- 17 -
La voiture crachota et s'arrêta, enfin.
Le silence nous englouti aussitôt. Même Aragon, devant moi, semblait retenir sa respiration, les mains crispées sur le volant.
Je jetai un coup d'œil à travers la vitre. Jusqu'où nous étions-nous enfoncés ? Si les hommes étaient un jour descendus jusqu'ici, il ne restait d'eux que des structures de métal dénudées, tordues, rongées par les ans. J'observai un long instant ces silhouettes menaçantes, dressées aux milieux des maisons et des ruines inertes. Par une chance extraordinaire, un lampadaire biscornu, quelques mètres plus loin, dispensait une douce lumière, tenant héroïquement à distance l'obscurité vorace.
Aragon descendit de la voiture, ouvrit ma portière, et détacha sa cape.
Le visage qui me sourit n'était pas le sien. C'était celui de Sherlock Holmes, affublé de deux mèches noires de chaque côté de son menton, où la peau était légèrement plus sombre.
Sur le coup de la stupéfaction, je voulus me relever, mais ne pus retenir une grimace de douleur. Il se précipita pour me rasseoir et défit les liens qui me sciaient les poignets.
Je ramenais lentement mes mains devant moi, les dents serrées contre la protestation de mes muscles crispées et de mon épaule blessée.
— Watson ? s'inquiéta-t-il, toujours penché sur moi.
— Ça ira, répondis-je en tentant un pauvre sourire. Mieux que si vous m'aviez laissé là-bas, pour sûr.
Nous nous observâmes un instant, un peu gênés.
— Je ne pensais pas que vous viendriez, finis-je par avouer, un peu honteux.
— Il faut croire que j'ai été contaminé par vos délires héroïques, répondit-il avec un demi-sourire.
— Un héros qui traite avec les bandits ? ironisai-je gentiment.
Son regard, pensif, dériva un instant.
— Vous aviez raison, dit-il enfin. Pactiser avec Aragon n'était pas... pas bien.
Je sentis qu'il voulait ajouter quelque chose, mais hésitait.
— Parlez, l'encourageai-je doucement. Il n'y a pas d'autres humains à des kilomètres à la ronde. Ce que vous direz sous terre y restera à jamais enterré. Je vous le promets. Et Dieu sait que ce n'est pas moi qui vous jugerai.
Il sourit à nouveau, mais ses yeux étaient tristes.
— Pourquoi faites-vous cela, Watson ?
— Quoi donc ?
— Risquer votre vie pour quelqu'un que vous connaissez à peine. Je veux dire, par deux fois... Vous avez sauté d'un dirigeable et vous m'avez laissé m'enfuir seul dans le simple espoir de m'offrir une diversion...
— N'est-ce pas pour cela que vous m'avez engagé ? demandai-je, un peu surpris par le tour que prenait la conversation.
— Je ne vous ais pas engagé pour mourir à ma place !
— Oh... Eh bien, mieux vaut moi que vous, non ?
— Mais non ! s'exclama-t-il, choqué. Certainement pas ! Watson, je ne connais pas le détective que vous décrivez lorsque vous parlez de moi. Je ne suis pas quelqu'un qui vaut la peine qu'on risque sa vie pour lui. Je ne suis pas un héros, je ne suis même pas quelqu'un de bien !
— Pourtant, Holmes, répondis-je doucement, vous êtes venu me chercher.
— C'est que... C'est si compliqué de trouver du personnel compétent, de nos jours, répondit-il en retrouvant automatiquement sa veine mi-cynique mi-humoristique.
— Holmes, insistai-je, vous êtes quelqu'un de bien.
Je m'attendais à ce qu'il réponde, mais il détourna le regard. Je crois qu'il était touché. Ou peut-être était-il simplement confus.
— Ne le faites plus, conclut-il simplement.
— Vous n'avez qu'à cesser de vous mettre en danger !
— Que je me mette en danger ? s'offusqua-t-il. Qui a révélé notre identité aux hommes d'Aragon ?
— Qui pactise avec Aragon ?
— Dieu du ciel, mais quand allez-vous cessez de m'en vouloir pour ça ?
— Je vous ferais savoir lorsque ce sera le cas.
— Ben voyons, soupira-t-il en hochant la tête, faussement incrédule.
Je souris.
— M'expliquerez-vous enfin ? Je sais que vous en mourrez d'envie. Comment diable vous êtes-vos débrouillé pour prendre la place d'Aragon ?
— Ce ne fut pas très difficile, mon cher Watson ! répondit-il en s'animant. Lorsque vous m'avez claqué cette porte au nez, j'ai compris que mes options étaient extrêmement limitées. Je devais fuir, bien sûr, mais où aller ? Personne, à Withchapel, n'aurait accepté de me cacher ! Il aurait fallu que je remonte à la surface, ou, à la limite, que je descende à un étage inférieur, mais, premièrement, cela aurait signifié que je vous abandonnai à une mort certaine et, deuxièmement, risquait de s'avérer extrêmement compliqué. Aragon n'est pas bête, il allait faire garder toutes les sorties. J'ai donc décidé de me cacher dans le seul endroit qu'il ne penserait pas à faire fouiller, c'est-à-dire chez lui.
— Chez lui ?!
— Exactement. J'ai longé le mur de l'église et j'ai crocheté la première porte que j'ai trouvé. Grace à Porlock, je disposai d'un plan approximatif des lieux. J'ai attrapé une arme et je me suis déplacé avec l'assurance de celui qui sait parfaitement où il va. D'expérience, dans ces cas-là, personne ne m'arrête jamais. Puis j'ai atteint les appartements d'Aragon et je me suis débrouillé pour déclencher une petite diversion, le temps que les gardes, devant la porte, s'éloignent. Je suis entré et j'ai attendu. Je n'avais pas vraiment de plan, sinon attendre qu'Aragon revienne et espérer...
Il me jeta un regard en coin, légèrement attristé, avant de reprendre, comme si de rien n'était.
— En attendant, j'ai fouillé sa chambre. Et j'ai trouvé ça, habilement glissé derrière une moulure.
Il me tendit une vieille photographie. On y voyait le buste d'une femme, très belle, qui fixait le spectateur d'un regard moqueur. Les couleurs sépias empêchaient de distinguer les teintes réelles de l'image, mais le contraste entre la pâleur de sa peau et le noir de ses cheveux était saisissant. Elle portait une robe sombre, que mon imagination rendit aussitôt rouge. En dessous était noté, à l'encre passée : « La Femme, 1928 ».
Holmes retourna la photographie. Des lettres étaient hâtivement tracés aux dos, certainement d'une autre main.
— « Et.13, GR, G, D, D, D, G... », lus-je, perplexe.
— Un itinéraire, m'éclaira Holmes. Dans les souterrains, « Et » ne peut correspondre qu'à « Étage ». « GR »...
— Grande route !
— Exactement, me félicita-t-il.
— Et « G, D »... Oh, « droite » et « gauche » ?
— Probablement, apprécia-t-il. Quelques minutes après cette trouvaille, Aragon est arrivé. Il a commencé à se changer, puis s'est saisi des clefs de sa voiture. Je l'ai attaqué par surprise, l'ai assommé, puis ligoté et enfermé dans son propre placard. Ensuite, je lui ai emprunté des habits, dont une cape assez large pour dissimuler ma figure et ma stature, ainsi que quelques mèches de cheveux...
— Vous avez scalpé le roi de Withchapel ! m'esclaffai-je, incrédule.
— Scalpé est un peu exagéré, mais oui, en quelque sorte, convint-il de bonne grâce. J'ai utilisé un peu de cirage pour foncer le bas de mon visage, puisque sa peau était plus sombre que la mienne et que c'était la seule partie que la capuche ne cachait pas. Ensuite, comprenant qu'il comptait utiliser sa voiture, je suis sorti et me suis rendu jusqu'au garage en me torturant l'esprit pour savoir comment vous retrouver. Si vous étiez encore vivant, je pouvais demander à quelqu'un d'aller vous chercher et vous emmener avec moi, mais si ce n'était pas le cas et que je posai la question... Vous n'imaginez pas mon soulagement lorsque je vous ai vu en train d'attendre ! Le reste, vous le connaissez. Je crois que c'est le rôle le plus nerveusement difficile que j'ai jamais joué !
— Eh bien, si je n'en avais pas été témoin, j'aurais eu de la peine à y croire !
— Je prendrai ça comme un compliment, s'amusa-t-il.
Je voulus lui répondre, mais mon dos se rappela à mon bon souvenir, me faisant momentanément perdre le fil de mes pensées.
— Holmes, déclarai-je en tentant de ne pas laisser paraître ma douleur, je suis vraiment désolé de vous demander cela, mais il faut que vous nettoyiez et bandiez mes plaies avant que nous repartions. Vous auriez l'air fin de m'avoir sauvé si je meurs d'une infection dans la semaine.
— Bien sûr, convint-il en se relevant aussitôt. Je vous dois toutes mes excuses, j'aurais dû y penser plus tôt.
— La médecine, c'est mon domaine, répondis-je avec un pauvre sourire, pas le vôtre. Enfin, ça l'était.
— Vous savez, Watson, me lança-t-il, la tête plongée sous la banquette avant du véhicule, si on m'empêchait demain de poursuivre les criminels, je n'en resterais pas moins détective. Ce n'est pas ce que je fais, c'est ce que je suis.
Je ne répondis rien, me contentant de noter l'étrangeté de la scène. Réconforté par Sherlock Holmes, six pieds sous terre, dans la voiture volée du maitre de Withchapel. Banal.
— J'ai trouvé de l'alcool, de l'eau, du fil et une aiguille ! s'exclama-t-il, triomphant, en revenant vers moi.
Sans plus de considération, il enleva sa chemise et la déchira en longues bandes.
— Et voilà les bandages, conclut-il.
— Vous aurez l'air de quoi si vous attrapez froid ? grommelai-je en me retournant difficilement.
J'entendis un hoquet étouffé – peut-être lorsqu'il estima l'étendu des dégâts – juste avant que ses mains se posent sur mon dos et commencent à décoller, lentement, la chemise que le sang avait lié à ma peau.
Je fermai les yeux en tentant de réguler mon souffle. Inspirer. Expirer. La douleur n'est qu'un signal du corps. Elle va forcément passer...
Il déchira ma chemise et la retira. L'air froid se jeta avec plaisir sur mon torse, lui offrant, pour compenser la douleur, quelques frissons glacés. Puis il commença à nettoyer les plaies. Je me mordis les lèvres pour ne rien laisser échapper. Une part de moi refusait obstinément de paraître diminué devant lui. Je me concentrai sur mon souffle, attendant que la douleur diminue.
Quelque chose de froid se posa sur mon épaule. Une main. Je sentis ses doigts, si léger qu'ils en étaient presque imperceptible, tracer le chemin des vieilles cicatrices qui me barraient la peau, tout en cratères et en déchirures.
— Des griffes, dit-il simplement.
Je ne répondis rien. La brûlure de l'alcool, sans disparaître totalement, s'était apaisée. Il entreprit de recoudre, puis de bander maladroitement la plaie.
— Si vous songiez à faire carrière dans la médecine, soufflai-je lorsqu'il eut enfin terminé, je vous en prie, renoncez-y tout de suite.
Il eut un sourire désolé.
— J'ai quelque chose pour vous, déclara-t-il en se penchant à nouveau vers la banquette.
Il me lança deux objets métalliques, que j'attrapai instinctivement.
— Mes sabres ! m'exclamai-je, plus ému de les retrouver que je ne l'aurais cru.
Je fis jaillir les lames, autant pour tester le bon fonctionnement du mécanisme que pour éprouver dans ma main leur poids familier.
— Merci, Holmes.
Il haussa les épaules.
— Aragon les avait pris avec lui. Je les ai ramassées par réflexe, pensant que nous pourrions avoir besoin d'armes, mais j'ai compris en les voyant que vous deviez leur attacher une valeur toute sentimentale. Ils vous ont été légué par le premier John Watson, je me trompe ?
Je le regardai un instant, stupéfait, en me demandant s'il ne s'était pas renseigné sur moi. Il se renfrogna légèrement devant ma méfiance, que je me dépêchai de faire disparaître.
— Comment avez-vous déduit une chose pareille ?
— Le plus simplement du monde. Les initiales « J.W. » sont gravées sur les deux manches. Gravures aussi vieilles que les armes elles-mêmes, puisque les lettres ont été recouvertes par de très nombreuses rayures. Je me doutais que Watson n'était pas votre véritable patronyme : un déserteur ne crie pas son nom sur tous les toits. La tentation était trop forte de supposer que vous avez choisis celui que vous portez en hommage au propriétaire de ces sabres. Si vous avez pris son nom et possédez ses armes, je ne peux qu'en déduire qu'il est mort. Ai-je tort ?
— Non, soufflais-je, à la fois impressionné par ses déductions et attristé par les souvenirs qui affleuraient à ma mémoire. Mais j'aurais pu les avoir volées, par exemple.
— J'ai écarté cette hypothèse en constatant l'intérêt sentimental que vous leur portiez, ajouté à la totale incompatibilité de la chose avec votre caractère.
— Vous pensez donc me connaître si bien ?
— N'avais-je pas raison ?
Je laissai le silence répondre à ma place.
— Vous savez, lança-t-il, indéchiffrable, je finirai par découvrir tous vos secrets.
— Je ne vous le souhaite pas, répondis-je dans un murmure.
Une étrange lueur dansa dans son regard. Je savais qu'il n'abandonnerait pas l'affaire et frissonnai d'horreur à l'idée de ce qu'il pourrait déterrer.
— Où allons-nous, maintenant ? lançai-je pour changer la conversation.
— Maintenant, nulle part. Vous avez perdu pas mal de sang, vous devez manger, boire et vous reposer. Il y a quelques vivres à l'avant. Nous ne sommes pas pressés. J'ai solidement attaché Aragon et je pense que lorsque quelqu'un le trouvera, il aura des soucis bien plus urgents que de partir à notre poursuite.
Je frissonnai. Il n'arrivait jamais rien de bon aux tyrans qui se retrouvaient à la merci de ceux qu'ils avaient asservis.
Dormir, toutefois, m'apparut comme une idée formidable. J'avalai à contrecœur ce que le détective fourra dans mes mains et m'allongeai sur la banquette de la voiture, protégé par la cape d'Aragon. Mes yeux se fermèrent aussitôt, emportant dans le sommeil l'ombre de Holmes assit sur le sol, en train de tirer de sa pipe des ronds de fumée.
Une question, pourtant, me taraudait.
Comment diable avait-il fait pour conserver sa pipe tout ce temps ?
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