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Cinquante ans plus tôt
L'écho de la porte claquée traîna un instant avant de disparaître, comme à regret.
J'étais seul. Le dernier candidat venait de prendre la fuite, écumant de rage, les lèvres brûlant d'un ultime juron à l'adresse de notre hôte mystérieux.
C'était enfin ma chance. Je souris et bondis sur mes pieds, fébrile, guettant le coup de sonnette qui m'inviterait à l'étage.
Un quart d'heure passa, additionnant soigneusement ses secondes.
L'appel ne vint pas.
Le petit hall était retombé dans un silence morne, régulièrement secoué par le tic-tac retentissant de l'horloge. J'y ajoutai un soupir. Depuis le début de l'après-midi, j'avais vu défiler à mes côtés tout ce que Londres comptait de mercenaires et d'aventuriers, costauds, rusés ou plein de morgue, curieux, pointilleux ou maladifs... Il n'avait jamais fallu plus d'une dizaine de minute à ce potentiel employeur – dont j'ignorais jusqu'au nom – pour les faire fuir ventre à terre, ne laissant dans leur sillage qu'une flopée d'épithètes injurieux et quelques regards méfiants.
Mes yeux se posèrent sur la petite annonce à laquelle je devais ma présence, roulée en boule à mes côtés, infortunée victime de ma nervosité. Faute d'une meilleure occupation, je l'avais lu et relu jusqu'à m'user les yeux, espérant, par quelque miracle, en extraire autre chose qu'une adresse et la vague description d'un emploi demandant « un homme accommodant, de bonne constitution, sachant se battre et se taire, de préférence sans attaches ».
La dernière remarque ne manqua pas de m'arracher un sourire sans joie. Si cet employeur se révélait être un assassin compulsif et décidait d'abandonner mon corps dans quelque ruelle insalubre, il n'y aurait en effet pas grand monde pour s'en inquiéter...
Et le tic-tac de l'horloge continuait sa course, implacable, clouant une seconde après l'autre sur un silence de plus en plus pesant. J'attendis encore dix minutes avant de prononcer mon diagnostic, cruel, mais indéniable : on m'avait oublié.
En d'autres circonstances, je serai parti. Ça n'aurait pas été la première fois que je renonçais à un emploi au dernier moment, par découragement ou simple lassitude.
Mais cette fois... Cette fois était différente. Il y avait un mystère, en haut de cet escalier. Qui que soit cet homme, il avait ranimé l'étincelle d'une curiosité que je pensai éteinte, enterrée quelque part, sur un champ de bataille lointain. Qu'avait cet individu d'assez monstrueux pour faire fuir tant de mes semblables ? En quoi constituait l'étrange poste qu'il proposait ?
Fi des convenances ! Je me levais et posai – enfin ! – le pied sur la première marche de bois, qui grinça sous mon poids.
Sur le palier, deux portes. Une seule était ouverte.
Après un dernier instant d'hésitation, j'en franchis le seuil, pénétrant d'un même pas dans ce qui me sembla être le salon le plus désordonné de la création.
Si l'on pouvait encore qualifier ça de salon. Un mélange hybride entre l'atelier d'un méca-horloger fou et d'un bouquiniste compulsif aurait peut-être été une description plus appropriée... Mon regard glissa sur des établis couverts d'alambics et de fioles aux contenus non identifiés, rencontra une cheminée et une vieille bibliothèque, qui croulait sous le poids des livres et des dossiers entassés à la hâte, se perdit sur le sol, dont on ne distinguait pas le moindre mètre carré, et s'arrêta enfin sur le mur de droite.
C'était, en vérité, un bien étrange mur. Vers lui convergeaient, à travers la pièce, une multitude de fils de cuivres et de tuyaux tordus. Un mur tout en métal où s'alignaient cadrans, leviers, boutons et lumières clignotantes. Une machine ? De cette taille ? Quelle espèce d'énergumène garderait un engin pareil dans son salon ? Et pour quoi faire, grand Dieu ?
Mes yeux se posèrent enfin sur l'homme qui trônait dans un vieux fauteuil, près de la cheminée, comme un roi en son domaine.
Une silhouette longue et sèche, affalée entre deux coussins, enveloppée d'une robe de chambre élimée. Les jambes tendues, nonchalamment croisées, les doigts joints sous un menton taillé à la serpe, les coudes pointus enfoncés dans les accoudoirs... Il m'évoqua aussitôt, par l'intensité de son visage émacié, par le contraste entre la pâleur de sa peau et le charbon de ses cheveux, quelque héros tragique maudit, voué à la folie, et pourtant désespérément impassible. Ses lèvres étaient pleines, mais son regard délavé dur, perçant, incroyablement perçant.
Tandis qu'il me dévisageait, le coin de sa bouche remonta légèrement, comme s'il avait lu en moi quelque chose d'amusant. Il devait avoir à peu près mon âge, peut-être vingt-sept ou trente ans, mais me fit l'effet formidable d'un être hors du temps.
— Pardon de vous importuner, mais je crains que vous ne m'ayez... commençai-je, légèrement déstabilisé par l'insistance de son regard.
Il me coupa d'un geste et m'invita à m'asseoir.
Après toutes les abominations de la guerre – après les nuits d'angoisses terré dans une tranchée à craindre l'irruption de monstres à la silhouette décharnée, et l'horreur, l'impossible horreur, de les voir arriver – l'idée d'être intimidé par un grand échalas en robe de chambre aurait dû me sembler ridicule. Je lui obéis aussitôt, pourtant, et pris place sans un mot sur le fauteuil qui lui faisait face.
Le silence s'installa. Pesant.
Mon intimidation se mua lentement en exaspération. J'avais attendu toute l'après-midi, je n'allais pas en plus me laisser dévisager toute la nuit !
— Enchanté, lançai-je brusquement. Watson, John Watson.
— Eh bien, répondit-il d'une voix plus douce que je ne l'aurais cru, qu'est-ce qui peut bien pousser un ancien médecin militaire, déserteur de surcroît, à chercher chez moi un emploi ?
Une pointe de frayeur se ficha dans mon cœur. Je sursautai et me relevai à demi, les poings serrés autour des accoudoirs, prêt à fuir ou à me battre, au besoin.
Il m'envoya un regard moqueur et bourra distraitement sa pipe, comme s'il n'avait rien prononcé de plus grave qu'une estimation sur le temps de demain. Déstabilisé par son indifférence, je me laissai retomber en arrière, la mâchoire crispée, les sens aux aguets.
— Comment diable avez-vous su...
— Que vous étiez médecin ? Militaire ? Déserteur ?
Il soupira comme si la question l'ennuyait.
— Dois-je vraiment m'expliquer ?
— À moins d'être sorcier, je ne vois pas comment...
Il sourit, amusé.
— Je vous assure que je n'ai aucun don pour la sorcellerie. Il s'agit simplement d'user de ses yeux et d'en tirer les déductions qui s'imposent. On voit tout de suite à votre maintien, vos épaules droites, vos pieds si bien ancrés dans le sol et vos mains prêtes à saisir une arme, que vous êtes ou avez été militaire. De plus, lorsque vous vous êtes crispé, à l'instant, j'ai remarqué une gêne au niveau de votre épaule, que j'assume due à une vieille blessure. Sur votre joue, on distingue aussi une très légère cicatrice. Le fait d'une griffe animale, oserai-je, peut-être de l'une de ces charmantes créatures que les darwinistes lancent sur les champs de bataille. Et, enfin, qui coifferait ses cheveux avec des lunettes d'aviateur, si ce n'est un ancien militaire ?
Je lui jetai un regard stupéfait, qu'il ignora superbement. Venait-il réellement de deviner tant de choses, à l'instant, rien qu'en me regardant ? Était-ce même possible ? En d'autres temps, et d'autres lieux, j'aurais pensé à une farce. Mais force m'était de constater qu'il ne restait plus personne qui ne me connaisse assez pour fomenter pareil coup. Et pour quoi faire, de toute façon ?
— Vous portez des gants de médecin, reprit-il en rivant son regard au mien. Ceux qu'octroie l'académie à ses élèves diplômés. Pourtant, vous avez coupé le bout des doigts pour en faire des mitaines. Vous n'êtes plus docteur. Ce qui a certainement à voir avec votre désertion. Allons, ne faites pas cette tête. La guerre fait rage sur tous les fronts et votre blessure au bras n'est pas suffisante pour justifier un retour au bercail. Et même si c'était le cas, vous bénéficieriez d'une pension et vous chercheriez un colocataire, pas un employeur.
Il y eut un instant de flottement.
— C'est réellement... stupéfiant, soufflai-je, admiratif.
Il haussa un sourcil surprit. Peut-être s'attendait-il à ce que je me lève et parte en claquant la porte.
— Élémentaire, me contredit-il, visiblement satisfait. Quoique le mot soit un peu galvaudé.
— Ce qui est certain, c'est que nous ne lui donnons pas le même sens !
Il acquiesça, vaguement amusé, et se perdit quelques instants dans la contemplation des volutes de fumée dont il peuplait la pièce avec application.
Anxieux, je brisai une nouvelle fois le silence.
— Qu'allez-vous faire ? Appeler la police ?
— La police ? répéta-t-il avec emphase. Pourquoi diantre ? Non, je pense plutôt en profiter pour jouer un petit tour à Lestrade...
— Lestrade ?
— Inspecteur Lestrade de Scotland Yard. Gentil, mais un peu lent. C'est à lui que vous devez le douteux honneur de votre présence en ces lieux. Ne vous imaginez pas que j'engage des gens pour le plaisir ! Figurez-vous que ce brave inspecteur s'inquiète de ma sécurité. La faute à une histoire de vol d'automate qui a mal tournée. Il m'a clairement fait comprendre que si je continuais mes investigations seul, il cesserait de faire appel à mes services. Mais collaborer avec Scotland Yard, vraiment ! Ils ne remarqueraient pas une preuve s'ils étaient en train de marcher dessus ! Ce qu'ils font. Régulièrement. Mais passons. Je préfère encore engager le premier mercenaire venu.
Je ne pus m'empêcher de sourire en songeant à ce pauvre inspecteur. Quelle que soit la nature de la collaboration entre ces deux-là, elle ne devait pas être de tout repos.
— Je suis désolé, répondis-je en me levant, un peu à regret, mais je dois décliner. Si j'avais su que vous travailliez avec la police, je ne me serais pas présenté. Les déserteurs ne sont pas particulièrement appréciés des forces de l'ordre.
— Quel dommage, et moi qui me sentais soudain la fibre patriotique... En des temps si troublés, quelle est la peine pour manquement au devoir, déjà ? La mort ? Quelle tristesse...
— Me feriez-vous chanter ?
Le bout de ses lèvres se releva pour dessiner un nouveau sourire moqueur.
J'évaluai rapidement la situation. J'avais largement le temps de disparaître avant que la police n'arrive et je savais qu'il en avait conscience. Il me lançait un défi : resterai-je ?
Je souris. Après tout, n'était-ce pas ce que j'étais venu chercher ? Un peu d'imprévu. Un peu d'adrénaline. Les deux seules choses que j'arrivais encore à désirer.
Je me rassis.
Parfois, je repense à cette décision. Bien sûr, je ne pouvais pas, à l'époque, comprendre les conséquences de ce simple choix. Je ne pouvais pas savoir que ma vie entière venait de basculer, et que j'allais côtoyer l'un des êtres les plus formidables que la terre n'ait jamais porté, pour le meilleur, et, hélas, si souvent aussi, pour le pire. Mais malgré tout ce que j'ai perdu par la suite, s'il m'avait fallu revivre cette journée, alors oui, un milliard de fois, j'aurais réitéré ma réponse !
— Parfait ! s'exclama-t-il en se relevant, étirant comme un chat sa longue silhouette. Vous logerez dans la chambre adjacente.
— Pardon ?
— Je ne vais pas aller vous faire quérir à chaque fois que j'ai une affaire ! De toute façon, ce sera toujours plus confortable que le logement exigu et mal éclairé que vous partagez en ce moment avec un ivrogne à la jambe de bois. La droite.
— Comment diable...
— Madame Hudson vous expliquera le nécessaire.
— Madame Hudson ?
Il fit un vague geste en direction du mur clignotant, se dirigea vers une porte – qui s'ouvrit d'elle-même – et disparut.
Je restai un long instant planté là, le regard rivé sur cette porte, incapable de décider de ce que je devais faire dans l'immédiat.
Quelques minutes plus tard résonnèrent dans l'appartement les notes plaintives d'un violon.
C'est ainsi que je rencontrai pour la première fois Sherlock Holmes.
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