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Viktor sifflotait toujours lorsque je vis Lizzy se lever et se diriger, discrètement, vers la sortie. J'échangeai un regard avec Holmes, qui m'adressa un imperceptible signe de tête. Je me levai et partit à sa suite. Nos chaussures étant en train de sécher devant le poêle, elle était pied nus et n'avait nulle part ou aller. Je doutai qu'elle veuille fuir.
Au premier pas dans la morgue, le froid m'accueillit, toujours aussi vorace. Je frissonnai et la cherchai du regard, seulement éclairé par la lumière qui s'échappait du passage secret.
Elle était assise sur une table, non loin de moi, ses pieds se balançant dans le vide. Elle me tournait le dos. Je m'approchai en essayant de faire du bruit, pour ne pas la surprendre. Elle sursauta tout de même lorsque je posai une main sur son épaule, un air paniqué sur le visage, qui ne s'éteignit pas tout à fait lorsqu'elle me reconnut.
— Ça va ? demandai-je en m'asseyant à côté d'elle.
— Stupide question.
— C'est vrai, concédai-je. La véritable question est : puis-je faire quelque chose pour vous aider à aller mieux ?
Les yeux dans le vide, elle arbora un sourire amer. Son regard embué de larmes brillait légèrement, à la lueur de la lampe à gaz qu'elle avait posé au sol.
— À moins que vous puissiez me rendre mes parents, ma famille et ma vie... répondit-elle avec un sanglot étouffé.
Elle plaqua une main sur sa bouche, essayant visiblement de ne pas pleurer.
— J'ai peur de ne pas pouvoir être très utile, sur les deux premiers points, soupirai-je. Sur le dernier, Holmes et moi allons essayer, je vous le promets.
Elle me jeta un regard indéchiffrable. Une larme s'était échappée, traçant sur sa pommette un sillon luisant. Comme elle faisait jeune ! Elle ne devait pas avoir plus de dix-sept ans, finalement.
— Vous ne nous faites pas confiance, n'est-ce pas ? dis-je en souriant doucement.
Un rire franchit ses lèvres, qui était peut-être un sanglot.
— Elles sont entrées dans ma chambre, lâcha-t-elle en détournant de nouveau le regard.
Je mis un moment à comprendre qu'elle était en train de me raconter son enlèvement.
— Au milieu de la nuit, continua-t-elle. Elles sont entrées par la fenêtre. L'une était vêtue de rouge, et l'autre... l'autre... elle était... on aurait dit...
Elle se mordit les lèvres avant de continuer.
— J'ai voulu crier pour appeler, mais je n'ai pas pu. La femme en rouge était sur moi, sa main sur ma bouche.
L'image d'Adler s'imposa à mes pensées. Mais pourquoi aurait-elle enlevé Lizzy, une jeune fille de bonne famille, qui ne portait pas sur ses mains la moindre plume bleue ?
— Quelque chose m'a piqué le bras, continua la jeune fille sans noter ma surprise, et je me suis réveillée dans une cellule, au milieu de nulle part. Tout ce que je savais, c'est que j'étais sur un dirigeable. Je voyais des nuages, par mon tout petit hublot, et je sentais le vent faire bouger le bâtiment, lentement. Mais pendant longtemps... Tout était flou. Je m'endormais en permanence, je m'éveillai fatigué, lasse, incapable de bouger, et je me rendormais aussitôt, si profondément que j'avais parfois l'impression d'être morte. Des fois, une voix de femme me posait des questions. Des fois je répondais, des fois non.
— Elles vous droguaient, réalisai-je avec horreur. Avec la nourriture, surement...
Je posai une main sur son épaule, qui tressautait de sanglots retenus.
— Combien de temps êtes-vous resté là-dedans, Lizzy ?
— Je ne sais pas, dit-elle d'une toute petite voix. Mais la dernière fois que je suis sorti, Londres n'était pas comme ça, aussi, aussi... détruit.
Elle releva des yeux rouges vers moi.
— En quelle année sommes-nous, en quel mois ?
— Décembre 1942, répondis-je.
Je la vis avaler l'information, choqué, mais non surprise.
— J'ai fini par m'habituer à la drogue, reprit-elle d'une voix dont les sanglots s'étaient taris. Et j'ai cherché un moyen de m'enfuir. Merci... Merci de m'avoir aidé.
— Nous n'avons pas grand mérite, répondis-je en lui souriant gentiment. C'est vous, l'héroïne de cette histoire.
— Quelle héroïne, railla-t-elle en essuyant ses larmes. Je leur ferai payer, vous savez. Qui que soit cette femme, quels que soient les responsables de ma séquestration... Je leur ferai payer ce qu'elles m'ont fait, et ce sentiment... J'ai l'impression que je ne me sentirai plus jamais en sécurité nulle part. Je me sens... pathétique.
— Vous n'êtes pas pathétique, répondis-je doucement. Vous êtes humaine. Vous avez le droit d'avoir peur et d'avoir mal.
— Quoi qu'il en soit, je les ferai payer.
Sa voix s'était faite aussi dure, glaciale et impitoyable que celle d'un officier de l'armée.
— Je me vengerai, conclut-elle d'un ton fatidique, sous-entendant que ce n'était qu'une question de temps, et qu'elle se réjouissait par avance de ce qu'elle allait pouvoir infliger.
— Ça ne servira à rien, la contredis-je sans grand espoir.
— Si, me détrompa-t-elle avec violence. À obtenir justice.
— Ne confondez pas justice et vengeance, jeune fille...
Elle m'envoya un regard courroucé, auquel je répondis par un soupir. Ma cause, pour le moment, ne serait pas entendue.
— Mademoiselle Lizzy, repris-je d'un ton plus formel, me laisseriez-vous vous examiner ?
— M'examiner ? répéta-t-elle, toute méfiance retrouvée.
— Je suis... Enfin, j'étais, jusqu'à très récemment, médecin.
— Vraiment ? Et pourquoi ne l'êtes-vous plus ?
— J'ai eu, disons... quelques démêlées avec les autorités. Rassurez-vous, je n'ai tué aucun patient ! Enfin...
L'image d'un hôpital de campagne surgit à ma mémoire, emplit de lits, et, sur les lits, de blessés couverts de sangs, de bandages, de pus, de vêtements déchirés. Je pouvais encore m'entendre crier des ordres, tenir cet homme pour l'amputer de sa jambe, l'empêcher de bouger et finalement le sentir mourir entre mes doigts...
— Watson ?
La voix de la jeune fille me ramena au présent.
— Vous avez l'air d'avoir vu un fantôme, s'inquiéta-t-elle.
— C'est à peu près ça, répondis-je en tentant de reprendre contenance.
Elle soupira.
— De toute façon, vous n'avez pas vos outils avec vous, que je sache, lâcha-t-elle.
— Ne vous inquiétez-pas, je vais demander à Viktor de me prêter le nécessaire ! répliquai-je en me dirigeant vers la pièce secrète.
— Attendez, je n'ai pas dit que j'étais...
Je fis semblant de n'avoir rien entendu.
À l'intérieur de la pièce, près de la porte entrouverte, Philip était assis, pâle, les yeux dans le vide. J'espérai qu'il n'ait pas écouté notre échange.
Savourant ce bref moment de chaleur avant de retourner dans la morgue, je me dirigeai vers Viktor pour lui demander où trouver les outils nécessaires.
Lorsque j'eus finis d'examiner la jeune fille tremblante de froid – qui ne souffrait, heureusement, que d'un peu de malnutrition et d'un manque d'activité physique – nous retournâmes dans le salon, juste à temps pour déguster les pâtes de Viktor, qu'il se fit une joie de nous servir comme un plat de choix.
Puis il mit un disque dans son gramophone et entreprit de nous chanter un passage d'un opéra prussien qu'il nous traduisit soigneusement par la suite, en mimant les expressions et la voix de chaque personnage, jusqu'à ce que le rire nous emporte et que l'heure tardive ne pèse trop lourd sur nos paupières.
Le sommeil me trouva épuisé, prêt à rendre les armes, et m'attira avec compassion dans ses bras noirs et froids.
~
Je m'éveillai en sursaut. J'avais cru entendre un homme hurler.
Mais ce n'était qu'un rêve. Un foutu rêve.
Mes idées se remirent lentement en place. J'étais par terre, terré dans le coin où je m'étais recroquevillé pour la nuit.
Un sentiment de fraîcheur sur mes joues m'y fit porter la main. J'avais pleuré dans mon sommeil. Honteux, je me dépêchai d'essuyer mes larmes et m'adossai au mur.
De mon songe ne restait que des brides. Sang, mort, les cauchemars habituels.
Je me concentrai sur le monde extérieur, essayant de calquer ma respiration sur celles des dormeurs. J'étais à l'abri. Tout allait bien. Tout allait bien.
Soudain transi de froid, je me rapprochai du poêle, où quelques braises rougeoyaient encore. Les genoux ramenés contre la poitrine, je m'enveloppai du mieux que je pus dans ma couverture.
Un bruit me fit relever la tête. Je n'étais apparemment pas le seul à fuir le sommeil. Du haut d'un fauteuil, deux yeux gris brillaient dans la pénombre.
— Holmes, chuchotai-je, surpris. Vous ne dormez pas ?
— À votre avis ?
— D'accord, d'accord, soupirai-je en posant mon menton sur mes genoux.
Je n'avais pas envie de me disputer. Je n'avais envie de rien. Seulement de dormir en paix.
Je laissai mes yeux se perdre dans la contemplation des braises.
— Vous avez pleuré dans votre sommeil, dit-il d'une voix douce.
Je lui lançai un regard mi-blessé mi-furieux, qui s'apaisa en constatant la totale absence de moquerie ou de cynisme sur son visage pâle. Simplement de la gêne. Peut-être même, mais ce n'était sûrement que l'effet de l'éclairage, une pointe de compassion.
J'esquissai un sourire contrit.
— Je préfère ne pas en parler.
Il jeta un coup d'œil dans la pièce, visiblement soucieux que personne ne l'entende, et vint s'asseoir par terre, son épaule presque collée à la mienne.
— Que va-t-on faire, maintenant ? demandai-je doucement.
— Viktor m'a donné une radio pour contacter madame Hudson. Apparemment, Gregson est le seul à poursuivre ses recherches contre nous. Et encore, ses supérieurs font pression pour qu'il se taise. Quelqu'un essaie d'étouffer l'affaire. Aucune nouvelle de Lestrade.
Il laissa passer quelques instants avant de continuer.
— Nous partirons demain soir.
— Pour où ?
Il sourit.
— Je préfère vous laissez cette surprise.
— Votre goût pour le dramatisme vous perdra, soupirai-je, amusé malgré moi.
— Que voulez-vous, c'est bien le moindre de mes défauts.
— Au moins, vous le reconnaissez !
Il eut un nouveau sourire amusé. Un silence complice s'installa, rythmé par le craquement des braises.
— Holmes ?
— Oui, Watson ?
— Pourquoi Irène Adler a-t-elle fait une chose pareille ? Je veux dire, tous ces morts...
— Ce n'est pourtant pas si compliqué à comprendre, Watson, me répondit-il sans méchanceté. Elle cherche quelque chose, ou, plus probablement, quelqu'un.
Il sortit de sa poche la photographie sépia qu'il avait prise dans l'atelier, sous terre, et me désigna l'homme qui lançait à Adler un regard énamouré.
— Norton ? murmurai-je. Le méca-horloger ? Vous pensez qu'on l'a enlevé ?
— Oui. Au début de la guerre, certainement. Vous imaginez, un génie capable de créer des automates pensants, quelles armes pourrait-il concevoir, s'il le voulait... Je dis enlevé, car s'il était parti de son plein gré, il n'aurait pas laissé son atelier dans cet état et Adler ne prendrait pas autant de plaisir à torturer ses victimes. Elle profite de sa recherche pour se venger, de la plus horrible des façons.
— Enlevé par qui ? demandai-je, même si, au fond de moi, je connaissais déjà la réponse.
— Un groupe de nanti des plus influents, certainement une société secrète. Un rapport avec cette plume bleue, probablement.
J'aurais pu lui dire, à cet instant. J'aurais pu lui expliquer qui était les Hommes de Lettres, ce qu'ils cherchaient, ce qu'ils faisaient. Mais j'étais trop lâche pour briser cet instant de paix, trop lâche pour affronter son regard.
— Alors elle cherche son créateur depuis presque quatre ans... soufflai-je. Pourquoi ne les attaquer que maintenant ?
— Peut-être a-t-elle commencé plus tôt, mais plus discrètement. Peut-être a-t-elle décidé d'envoyer un message au reste de cette société. Peut-être a-t-elle perdu patience, ou espoir. Je manque de données et il n'est jamais bon d'extrapoler. Sans compter qu'il y a aussi les deux autres, sur la photographie.
— Violet Hunter et Cyril Morton, lus-je à voix basse, au dos du cliché. Vous croyez qu'ils sont complices ?
— Très probablement.
Le récit de Lizzy me revint en mémoire. Il y avait deux femmes, lors de son enlèvement. L'une était certainement Irène Adler. L'autre pourrait-être cette Violet Hunter, sur la photographie... J'en fis part à Holmes, qui n'eut pas l'air surprit.
Puis son regard se perdit dans le feu et son visage se fit pensif.
— Imaginez un instant, Watson... À première vue, rien ne distingue Irène Adler d'une femme de chair et de sang. Mais si... Et si les automates pouvaient transformer leur apparence ? Ce n'est qu'une hypothèse, bien sûr, mais rien ne nous dit que ceux que nous avons vu sur la photographie possèdent encore le même visage. Après tout, ils ont été créés de toutes pièces, et une pièce, ça se change. Vous avez vu comme moi l'atelier, dans le dirigeable. Alors, comment savoir ? Comment déterminer si les personnes que nous rencontrons sont humaines ou non ? Un automate pourrait se trouver dans notre entourage en ce moment, ou même...
Il ne finit pas sa phrase, perdu dans ses pensées.
Puis il tourna les yeux dans ma direction et je compris avec horreur qu'il se demandait pourquoi il aurait confiance en moi. Après tout, n'étais-je pas dans la position idéale pour l'espionner et le manipuler ? N'était-ce pas une magnifique coïncidence, que je sois arrivé précisément au début de cette enquête ? L'expression méfiante qui figeait son regard me blessa plus que je ne l'aurais cru.
Ses yeux me quittèrent pour faire le tour de la pièce, glissant sur les dormeurs. Lui qui aimait tant la solitude, que faisait-il au milieu de cette hétéroclite compagnie ? Ses traits se durcirent encore. Peut-être se demandait-il s'il ne fallait pas mieux nous abandonner tous ici, au milieu de la nuit.
Mon cœur se serra. Je détournai le regard. Je m'imaginai déjà me réveiller le lendemain et trouver son fauteuil vide. Il allait partir, me laisser seul... Encore une fois seul, désespérément, abominablement seul.
Son épaule bougea contre la mienne. Je relevai la tête. Son regard croisa le mien et le coin de ses lèvres esquissa un sourire. Son visage se détendit imperceptiblement.
— Suis-je un bon sujet de déduction, Holmes ? murmurai-je en me demandant si mes pensées lugubres n'étaient pas le fruit de ma propre paranoïa.
— Je me faisais simplement la remarque, répondit-il d'une voix redevenue douce, que notre partenariat était beaucoup plus intéressant, et beaucoup moins désagréable, que je ne l'aurais imaginé.
Mon cœur eu un sursaut. C'était la première la première fois qu'il sous-entendait qu'il appréciait réellement ma présence à ses côtés. L'idée folle me vint qu'il préférait peut-être prendre le risque de ma compagnie que de continuer seul.
Cette pensée me réchauffa plus efficacement que le feu.
Je sentais que, d'une certaine façon, l'admiration et l'amitié que je vouais à ce détective extraordinaire, même si elles n'étaient qu'à sens unique, était en train de me sauver de toute cette noirceur qui me collait à l'âme. J'avais conscience d'être de ceux qui ne peuvent exister pleinement sans se vouer à quelque chose ou à quelqu'un. J'étais cet éternel personnage secondaire dévoué, dans l'ombre, ignoré de tous. Mais ce rôle m'allait très bien, tant qu'on ne m'abandonnait pas.
Holmes ne remonta pas sur son fauteuil. Assis côte à côte, perdus dans nos pensées, liés par le silence, nous laissâmes les braises se consumer doucement. Je me surpris même à somnoler.
Et aucun fantôme ne vint m'en empêcher.
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