective. Maintenant, veuillez vous taire, j'ai besoin de réfléchir.
— Mais...
Un regard glacial lui fit ravaler ses paroles. Nous finîmes de déjeuner en silence et je les entraînai à l'écart pour faire la vaisselle (qui ne se résumait à une théière, quelques cuillères et deux-trois soucoupes). Une tuyauterie compliquée amenait l'eau jusqu'à un évier émaillé, dans un coin de la pièce, où dormait déjà quelques assiettes et casseroles millénaires.
— Je n'ai jamais fait ça, commenta le prince en se saisissant d'une tasse sale pour l'examiner d'un air circonspect. En fait, je n'avais jamais réfléchi au problème de la vaisselle sale, avant maintenant. Comment est-on sensé procéder ?
— Je ne suis pas certaine que ce soit très convenable, commenta Lizzy, visiblement mal à l'aise.
— Qui s'en soucie ? répondit le prince à ma place en ouvrant prudemment le robinet.
— Mais nous sommes nobles ! explosa-t-elle. Nous avons des titres, nous avons le sang bleu ! Nous ne pouvons pas nous abaissez à... ça !
— Je vous ferais remarquer, ma chère, dis-je en relevant le menton, que votre sang a la même couleur que le mien, ou celui de Holmes. Et puis...
Je jetai un regard en coin en direction du détective qui, les yeux fermés, semblaient plongé dans ses pensées. J'étais certain qu'il écoutait la conversation avec attention.
— Les étiquettes n'ont que l'importance qu'on leur donne, terminai-je. Croyez-moi. Vous savez, Lizzy, je suis né de bonne famille, moi aussi. Il y a une période de ma vie où je pensai, comme vous, que pour que le monde tourne bien, chacun devait garder sa place. Et puis... Et puis la guerre. Les champs de bataille. Les cadavres, les monstres, les machines... Quand on est confronté à la mort si brutalement, si souvent, si crument, on se rend compte que les titres n'ont aucune influence sur ce qui importe vraiment. Les plus braves et les plus nobles ne sont pas nécessairement ceux que la société encense...
Elle me surprit en posant une main sur mon bras.
— N'ayez pas l'air si triste, Watson, dit-elle gentiment. Je vais la faire, cette vaisselle. En plus, vous avez certainement raison. Mais tout de même, si mes parents pouvaient me voir... Je crois que mon père s'étoufferait d'indignation.
— Le mien se moquerait certainement de moi, intervint Mountbatten avec un sourire. Et mes sœurs aussi. Je n'aurais pas fini d'en entendre parler.
Sa voix mourut doucement. Son regard se fit lointain et son sourire s'éteignit. Son visage se reflétait vaguement dans l'assiette mouillée qu'il tenait encore. Il le contempla un long instant, figé.
— Je ne devrais pas être ici, dit-il si bas que je l'entendis à peine. Je devrais être avec eux.
Lizzy posa sa main sur la sienne et appuya jusqu'à ce qu'il repose l'assiette dans l'évier.
— Nous devrions tous être autre part, prince Mountbatten, dit-elle de la voix la plus gentille que je lui avais entendu utiliser jusqu'ici. Nous devrions tous être avec les gens que nous aimons. Et pourtant nous sommes là. Les regrets sont durs à surmonter, mais ils ne nous mèneront nulle part.
Philip eut un drôle de sourire, une tristesse teintée d'autre chose, peut-être de culpabilité.
— Ne m'appelez pas ainsi, je vous prie, dit-il enfin. « Prince » semble ridicule, dans ces circonstances.
— Vous préférez que je vous appelle Philip ? répondit-elle, incrédule.
— Oui, s'il vous plait.
— Et ça se prétend noble, soupira-t-elle tragiquement. Bientôt, nous appellerons Watson « John », et Holmes « Sherlock »...
— N'y pensez même pas, lança le détective depuis son fauteuil, sans bouger d'un poil.
— Non, à la réflexion, répliqua-t-elle, vous m'être trop antipathique pour que je vous fasse l'honneur d'un prénom. Je me contenterais de John.
— Mais... tentai-je de protester en retenant mon rire en même temps.
Malheureusement pour moi, ce fut le rire qui gagna, accordant la victoire à la jeune fille.
— Et si vous cessiez de faire votre maligne, railla Philip, et faisiez votre part de vaisselle, mademoiselle de la noblesse ?
— Il ne sera pas dit que j'aurais rechigné à la tâche, lâcha-t-elle d'un air digne en plongeant ses mains dans l'eau sale, ses lèvres retenant à grande peine une moue dégoutée.
N'ayant pas la place de les aider, je me contentai de recueillir le fruit de leurs efforts pour les sécher. Enfin, ce que Lizzy ne cassait pas.
— Au lieu de rire, John, répliqua-t-elle, vexé, tandis que je ramassai les restes d'une soucoupe brisée, et si vous mettiez de la musique ? Ou vous pourriez nous contez des histoires de guerre ! Vous racontez bien.
— La guerre n'est pas un conte du soir, grommelai-je.
Philip hocha la tête pour signifier qu'il était d'accord. Mais je commençai à comprendre qu'on ne ferait pas abandonner cette jeune fille pour si peu.
— N'essayez pas de nous faire croire que vous n'avez rien à raconter... insista-t-elle.
— Après tout, continuai-je en faisant semblant de garder mon sérieux, je ne vois pas ce qu'il pourrait y avoir de glorieux à vous relater l'histoire de mon ordonnance Murray, qui s'est perdu pendant une bataille, s'est retrouvé de l'autre côté des lignes et, paniqué, s'est mis tout nu pour qu'on ne reconnaisse pas son uniforme.
— Il a survécu ? s'enquit aussitôt Philip.
— Il a passé trois mois là-bas avant de trouver un moyen de revenir. En sous-vêtement, pour qu'on ne lui tire pas dessus.
— John Watson, déclara Lizzy, au nom de l'empire britannique, je vous sommes de nous conter sur le champ cette histoire.
Et je racontai. Après tout, qu'y avait-il d'autre à faire ? Je convoquai des anecdotes drôles, incongrues ou absurdes pour leur arracher des rires, et des histoires plus tristes que j'habillai du voile de la gloire. Je surpris même Holmes à sourire aux passages les plus drôles et se tendre lorsque le suspense était à son comble. J'en tirais une fierté certainement disproportionnée.
Cela faisait longtemps, bien longtemps, que je ne m'étais pas laissé aller à m'amuser autant, à parler, à rire, à plaisanter ouvertement. J'avais l'impression étrange d'être redevenu, en partie, celui que j'étais avant la guerre, avant de perdre ceux qui m'étaient cher et de me perdre moi-même.
Cette cachette ressemblait à une parenthèse, une trêve, un rire au milieu d'un long silence. J'avais l'impression que tout allait s'arranger. Plus rien de grave n'arriverait.
Comme le dit si bien Holmes, je suis parfois d'une incroyable naïveté.
Le lendemain matin, Viktor n'était toujours pas rentré.
— Il faut aller le chercher déclarai-je en me levant brusquement pour faire les cent pas.
— C'est vrai que son retard est plutôt ennuyant, déclara Holmes, le front plissé, en allumant sa pipe.
— Ennuyant ? Ennuyant ?! tonnai-je. Et s'il avait été attaqué par des bandits, ou par un automate assoiffé de sang ? S'il gisait mort au coin d'une rue ? C'est vrai que ça serait très ennuyant !
— Dans ces deux cas, Watson, on ne pourrait plus faire grand-chose pour lui.
— Comment pouvez-vous dire une chose pareille, Holmes !
Lizzy et Philip s'écartèrent prudemment de la zone de conflit.
J'échangeais avec le détective un long regard, tentant de réprimer la pointe de déception qui me perçait le cœur.
— Très bien, déclarai-je froidement en fixant mes sabres à ma ceinture. J'irai seul. Vous deux, ajoutai-je avec une colère involontaire, si vous n'avais pas le courage d'intervenir, empêchez au moins Holmes de sortir d'ici !
— Je vous le promets, me répondit Philip.
Je ne lui adressai à peine un regard, taraudé par une angoisse trop familière, cette peur panique de perdre les gens qui me suivait depuis si longtemps.
— Holmes, lançai-je en faisant volte-face, si vous essayez de sortir de cette pièce ou s'il leur arrive quoi que ce soit, je vous écorche vif. Faites attention à vous.
— Watson, attendez...
Je sortis en claquant la porte.
Au premier pas dehors, le froid m'enveloppa de son manteau de givre. J'essayais de ne pas y penser et me dirigeai vers les bas quartiers, dans l'espoir de retrouver la trace du cyborg.
Si je m'étais retourné, à cet instant, j'aurais peut-être pu voir les silhouettes se glisser sans bruit dans la morgue... Et je ne serais pas parti, oh, non, je n'aurais pas abandonné mes amis au moment où ils avaient besoin de moi.
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