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Le battant à peine poussé, nous fûmes aspirés à l'intérieur, aussitôt broyés par les corps moites comprimés dans le petit espace.
La foule était agitée de mouvements d'ensemble, comme des vagues, allant de l'entrée au bar, du bar aux tables de jeux et des tables de jeux au bar. Nuls ne menaient vers la sortie. Je me sentis soudain pris au piège d'un de ces anciens labyrinthes mythologiques, qui, un pied dedans, ne vous laissaient jamais plus repartir.
Les odeurs écœurantes d'alcool et de fumée, associées aux bruits de discussions et aux rires gras, réanimèrent de nouveaux mes souvenirs. Après ma désertion, après la perte de tout ceux à qui je tenais, mes pas m'avaient, par automatisme, ramenés en Angleterre, puis à Londres. C'est tout naturellement que Whitechapel m'avait accueillis en son sein, me promettant, comme à tous, une petite mort et un soulagement de toutes les douleurs par l'oubli. C'était une forme de suicide doux, par petites touches, un voyage tranquille jusqu'à l'abîme.
Je ne sais plus trop ce qui m'avait poussé à m'échapper. Le manque du ciel, peut-être.
M'extirpant sans ménagement de mes pensées, Holmes me fit signe d'aller me mêler aux tables de jeux. Tandis que je me dirigeais vers les parties de poker, il prit le chemin du billard. Quelque chose me dit qu'il devait y être imbattable. Un sourire étira mes lèvres, chassant définitivement mes pensées moroses. Allons, je n'étais pas là pour mourir ! J'assistais Sherlock Holmes !
Je me rendis soudain compte que j'avais en lui une confiance totale, inexplicable envers quelqu'un que je ne connaissais que depuis une semaine, qui m'empêchait de douter, ne serait-ce qu'un instant, que je reverrai le soleil. C'est pour ça que je l'avais suivi, c'est pour ça que j'étais redescendu dans ce miasme : parce que je croyais en lui. Et parce que je pensais qu'il avait besoin de moi.
Je me concentrai sur les discussions.
Je pariai et perdis quelques petites sommes – gracieusement fournis par Holmes – en faisant assez de bruit pour donner l'impression que je distribuais des fortunes. Les langues se délièrent, emportées par l'alcool.
Je lançai une remarque amère sur ceux d'en haut.
— Ouais ! réagit aussitôt un homme particulièrement imbibé. Mais faut pas croire, y z'ont beau péter dans la soie, les gaillards, y crèvent tout comme nous !
— Découpés en rondelles ! renchérit un autre en levant sa chope pour saluer cet heureux fait. On leur a refilé l'éventreur !
— L'éventreur ?
— Jack, me répondit l'homme avec un regard méfiant. T'étais où l'année dernière, dans un trou ?
— Parfaitement ! Celui où m'envoyait ma putain de commandant !
La tablée partit d'un rire gras. Personne n'aimait l'armée, ici. Surtout depuis que les hauts gradés avaient eu, l'année dernière, la brillante idée de faire une descente à Whitechapel pour regarnir les rangs. L'opération s'était soldé par un véritable carnage des deux côtés, qui conduisit la cour martiale, pour sauver son honneur, à désavouer l'existence même de Whitechapel. Une absurdité sans nom à laquelle crurent tout de même certains nobles, ce qui n'était qu'un gage de plus de leur fine intelligence.
— Jack l'éventreur, reprit l'homme en déversant joyeusement dans son gosier le contenu de sa chope. Il a trucidé pas mal de catins l'année dernière, et bien salement !
— Ouais, il leur ouvrait le ventre...
— On dit qu'y bouffait leurs entrailles !
— Ou alors il avait besoin d'un plus gros trou pour faire ses affaires... renchérit un quatrième luron, déclenchant l'hilarité générale.
— Il s'est fait gaulé ? demandai-je, même si je connaissais la réponse.
— Ouais, me répondit avec haine un homme qui n'avait pas, jusque-là, ouvert la bouche. Pas officiellement, pour sûr. Mais nous, on savait que pour faire un truc pareil, fallait pas être humain.
Il cracha par terre. Ceux qui avaient compris où il voulait en venir cachèrent leur nez dans leur chope.
— Y'avait un cyborg qui traînait beaucoup dans l'quartier, reprit l'autre, soi-disant que c'était un client. Tu parles. Comme si ceux de son espèce avait les mêmes besoins que nous. On l'a coincé dans un coin, on lui a arraché son bras en métal, et on lui a fait bouffer, à cet enfant de salaud !
Quelques-uns partirent d'un rire victorieux tandis que les autres, mal à l'aise, faisaient semblant de n'avoir rien entendu. Je serrai les poings. Malheureusement, la propagande darwiniste ne s'était pas arrêtée aux frontières des territoires conquis. Depuis quelques années naissaient un peu partout une haine irrationnelle des cyborgs qui faisait rugir les classes populaires et médire les nantis. J'avais vu avec tristesse plusieurs de mes amis persécutés pour cette « tare ».
L'homme mimait de façon grotesque la façon dont l'infortuné cyborg était mort, un bras replié pour mimer son moignon.
Mon poing partit tout seul.
Il percuta de plein fouet la mâchoire de l'ignoble individu, qui tomba de son tabouret et roula sur le parquet. Il y eu une demie seconde de silence.
Et la foule hurla de joie.
On dégagea un espace dans lequel on me poussa sans ménagement. Mon adversaire fut relevé et aussitôt propulsé en face de moi. Ses yeux rivés sur les miens, il essuya du dos de la main le sang qui coulait sur menton. J'étais bien trop rompu au combat pour qu'un duel au corps à corps avec un ivrogne présente un réel danger, mais si toute la salle se retournait contre moi, je n'avais aucune chance de m'en sortir. Je faillis chercher Holmes du regard avant de me reprendre : il ne fallait pas que les autres l'impliquent dans la rixe.
J'armai mon poing et le lançai une nouvelle fois en direction de la figure hirsute du salopard. En bon habitué des bagarres de tavernes, il esquiva et me renvoya un uppercut, que j'évitai facilement. Le public hurla de désappointement.
Galvanisé par la foule, l'homme se précipita à nouveau dans ma direction. Un mouvement furtif me fit baisser les yeux. Je souris, persuadé d'être le seul à avoir vu la canne sur laquelle trébucha mon assaillant. Le coup qu'il me destinait finit dans le ventre d'un grand baraqué, qui l'envoya aussitôt valdinguer à l'autre bout du ring improvisé.
La rixe gagna très vite toute l'assemblée.
Les tabourets volaient, accompagnés par la vaisselle, et les tables renversées s'étalaient dans la bière. Le barman, derrière son comptoir, se dépêcha de mettre ses bouteilles à l'abri.
Je cherchai Holmes du regard.
Accolé au mur, à quelques mètres de moi, il parait de sa canne les assauts répétés de deux colosses aux poings gantés de fer. Je me jetai sur le dos du plus grand, qui tituba et tomba à la renverse. Un réflexe salvateur me fit rouler sur le côté, m'évitant la mort par écrasement ou asphyxie.
Holmes envoya un coup de canne bien senti dans les parties génitales de l'autre homme, qui m'arracha une grimace d'empathie, puis tendit la main pour me relever. Je m'en saisis aussitôt et, sans la lâcher, fendis héroïquement la tempête en direction de la porte.
Un instant, terrifiant, je crus ne jamais y arriver.
Enfin, le battant claqua dans notre dos, nous expulsant sans ménagement dans la ruelle sale. Essoufflé, j'entraînai le détective de l'autre côté du trottoir et l'observai d'un air inquiet.
— Holmes, vous n'êtes pas blessé ?
— Non, pas que je sache, répondit-il en s'inspectant sommairement.
— Vous êtes sûr ? Je suis affreusement désolé, c'est de ma faute...
Il haussa les épaules.
— Ne vous frappez pas, Watson, de toute façon, j'avais obtenu toutes les informations que l'endroit pouvait me livrer. Et puis, soyons réaliste : nous n'étions plus désirés.
Son trait d'humour me prit tellement au dépourvu que j'explosai de rire. Un rire franc et libérateur, qui rebondit sur les murs de la ruelle pour se perdre dans la nuit. Quelques passants se retournèrent, surpris : ce n'était pas le genre de rire qu'on entendait habituellement dans le coin.
Holmes me regarda avec étonnement avant de sourire à son tour. C'était le sourire le plus franc que je ne lui avais vu jusqu'ici, presque un rire contenu.
— Partons d'ici, lâcha-t-il en faisant volte-face, nous avons déjà assez attiré l'attention sur n...
Je me retournai. Quatre hommes nous barraient le chemin, leurs épaules assez larges pour occuper la moitié de la route.
— Holmes, hein ? lâcha le premier en s'approchant. C'est marrant, c'est un nom que je connais.
Le détective me lança un regard assassin.
— Il doit y avoir méprise, lâcha-t-il en reculant.
Mes mains trouvèrent le chemin de mes sabres.
— Oh non, je crois pas, répliqua l'autre en comblant la distance qui venait de s'instaurer. On n'oublie pas les vieux amis...
Il y eut un grésillement. L'un des quatre bandits venaient de sortir un mousquet électrique.
— Je connais quelqu'un qui sera ravi de vous recevoir, railla-t-il en nous faisans signe de passer devant.
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