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La porte de l'ascenseur sembla s'ouvrir sur un autre monde.
La soute du dirigeable faisait trois fois la longueur de notre salon. Elle était presque entièrement colonisée de machines silencieuses, que la lumière de l'ascenseur paraît d'éclats discrets. Un instant, j'eus l'impression d'être de retour sous terre, dans l'atelier de P-29. Mais ici, nulle poussière ne venait confiner l'espace, trahissant ce qui appartenait au passé. Au contraire, on aurait dit que tout avait été construit la veille, par quelqu'un qui reviendrait d'une minute à l'autre. Les piles de tôles cuivrées qui patientaient au sol, les engrenages épars, de toute forme et de toute tailles, les outils posés un peu partout, du tournevis au chalumeau, en passant par des objets dont je ne connaissais ni le nom ni la fonction, tout semblait neuf, avide de servir. Mais servir à quoi ?
— Encore ce Norton ? soufflai-je à l'oreille de Holmes, qui arborait un air pensif.
— Je ne sais pas, répondit-il en fronçant les sourcils. Je ne pense pas. En tout cas, on ne construit pas d'automate, ici. Par contre...
Il s'approcha d'une table, dont il inspecta un instant le contenu.
— C'est sans conteste l'atelier d'un méca-horloger, lâcha-t-il. Mais pas un atelier de construction, comme celui que nous avons visité sous terre. Plutôt un atelier de réparation, dirais-je.
Je déglutis, peu certain d'apprécier ce que cela impliquait.
— Réparation de quoi ? lança Lizzy, en tâtonnant le mur, à côté de la cabine d'ascenseur.
Il y eut un déclic et plusieurs ampoules grésillèrent avant de s'allumer, parant la scène de lumière.
— Dépêchons-nous, lâcha Holmes sans lui répondre.
La jeune fille lui jeta un regard assassin, mais, ne tenant visiblement pas à s'attarder trop longtemps en ces lieux, acquiesça et le suivit.
Esquivant adroitement une massive machine à la fonction mystérieuse, Holmes se dirigea d'un pas vif vers le fond de la soute où, je ne le remarquai qu'à présent, patientait un avion blanc, presque trop petit comparé à la démesure des pièces qui occupaient l'atelier.
Un bruit nous fit sursauter. Des vrombissements d'avions, tout prêt. Des cris, des voix étouffées par la distance. Des bruits sourds.
— La police ! ragea Holmes. Déjà ! Ils ont dû larguer des hommes sur le toit... Vite, Watson, comment fait-on marcher cet engin ?
Je pris un instant pour évaluer la situation. Il s'agissait d'un biplan, assez grand pour accueillir quatre personne, ce qui était assez rare – et assez fortuné, vu la situation – pour être apprécié. Il possédait sur son aile supérieure une sorte de trapèze métallique pourvu d'un crochet. Je n'avais jamais moi-même piloté d'avion largué d'un dirigeable, mais j'avais déjà assisté à la procédure, de sorte que je me mis aussitôt à chercher du regard le bras articulé qui devait venir se greffer au crochet. Une fois attaché, on ouvrait la soute, le bras descendait jusqu'à ce que l'appareil soit suspendu dans le vide, et l'avion allumait progressivement ses moteurs pour se détacher de sa base. Rien de plus simple. En théorie.
Le bras était entièrement replié au plafond. Je cherchai autour de moi jusqu'à repérer la commande qui l'articulait. Elle était accrochée à la paroi, cinq mètre plus loin.
— Watson... pressa Holmes.
La cabine de l'ascenseur s'ébranla et commença à remonter. Nous n'allions pas tarder à avoir de la compagnie. Je m'élançais en direction du boitier de commande et écrasait mon poing sur le bouton central, ordonnant la descente du bras mécanique. Il y eut un long grincement et l'appareil obéit. Lentement.
— Bon sang ! grommelai-je en rejoignant mes compagnons, devant l'avion.
La porte de l'ascenseur s'ouvrit. Conçut pour un équipage, elle était largement assez vase pour la quinzaine d'hommes qui en sortirent, Gregson en tête, suivit du même jeune homme qui traînait à ses côtés depuis le bal. Il semblait un peu perdu, comme s'il ne savait pas très bien ce qu'il faisait ici et s'était simplement laissé entraîné par les évènements.
— C'est un prince, répondit Holmes à la question muette que je lui adressai. Un prince grec, il me semble, probablement un exilé. Gregson a certainement à cœur de l'impressionner afin de recevoir quelques subventions.
J'enregistrai soigneusement l'information.
Gregson et le prince traversèrent l'atelier pour s'approcher de nous, laissant le soin aux policiers qui nous encerclaient de nous menacer de leurs mousquets électriques, dont le grésillement emplissait l'atmosphère. Des mousquets dans un dirigeable ! Si quelqu'un tirait, si une étincelle partait, nous allions droit à la catastrophe.
Dans notre dos, le bras articulé descendait toujours. Il avait pratiquement atteint le crochet, au-dessus de l'avion.
— Messieurs Sherlock Holmes et John Watson, clama Gregson avec un plaisir évident, vous êtes, au nom de la Loi, de la Justice, et de Sa Majesté la reine Elizabeth II, en état d'arrestation. Veuillez ne pas opposer de résistance et poser vos armes au sol.
Je sortis du bout des doigts l'un de mes sabres rétractés.
— Je veux bien, répondis-je d'un ton exagérément naïf en tendant la main, mais est-ce que c'est considéré comme une arme ?
Par réflexe, ils se penchèrent pour voir ce que je leur montrais.
— On s'en fout, lâcha Gregson, posez ça imm...
Il n'eut pas le temps de terminer. J'avais refermé le poing sur mon arme, enclenchant d'une pression de la paume le mécanisme qui faisait jaillir la lame. La pointe de mon sabre vint se loger juste sous la glotte du prince, qui fit une grimace épouvantée lorsque le métal mordit légèrement sa chair.
Une goutte de sang perla dans un silence de mort.
Intérieurement, j'étouffai un sursaut de panique. J'avais mal calculé. Un peu plus et je le tuai. Je me jurai de ne plus jamais refaire une chose pareille.
Ce fut Holmes qui brisa le silence.
— La Reine serait certainement attristée d'apprendre qu'on a décapité un prince dans sa capitale, lança-t-il d'un ton faussement désolé qui fit pouffer Lizzy, dans mon dos.
— Vous ne feriez pas ça, répondit Gregson. Voyons, Holmes, dites à votre chien de garde de déposer son arme. Vous ne tueriez pas un homme de sang froid ! Un gamin !
Oubliant momentanément la menace qui pesait sur sa vie, le prince lui adressa un regard vexé.
— Vous manquez singulièrement de cohérence, souligna Holmes, parfaitement calme. Pourquoi voulez-vous nous arrêter, déjà ?
— Multiples meurtres avec préméditation et torture.
— C'est bien ce qu'il me semblait. Alors, soit nous sommes coupables, et parfaitement capables d'attenter à la vie de notre jeune otage ici présent, soit nous ne le sommes pas, auquel cas vous n'avez aucune raison de nous arrêter et pouvez partir dès à présent vaquer à vos occupations.
— Espèce de...
— Gregson, surveillez votre langage devant les dames ! Dites à vos hommes de déposer leurs armes, de les faire glisser jusqu'à nous, et de reprendre l'ascenseur dans l'autre sens.
Comme personne ne bougeait, j'envoyai mon deuxième sabre rejoindre le premier sous le menton de notre otage, qui n'en menait pas large.
En grognant, l'inspecteur fit signe à ses hommes d'obéir.
Entraînant avec nous le pauvre prince, nous reculâmes lentement vers l'appareil. Le bras avait achevé sa descente.
— Holmes, dis-je en gardant le prince en joue, mon regard fixé sur Gregson, il faut que vous accrochiez le bout du bras mécanique au crochet au-dessus de l'avion.
Je l'entendis grimper sur l'appareil.
— C'est fait, lâcha-t-il au bout d'une minute ou deux.
Je tournais fugitivement la tête dans sa direction. Gregson en profita pour faire un pas en avant.
Sans se démonter, Lizzy s'empara de l'un des mousquets qui trainait au sol et le pointa sur l'inspecteur. Le policier se figea, une expression stupéfaite sur le visage.
— Dans l'ascenseur, inspecteur, ordonnai-je.
Il recula jusqu'à la cabine, les yeux exorbités, son regard fixé sur la jeune femme.
— Vous pouvez grimper dans l'appareil, lançai-je à Holmes. Et vous aussi, Lizzy. Vite.
— Vous... Vous n'avez plus besoin de moi, lança le prince d'un ton hésitant.
— Non mais quel pleutre ! s'exclama Lizzy en sautant presque dans l'avion. Un prince, ça peut toujours servir ! On l'emmène !
— Dites donc, jeune fille... commença Holmes, qui n'aimait pas particulièrement qu'on marche sur ses plates-bandes.
Mais le prince, mortellement vexé par la pique, se retourna et suivis Lizzy dans l'avion, un air de défis sur le visage. Le détective lâcha un soupir et m'envoya un regard désabusé. Au point où nous en sommes...
Passant sur le côté légèrement surréaliste de la situation, je courus jusqu'aux commandes, appuyai sur le bouton qui ouvrait la trappe, sous l'avion, et précipitai vers l'appareil pour m'installer sur le siège du pilote. Gregson, depuis sa cabine d'ascenseur, avait l'air toujours aussi stupéfait.
Le vent chuinta lorsque la trappe commença à s'ouvrir sous le ventre de l'avion. Je fis claquer mes lunettes sur mes yeux et refermai avec une joie indicible mes mains sur le manche à balai.
— J'espère que vous avez bien accroché le bras au crochet ! lançai-je à Holmes, à côté de moi, qui m'adressa un regard légèrement angoissé.
La trappe ouverte, l'avion commença à descendre, lentement.
Je me rendis compte que je souriais à m'en décrocher la mâchoire. J'aimai sentir le vent dans mes cheveux. J'avais hâte de m'y jeter, de le laisser me porter, et tout effacer. Cela faisait si longtemps que je n'avais pas volé...
Le bras s'immobilisa. Je démarrai progressivement le moteur de l'avion, me fiant autant aux aiguilles mouvantes des cadrans qu'aux vibrations de mon siège. Puis je penchai le manche en avant, nous arrachant au bras articulé, au dirigeable, et à tout ce qui nous retenait.
Je laissai échapper un rire. Nous volions !
Et, pour la deuxième fois en quelques heures, nous prenions la poudre d'escampette au nez et à la barbe de Gregson.
Je perdis de l'altitude, heureux de frôler les nuages.
Un rayon de soleil perça le ciel. L'aube était en train de se lever, coulant dans l'immensité des nues ses longues traînées bleues pâles. La ville s'éveillait en dessous de nous, comme une photographie en noir, là où s'étendaient les cendres de l'attaque de la veille, et blanc, où la neige gardait ses droits. Je basculai pour éviter une Tour, passant à distance d'une cabine d'ascenseur qui s'élevait vers le ciel, emportant avec elle une minuscule silhouette anonyme.
— Où allons-nous ? criai-je pour me faire entendre de Holmes.
— Posez-vous dans un champ, à quelques distances de la porte nord ! me répondit l'intéressé, apparemment peu rassuré.
Le reste du trajet se fit en silence. Je goûtai avec bonheur chaque instant de vol. Rien ne s'approchait plus de la liberté qu'un ciel dégagé et la possibilité de l'explorer.
Holmes fit pression sur mon épaule. Je posai à regret l'avion dans un champ de neige, déplorant intérieurement de souiller une si pure étendue.
— Dépêchons-nous, ordonna Holmes en sautant à terre. Ils ne vont pas tarder à retrouver l'engin. Laissons le prince ici, il n'a rien à voir avec toute cette histoire.
— Permettez, lâcha ledit prince en se redressant le plus dignement possible, dans l'appareil instable. Je ne laisserais pas une jeune fille innocente entre les mains de malfrats qui...
— Pour l'amour du ciel ! le coupa Lizzy, excédé, en sautant à terre. La jeune fille innocente se débrouillera parfaitement bien sans vous !
Je jetai un regard interrogateur à Holmes. Nous n'avions pas de quoi attacher notre otage pour l'empêcher de nous accompagner et l'assommer ne me disait rien qui vaille. Le détective lâcha un long, très long soupir, haussa les épaules, et nous fit signe de le suivre.
Je laissai Lizzy et le prince me précéder, décidé à les surveiller de près.
Après une demi-heure de marche, environ, nous finîmes par tomber sur une route noire de monde, piétinée par ceux qui allaient vers la cité et ceux qui s'en éloignaient, chacun cherchant à fuir ce qui ne se fuyait pas.
Et enfin, alors que le soleil achevait sa course, nous arrivâmes devant les murailles de Londres.
Il s'agissait d'un mur de cinq ou six mètres de haut créé dans la panique qui avait suivit la prise de Paris, deux ans plus tôt. Les darwinistes avaient lâché sur la Ville Lumière une armée de chimères incontrôlables, fruit d'une hybridation contre-nature entre des ours et des chevaux, que la presse mondiale avait renommé « Centaures ». Ils avaient écrasé sans efforts les défenses françaises et s'étaient déversés dans les rues, détruisant et tuant sans distinction. Les Centaures étaient morts d'eux-mêmes au bout de trois jours, permettant aux Prussiens de débarquer tranquillement dans la citée dégagée pour parader sur les Champs Élysées. Le lendemain, toutes les grandes villes libres du monde construisaient des murailles. Elles n'empêchaient pas les bombardements, et s'avèreraient certainement peu efficaces si les Prussiens débarquaient effectivement, mais procuraient au moins l'illusion d'une protection.
La muraille de Londres était une construction métallique, dont les couleurs hétéroclites trahissaient l'utilisation de tous les matériaux disponibles sur le moment. De nombreuses statues avaient été fondues, comme des grillages publics, et même certains lampadaires. On pénétrait dans la ville par un système de monte-charge qui grimpait le long d'un rail jusqu'au sommet de la muraille, pour redescendre de l'autre côté. Une plate-forme semblable, mais plus large, permettait le passage des véhicules. « Aucune porte, aucun point faible », avaient déclaré les journaux de l'époque.
La muraille permettait aussi de contrôler les allers et venus dans la cité, ce qui était, dans notre cas, plus problématique.
Ou, du moins, aurait dû l'être.
Holmes parla environ trente seconde au soldat qui nous barrait le passage. Je n'entendis pas tout, sinon qu'il était question d'un pince-nez en or, mais le jeune homme pâlit d'un coup et nous fis signe de passer.
— Vous n'avez pas peur qu'il nous dénonce ? murmurai-je à Holmes.
— Oh, croyez-moi, mon cher Watson, il ne le fera pas, répondit le détective en m'adressant un sourire en coin.
Le monte-charge se mit en branle, nous arrachant à la terre pour nous laisser découvrir la ville, petit à petit.
Quelques minutes plus tard, nous arpentions les rues de Londres.
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