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Un goût métallique, familier, saturait ma bouche.
Depuis combien de temps étais-je assis sur ce sol froid, encadré des mêmes regards haineux, silencieux ? Des minutes, des heures, des jours ? Assez, en tout cas, pour que le sang qui imbibait le dos de mes vêtements devienne rigide et que les cordes qui me sciaient les poignets se changent en douleur sourde.
Il leur avait fallu plus d'une dizaine de minutes pour me mettre à terre, et j'en étais plutôt fier. Comme du coquart violacé qui ornait l'œil du plus large de mes gardiens, ou du bras bandé de la femme aux couteaux de boucher. Ils s'étaient vengés de quelques coups de pieds bien placés, auxquels mes côtes avaient mystérieusement survécu, mais ne m'avait pas tué. Aragon, image de la fureur personnifiée, leur avait ordonné de me tirer dans une pièce adjacente, qui ressemblait à un oratoire, de m'attacher et de ne plus me toucher.
Alors j'attendais, ignorant au mieux la douleur qui pulsait de mon dos, de mon ventre, et de mon épaule, tordue en arrière. Le silence, que seules nos respirations venaient contrarier, m'écrasait. Il était facile de se croire perdu à jamais, dans cet endroit trop étrange, trop calme, trop froid, où des silhouettes de pierre, saints défigurées, semblaient juger les vivants et les morts d'un même regard vide, figé.
Au fur et à mesure que le temps s'étirait, mes pensées vagabondaient et s'assombrissaient, comme ramenées en échos, de plus en plus sombres, par les voûtes brisées de la cathédrale déchue. J'essayai de ne pas trop songer à ce qui allait m'arriver. Ils allaient me tuer, bien sûr, mais avant ? Et s'ils essayaient de me faire parler ? Je ne craignais peut-être pas la mort, mais nul homme saint d'esprit n'affronterait sans frémir l'idée de la torture.
Et Holmes ? Avait-il réussit à fuir, malgré les troupes qu'Aragon avait lancé à ses trousses ? Y avait-il un seul endroit, dans Withchapel, où il était hors de sa portée ? Je me surpris presque à prier, dans cette église morte, pour qu'il se soit échappé. La guerre m'avait volé toute la confiance que j'avais pu entretenir envers un Très-Haut, mais il devait bien y avoir quelqu'un, quelque part, qui nous observait, quelqu'un qui se chargeait d'instiller ne serait-ce qu'un tout petit peu de justice dans ce monde absurde, quelqu'un qui empêcherait Holmes de se faire tuer...
La porte s'ouvrit à la volée, lançant dans la pièce un écho persistant, comme un bruit de canon. Aragon se tenait dans l'embrasure, sa silhouette fine découpée à contrejour par les bougies qui éclairait la salle du trône, dans son dos.
Il fit un pas en avant et, ignorant totalement ses sujets, s'agenouilla devant moi.
— Pauvre petit, lâcha-t-il d'un ton faussement apitoyé. Watson, c'est ça ? On dirait que ton compagnon t'a abandonné. Je dois avouer que je suis un peu déçu. J'espérai qu'il vienne te chercher. Enfin, il semblerait que les héros ne soient plus ce qu'ils étaient...
— Vous pensiez qu'il allait venir me sauver ? répétai-je, surpris.
— Holmes a toujours eu une fibre sentimentale, répondit-il en haussant les épaules.
— Pardon, répliquai-je, amusé malgré moi, mais je ne suis pas certain que nous parlions de la même personne. Holmes est un être de logique. Il ne mettrait pas en danger sa vie et son enquête pour une personne qu'il connaît à peine, dont il tolère la compagnie à regret, et dont les chances de survie diminuent à vue d'œil. Et puis, s'il lui arrivait quelque chose, qui arrêterait le fou, ou la folle, qui découpe les gens en morceaux ?
J'eus le temps de voir un mouvement flou avant que la gifle ne m'atteigne, me heurtant si fort que ma tête partit en arrière, manquant de me faire basculer. Aragon m'empêcha de tomber en m'agrippant une touffe de cheveux, me tordant le cou pour m'obliger à le regarder dans les yeux. Je sentis un liquide chaud couler de ma lèvre fendue à mon menton. Ma joue irradiait de douleur sourde.
— Ne lui manque plus jamais de respect, lâcha-t-il, lentement, avant de me relâcher.
Il se leva et essuya négligemment sa main sur son veston, comme si me toucher était l'une des choses les plus répugnantes auxquelles il se soit abaissé.
— Quant à Holmes, reprit-il, il ne m'échappera pas bien longtemps. Tous les accès à la surface et aux étages inférieurs sont gardés. Mes agents sont en train de fouiller Withchapel, des bordels aux usines, en passant par chaque rue et chaque maison. Tout le monde est à ma botte, ici. Au moindre geste suspect, il sera dénoncé.
Je me contentai de lui envoyer un regard froid, comme si rien de ce qu'il disait ne m'atteignait.
— Mais nous n'avons pas le temps de l'attendre ! reprit-il en retrouvant une note plus joyeuse. Si elle est revenue, je veux être le premier à l'accueillir ! Michel, Gabriel, allez me préparer la voiture.
Deux de mes geôliers, celui qui portait un coquart et son ami au poing métallique, hochèrent la tête et sortirent aussitôt. Au moment où ils quittaient la pièce, deux autres hommes y pénétrèrent, la mine tout aussi sombre, et vinrent se placer à l'endroit qu'ils venaient de quitter.
Aragon m'adressa un sourire en coin – le genre de sourire qu'un bourreau adresse à celui qui vient de placer sa tête sous la guillotine – et fit volte-face pour sortir.
— Emmenez-le au garage, lâcha-t-il au moment où il atteignait la porte. Il me racontera ce qu'il sait en route. Je vais enfiler quelque chose d'un peu plus discret.
Une main se posa sur mon épaule. Elle n'était pas métallique, mais me broya la peau avec la même efficacité. Je me sentis tiré vers le haut et ne pus m'empêcher de pousser un grognement de douleur alors que la peau tirait sur la plaie de mon dos, que je sentis distinctement s'ouvrir à nouveau.
— Je peux marcher...
Mais la main avait glissé sur mon bras et me tira en avant, assez brusquement pour me faire trébucher. Des points rouges explosèrent devant mes yeux alors que la douleur me coupait momentanément le souffle. Mon tortionnaire tira encore, plus fort, et j'ordonnai à mes jambes d'avancer, aussi vite qu'elles le pouvaient.
Concentré sur mon propre corps – mes jambes qui heurtaient le sol à répétition, mon dos qui brulait, le liquide poisseux qui collait mes habits à mes reins, mon épaule qui grinçait, un peu plus crispée à chaque mouvement – je ne fis pas attention aux salles que nous traversions, à peine conscient des regards que j'attirais, ou des longs couloirs sans lumière où l'on me poussait.
Puis la main qui me forçait à avancer s'arrêta net, me faisant tituber. La respiration hachée, comprimée par la douleur qui s'obstinait, je clignai plusieurs fois des yeux, espérant chasser les larmes de sueurs et de peine qui s'y accumulaient. Je me trouvais dans une pièce spacieuse, au centre de laquelle un gisant de pierre reposait, sur un tombeau couvert d'inscriptions latines. Des reliques ?
Mais ce n'était pas les restes de l'église qui attiraient l'attention de mes bourreaux. C'était la dizaine de voitures qui patientait à côté, bien sages, sous l'égide d'angelots aux ailes brisées. La plus petite, à la carrosserie noire soigneusement lustrée, ne comportait que quatre places. N'ayant pas de cheminée, elle devait fonctionner à l'électricité. La plus grande ressemblait à un char d'assaut, prisonnière d'une carapace grise tachée et griffée. À quoi l'utilisait Aragon ? Je préférai ne pas l'imaginer.
Le silence reprit ses droits. Je commençai à avoir du mal à rester debout, les bras toujours tordus dans le dos, un peu plus conscient à chaque instant de la douleur qui pulsait sous ma peau. Si je m'effondrai là, maintenant, est-ce qu'ils me tueraient ?
À cet instant, je sentis mon geôlier – celui dont la poigne me broyait toujours aussi efficacement le biceps – se raidir à mes côtés. Je tournai la tête, les dents serrées, décidé à conserver le peu de dignité qu'il me restait.
Aragon traversait la pièce d'un pas décidé, sans se soucier des hommes qui se mettaient au garde-à-vous sur son passage. Il était vêtu d'habits sombres et d'une cape noire dont le capuchon dissimulait presque entièrement son visage et ses longs cheveux d'ébènes, dont quelques mèches s'échappaient.
Il se dirigea vers la plus petite des voitures, ouvrit la porte, et s'installa derrière le volant. Sans discuter, mon geôlier me poussa vers le véhicule et me força à me pencher pour m'asseoir sur la banquette arrière.
Au moment où mon dos entra en contact avec le dossier, un flash de douleur me traversa de part en part, blanchissant à la fois mon regard et mes pensées. Je dus perdre brièvement conscience, car lorsque je retrouvais mes esprits, nous roulions dans les rues étroites de Withchapel, sans considérations pour les passants qui s'écartaient brusquement sur notre passage.
Aragon conduisait, seul, à l'avant. Mon tortionnaire attitré était assis à mes côtés, le dos raide, visiblement nerveux. Pour ne pas croiser son regard, je reportai le mien dehors, dans les rues sales où les façades se succédaient, toujours semblables. Je me crispai à chaque cahot du véhicule, les dents serrées, déterminée à ne pas faire le moindre bruit. Je n'avais aucune idée de l'endroit où Aragon m'emmenait, ni le rapport qu'il pouvait entretenir avec la femme en rouge, dont la mention semblait l'avoir tant bouleversé. Une part de moi brûlait de curiosité, malgré tout, alors que l'autre savait que cela signerait certainement mon décès. Si seulement j'avais pu communiquer avec Holmes et lui envoyer, d'une façon où d'une autre, les informations que je recevrais ! Mais c'était vain : même si le détective réussissait à s'échapper, je ne le reverrais certainement jamais.
Les maisons s'espacèrent, derrières les vitres, ainsi que les ampoules électriques, dont la lumière se fit de plus en plus rare. Tout était noir, devant nous, si obscur qu'on aurait presque pu croire... Non, nous foncions bien vers un mur ! J'allais dire quelque chose, mais aperçu à temps une bouche plus sombre, juste devant, témoignant de l'entrée d'un tunnel. Des hommes la gardaient, seulement éclairés par la lueur tremblotante d'une lampe à huile.
Ils s'écartèrent en voyant la voiture approcher, se contenant de jeter à travers les vitres un regard rapide, qu'Aragon ignora avec superbe.
Puis, sans ralentir, nous nous précipitâmes dans les ténèbres.
La voiture s'inclina en avant. Incapable de m'accrocher, les mains toujours attachées dans le dos, je heurtais le siège de devant. Un cri m'échappa, faisant sursauter Aragon. Mon tortionnaire me ramena aussitôt en arrière, me plaquant fermement contre le dossier.
Derrière les vitres, je vis apparaître une rue bordée de maisons grises, éclairées par la lueur hésitante de quelques lampadaires. Elle disparut alors que nous descendions encore, comme l'image fugitive d'un songe déjà perdu.
Une autre rue apparue avant de s'effacer, suivit d'une autre, puis d'une autre encore, au fur et à mesure que se succédaient les étages de Withchapel.
La voiture s'arrêta. Aragon se tourna vers mon garde. Le capuchon qui obscurcissait son visage, complice de la pénombre ambiante, dissimulait entièrement son regard, accentuant son aura menaçante.
— Descends, dit-il. L'endroit où je me rends doit rester secret.
L'homme arbora un air stupéfait. Je sentis ses lèvres former une objection, mais elle disparut tout aussi vite, remplacée par un air résigné.
Il ouvrit la porte, sortit de la voiture, et la referma dans son dos.
Aragon se tourna et redémarra le véhicule, dont il n'avait pas éteint le moteur. Je vis la silhouette pâle de mon tortionnaire se faire avaler par l'obscurité, soudain fragile et vulnérable, dans cet océan de noirceur. J'espérai vaguement qu'il retrouve son chemin et n'erre pas jusqu'à la mort dans des tunnels sans fins.
La voiture accéléra. Je vis naître et disparaître des quartiers, à travers les images fugitives de rues presque désertes.
Puis, au fur et à mesure que nous descendions, il y eu de moins en moins de maisons, de moins en moins de lumière, et de moins en moins de silhouettes humaines.
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