Le Chant de l'Aurore (Hors série)(Long !)
Hors série bonus
L'aube peinait à se lever sur la côte brumeuse. Gradguer, droit et silencieux, observait l'horizon. Le vent marin, chargé d'humidité et d'une fraîcheur mordante, fouettait son visage, mais il ne cillait pas. À ses côtés, Ervin, comme à son habitude, ajustait avec soin son manteau, son regard pétillant passant d'un villageois à un autre, capturant chaque nuance, chaque geste. Le contraste entre les deux hommes ne pouvait être plus flagrant. Gradguer, pragmatique et insensible, voyait la mission avant tout. Ervin, lui, lisait les âmes aussi aisément qu'un livre ouvert.
Si l'un était l'épée l'autre était la voix, mais tout deux pouvaient être aussi tranchant l'un que l'autre.
- Tu devrais vraiment leur parler avec un peu plus de chaleur, tu sais, lança Ervin en jetant un coup d'œil à son ami. Ça te ferait du bien... et eux aussi.
Gradguer grogna, ses yeux toujours fixés sur la mer agitée.
- Je suis ici pour comprendre ce qui se passe avec ces barques, pas pour faire la conversation.
Un léger sourire se dessina sur le visage d'Ervin. Il connaissait Gradguer mieux que Gradguer ne se connaissait lui-même, et cela avait toujours eu le don de l'agacer. Gradguer pouvait bien se prétendre insensible, mais Ervin voyait au-delà. Il savait que l'indifférence de son ami n'était qu'une façade, une armure forgée au fil des années.
Ils avancèrent vers la crique, les vagues rugissant contre les rochers, comme si la mer elle-même souhaitait les avertir du danger à venir. Gradguer marchait d'un pas lourd et déterminé, tandis qu'Ervin, plus léger, prenait soin d'éviter les flaques d'eau salée.
- Tu sais, ces gens ne sont pas seulement terrifiés par la chose qui attaque leurs barques. Ils sont terrifiés par tout ce qu'ils ne comprennent pas, continua Ervin, observant les habitations modestes en contrebas.
Gradguer haussa les épaules.
- Ils doivent apprendre à vivre avec ce qu'ils ne peuvent contrôler.
Ervin hocha doucement la tête, un air de tristesse dans son regard.
- Peut-être... mais ils ne sont pas seuls à devoir s'adapter. Nous aussi, nous avons des leçons à apprendre de ce monde. La mer n'a jamais été notre ennemie. C'est nous qui l'avons provoquée.
Il y eut un long silence entre eux, seulement troublé par le rugissement des vagues. Gradguer, bien que figé dans ses certitudes, savait que son ami avait raison. Ervin, toujours plus à l'aise dans les relations sociales, comprenait les peurs des villageois, leur désespoir face à une nature qu'ils ne pouvaient apprivoiser.
- Tu es trop optimiste. Les gens prennent ce qu'ils peuvent et oublient ce qui compte. La mer, la terre... tout finit par se briser entre leurs mains.
Ervin éclata de rire.
- Je te connais trop bien, mon ami. Tu te soucies plus de ce monde que tu ne veux bien l'admettre.
Gradguer fronça les sourcils, agacé, mais ne répondit pas. Ce lien qu'ils partageaient, cette capacité d'Ervin à voir au-delà de ses mots, le dérangeait et, pourtant, il lui était indispensable.
Les vagues caressaient la côte rocheuse du petit village portuaire d'Arkel, en contrepoint d'une atmosphère tendue, presque palpable. Gradguer, le col relevé de sa cape grisâtre pour se protéger de la brise salée, marchait d'un pas lourd sur le quai de bois, observant les barques vides sous les yeux des pêcheurs désemparés. Ce n'était pas la première fois que des bateaux disparaissaient mystérieusement dans cette région, mais jamais avec autant de régularité. On lui avait demandé de venir enquêter, et bien qu'il eût appris à se méfier des histoires de créatures marines et de malédictions, il savait que dans ce monde, il y avait toujours un fond de vérité à de tels récits.
À ses côtés, Vérin, jeune médiateur à l'esprit vif, vêtu de ses habits toujours impeccablement propres, comme s'il sortait d'une réunion importante plutôt que d'un bord de mer boueux, babillait d'un air insouciant.
- Je t'avais dit qu'accepter cette mission n'était pas la meilleure idée, Gradguer. Des barques qui disparaissent ? C'est probablement une farce de pêcheurs en mal de sensations fortes. Tu te souviens de ces bandits dans le village de Bremer ? Les villageois nous ont fait chercher leur bande pendant des jours, juste pour découvrir qu'il s'agissait d'un grand chien errant.
Il esquissa un sourire narquois, cherchant à taquiner Gradguer comme à son habitude.
Gradguer ne répondit pas immédiatement, ses yeux durs fixés sur l'horizon. Il savait que Vérin ne croyait pas à toutes ces histoires, et à vrai dire, il préférait également la simplicité d'une explication humaine à ce genre de problèmes.
- Les pêcheurs ne plaisantent pas avec leur gagne-pain, Vérin. Les gens sur ces barques ont disparu un à un, barque par barque et c'est étrange. Pas de traces de tempêtes, pas de naufrages visibles, juste... disparues.
Vérin haussa les épaules avec un sourire charmeur, comme s'il discutait d'un sujet mondain.
- Peut-être qu'ils ont juste décidé de prendre des vacances. Les vagues ont besoin de repos, après tout.
Mais Gradguer n'était pas d'humeur à plaisanter. Il n'aimait pas ce genre de mystères, ces problèmes sans solution évidente.
Le village en lui-même était modeste : des cabanes en bois aux toits de chaume, des filets de pêche suspendus ici et là, et une poignée de bateaux échoués sur le rivage comme des carcasses abandonnées. Les visages des habitants étaient fermés, les regards méfiants. Il était clair que leur venue n'était pas perçue avec soulagement, mais plutôt avec l'amertume de ceux qui n'attendent plus rien de bon.
Daran, le chef du village, les attendait devant une bâtisse plus grande, construite en pierre grossièrement taillée. Un homme massif, au visage marqué par des années de dur labeur, et dont l'expression semblait aussi froide que l'océan derrière lui.
- Vous devez être celui j'ai engagé, dit-il d'une voix rauque, sans la moindre formalité au guerrier.
Gradguer hocha simplement la tête, laissant Vérin, toujours plus à l'aise dans les conversations, prendre la parole.
- À votre service, messire Daran, commença Vérin avec un sourire charmant, jetant un regard complice aux quelques jeunes femmes présentes non loin. Nous avons entendu parler de vos ennuis, et nous sommes ici pour y mettre un terme. Enfin... mon camarade surtout, je suis ici en tant que... consultant.
Le chef du village, imperturbable, croisa les bras sur sa poitrine et plissa les yeux en direction de Gradguer.
- Vous ne dites rien, l'homme en noir ?
Gradguer répondit d'un ton sec : Nous avons besoin des détails.
Daran les conduisit à l'intérieur de la maison de pierre, où une carte du littoral était déployée sur une table rudimentaire. La lanterne à huile de poissons se balançait lentement au-dessus de leur tête éclairant la salle.
- Nos bateaux disparaissent depuis plusieurs mois, expliqua Daran en pointant une zone de la carte avec un doigt noueux. Les hommes disent que les barques qui disparaissent sont celles allant là bas. Certains parlent de tempêtes qui surgissent de nulle part. D'autres prétendent avoir vu des ombres danser sous les vagues.
Vérin posa une question d'un ton léger, comme s'il évoquait une vieille connaissance.
- Une créature des légendes, gardienne des mers... Cela semble un peu exagéré, non ?
Daran frappa du poing sur la table, faisant tressaillir les villageois marchant dehors.
- Des légendes ? Mon fils a disparu il y a trois semaines, jeune homme ! Ce n'est pas une légende, c'est une malédiction. Et si une créature en est responsable, il faut l'exterminer !
Gradguer fixa longuement le visage du chef. Il y avait dans ses yeux une douleur sourde, celle d'un homme qui avait tout perdu, et pour qui la créature marine était devenue le symbole de son impuissance.
- Il faut une enquête, dit-il. Nous ne pouvons pas agir sur des rumeurs.
L'atmosphère dans la pièce était tendue, presque palpable. Daran serra les poings avant de finalement capituler.
- Faites comme vous voulez. Mais si vous échouez, ce sera le village qui paiera le prix.
Gradguer acquiesça.
- Un pécheur est disposé à nous amener là-bas ?
- Démerdez-vous !
Nullement étonné de l'animosité de Daran il se leva, suivi de Vérin. Tandis qu'ils quittaient la pièce, Vérin s'approcha de son compagnon, un sourire en coin.
- Charmante, cette ambiance, tu ne trouves pas ?
Dehors, les villageois les observaient avec une curiosité teintée de crainte. Une jeune femme marmonna des prières en les voyant passer. Vérin, toujours aussi insouciant, fit un clin d'œil à une jeune fille qui détourna immédiatement le regard, gênée.
- Alors, par où on commence ? demanda Vérin, une note d'excitation dans la voix.
- Trouver un pécheur, mais vient, il est tard.
Le soir tombait, et Gradguer et Vérin s'étaient installés à l'auberge locale, l'Écaille du poisson, un établissement simple mais chaleureux, fréquenté surtout par des pêcheurs qui passaient leurs soirées à raconter des histoires de mer. Ce soir-là, les conversations étaient plus murmurées que d'ordinaire, les regards furtifs. Même la bière semblait amère aux lèvres des habitués.
« Moi messieurs je dis que c'te chose qui nous a pris nos amis est une créature marine, un monstre maudit dans une époque lointaine qui s'est réveillé. »
Attiré par la voix, Gradguer chercha qui avait dit cela. Voyant que son ami regardait dans une autre direction il crut qu'il l'avait repéré, mais son espoir fut vite dissipé.
- Mon ami, non pas que je n'apprécie pas boire avec ton silence mais j'ai remarqué la bas une jeune serveuse ma fois fort triste et charmante et tu connais ma sollicitude, je ne saurais la laisser seul.
Verin se leva et partit, Gradguer lui-même se rendit au comptoir afin d'y prendre une nouvelle bière. Il y fit la rencontre d'un pécheur nommé Elien. Un jeune aux cheveux blonds, au petit visage rond surmonté d'yeux d'un bleu profond. Celui-ci intrigua le guerrier car il était en plus poète mais surtout ce fut le seul à accepter de les mener, dès demain, sur la mer.
Le lendemain, sous un ciel lourd de promesses orageuses, Gradguer et Vérin mené par leur nouveau compagnon Elian montèrent sur une barque en direction du lieu des disparitions.
Il les mena sur un banc de sable en bordure de mer. La mer, d'un bleu profond, semblait calme, mais Gradguer savait que les apparences étaient trompeuses. Chaque pas sur le sable mouillé lui donnait l'impression de s'enfoncer dans une autre réalité, une dimension où les lois humaines n'avaient plus cours. L'air salin, chargé de l'odeur des algues et de l'iode, paraissait presque surnaturel. Arrivés à une crique isolée, ils s'arrêtèrent un moment. Le lieu était étrangement silencieux, comme si la mer elle-même retenait son souffle. Gradguer plissa les yeux, analysant chaque détail : les rochers aiguisés qui encadraient la plage, les vagues paresseuses qui venaient lécher le rivage, et cette curieuse sensation d'être observé.
- Tu le sens aussi, n'est-ce pas ? murmura Vérin, abandonnant pour une fois son ton habituel de légèreté.
Gradguer hocha la tête. Et le pécheur lui recula inquiet.
Soudain, le calme fut rompu. Un léger clapotis, presque imperceptible, résonna depuis une petite anse à leur gauche.
Lentement, comme un mirage formé par la brume marine, une silhouette apparut sur un rocher noir et glissant. Une femme d'une beauté inhumaine, avec des cheveux aussi pâles que l'écume et des yeux aussi profonds que l'abîme marin. Sa silhouette était peut-être humaine mais sa peau était verte et ses long cheveux d'un blond argenté. Totalement nue et ne cachant pas le moins du monde sa poitrine elle avança légèrement vers eux. Elle les observait avec une intensité glaciale.
Gradguer s'avança de quelques pas, son regard accroché à celui de l'ondine. Contrairement à Vérin, il n'était pas subjugué par sa beauté. Ce qui l'intriguait, c'était l'aura de puissance et de mystère qu'elle dégageait. Elle ne bougeait pas, se contentant de les fixer avec une froide indifférence, comme si leur présence n'avait aucune importance. Sa poigne s'enserra sur son épée.
- Nous ne sommes pas ici pour te combattre, déclara Vérin d'une voix ferme mais calme. Nous voulons comprendre. Qui es-tu ?
L'ondine ne répondit pas immédiatement. Ses yeux brillèrent d'un éclat indéfinissable, comme si elle pesait le moindre de ses mots. Puis elle se redressa lentement, sa silhouette se découpant majestueusement contre le ciel d'acier.
- Comprendre... murmura-t-elle d'une voix mélodieuse et douce, mais teintée d'une profondeur insondable. Que peuvent comprendre des créatures comme vous des océans et de leurs tourments ? A voir votre groupe il est plus probable que vous voulez vous servir de cette arme.
Vérin s'avança légèrement, les mains levées en signe de paix.
- Nous ne sommes pas ici pour te tuer. Les villageois sont terrifiés, et nous sommes venus pour trouver une solution qui soit bénéfique à tous.
L'ondine détourna lentement les yeux vers l'océan.
- Bénéfique... Les hommes ne cherchent jamais l'équilibre. Ils prennent, encore et encore, jusqu'à ce qu'il ne reste rien. Ou alors il tue. Le problème n'est pas la pêche, mais leur barques cachent le soleil, leurs filets cassent nos coraux, les nageurs prennent les perles de nos rochers... Ils n'exploitent pas, ils détruisent...
Elle posa à ce moment ses yeux sur Gradguer qui tenait toujours fermement son arme bien que pour une étrange raison il ne voulait pas la sortir de son fourreau. Malgré son pragmatisme habituel, ressentit une pointe de tristesse dans ses paroles. Il avait saisi quelque chose.
- C'est donc pour ça que tu les attaques ? Pour protéger la mer ?
Ses yeux devenant aussi impénétrables que la mer en furie.
Je ne les attaque pas. Les barques, le sang, les vagues déchaînées, tout cela... ce n'est pas moi. C'est la mer elle-même qui se venge. Je ne fais qu'obéir aux lois de la nature.
Vérin échangea un regard perplexe avec Gradguer. La situation devenait plus compliquée que prévu. Le pécheur trouva enfin la force de s'avancer subjugué par la créature devant lui.
- Qui es-tu ?
- Je me nomme Aquila.
Gradguer resta silencieux, tentant de décrypter la créature devant lui. Il voyait en elle quelque chose de plus qu'une simple menace. Une gardienne, oui, mais aussi une entité perdue dans un monde en changement, dépassée par les événements. Il sentait en elle, dans ses yeux une lassitude, une mélancolie profonde, semblable à la sienne.
- Si ce n'est pas toi, alors quoi ? demanda-t-il finalement. Nous devons trouver un moyen d'apaiser ces eaux, avant que le village ne sombre. Je suis payé pour supprimer la menace...
Aquila sembla hésiter un instant, ses doigts délicats glissant sur la surface du rocher humide.
- L'océan n'oublie jamais. Il se souvient de ce qu'on lui a pris. Les poissons, les coraux, les vies humaines... Et maintenant, il se révolte. Si les hommes continuent de souiller ses eaux, la mer les engloutira tous, que je le veuille ou non, si tu veux tuer, tue.
Un long silence s'installa, seulement troublé par le murmure des vagues. Gradguer comprit alors que la situation n'avait pas de solution simple. Ce n'était pas un problème que l'on pouvait régler avec une épée ou même avec des négociations. Il s'agissait d'une lutte millénaire entre la nature et l'homme, et il se trouvait au centre d'un conflit bien plus vaste qu'il ne l'avait imaginé.
Vérin, fidèle à lui-même, reprit la parole avec un sourire doux.
- Peut-être qu'il y a un moyen de trouver un équilibre ? Si les hommes promettent de respecter la mer, de ne plus abuser de ses ressources... pourrais-tu calmer ces tempêtes ?
- Pour vous je pourrais arrêter mon travail et me concentrer sur mes vers et me nourrir que de fruit.
Elian s'avançait des étoiles dans les yeux.
Aquila le fixa avec dédain puis reporta longuement son regard sur Gradguer semblant sonder jusqu'à son âme. Puis elle soupira, un son qui ressemblait plus au vent soufflant sur les vagues qu'à une véritable respiration.
- Peut-être. Mais les hommes ne tiennent jamais leurs promesses. Ce sont des créatures étranges et faibles, le problème n'est pas qu'ils utilisent nos ressources mais qu'ils détruisent notre vie.
Gradguer croisa les bras, réfléchissant. Il savait que, d'une certaine manière, elle avait raison. Mais il savait aussi que le village ne survivrait pas à une autre saison de tempêtes incessantes. Ils devaient trouver un compromis, quelque chose qui satisferait à la fois l'ondine et les villageois.
- Nous allons essayer, déclara-t-il d'un ton définitif. Donne-nous une chance de prouver que tu te trompes.
Aquila le regarda, son expression indéchiffrable.
- Une chance... Je t'en accorde une. A toi, non-humain. Mais sachez que si les hommes échouent, la mer se déchaînera de nouveau. Et cette fois, rien ne pourra la calmer.
Avec ces mots, elle se fondit dans les flots, disparaissant aussi rapidement qu'elle était apparue, laissant les trois hommes seuls face à l'immensité de l'océan.
Vérin se tourna vers son compagnon, un sourire en coin.
- Eh bien, ça s'est mieux passé que prévu, tu ne trouves pas ?
Gradguer ne répondit pas, perdu dans ses pensées. La véritable bataille ne faisait que commencer, et il sentait déjà le poids des responsabilités peser sur ses épaules.
Elian leur demanda la voix tremblante quelle était cette créature, il fut particulièrement déçu lorsque tous deux lui dirent qu'ils ne connaissaient rien sur ces créatures. Il les ramena donc penaud au village.
Le soleil commençait à décliner lorsqu'ils retournèrent au village. Le ciel était d'un gris menaçant, et une légère bruine s'abattait sur les toits de chaume. Les maisons de pierre, austères, semblaient se serrer les unes contre les autres pour résister aux assauts du vent marin. L'air empli de sel soufflait doucement. Dans la rue principale, les regards se tournèrent vers Gradguer et Vérin à leur arrivée. Il y avait de l'espoir mêlé à la crainte dans ces yeux fatigués.
La nouvelle rencontre avec l'ondine ne tarda pas à faire le tour du village. Au fur et à mesure que les informations se répandaient, les villageois se regroupèrent devant la taverne, le cœur lourd d'incertitude. Gradguer prit la parole devant eux, conscient que ses mots allaient déterminer l'avenir de la communauté.
« La mer se venge ? Que veut-elle alors ? Qu'on arrête de pêcher ? Et si on refuse ? On laisse nos familles mourir de faim pour satisfaire une créature magique ? »
De nombreuses questions se posaient chez les villageois informés par Elian.
Gradguer avait décidé de marcher sur le bord de mer, pour choisir quoi faire. Attirer l'ondine et les siens, en tuer le plus grand nombre, faire peur aux autres, les faires fuir, telle était la solution classique des humains, la plus pragmatique et logique. Mais en même temps...
Il entendit une voix, un son doux au loin.
« La mer danse sous un ciel sans fin,
Miroir d'argent, royaume marin,
Ses vagues chantent, douces et fières,
L'éternel murmure des mystères.
Parmi les flots, une sirène éthérée,
Ses yeux reflètent la lumière dorée,
Chevelure d'écume, peau de nacre,
Elle glisse, gracieuse, sous l'onde opaque.
Mais quiconque s'attarde sous son regard,
Se perdra dans un rêve sans départ,
Car la belle sirène, au creux des vagues,
Emporte les âmes comme le vent efface les traces. »
Il avança ses pas raclant le sable et il finit par retrouver Elian composant des vers sur le sable face à l'eau. Le guerrier s'approcha.
- Rentre chez toi Elian, ne reste pas si proche de la mer, on ne sait jamais.
Il leva les yeux vers lui.
- Savez-vous ce qu'est l'amour ? La foudre m'a frappée dès que je l'ai vu...
Il savait fort bien de qui il parlait et quelque chose le dérangeait, sa voix se crispa. Son regard se fit plus sombre et Elian tressaillit lorsqu'il parla.
- Rentre chez toi, je veille.
Il s'exécuta et l'air triste reprit le chemin de sa maison tandis que Gradguer continuait à marcher. Dans une crique dissimulée sous les falaises, la mer se faisait douce. Les vagues, à peine audibles, venaient lécher le rivage, comme une caresse furtive avant de s'évanouir dans le silence de la nuit. Il l'a vit alors, Gradguer, accroupi près de l'eau, observait les reflets dansants de la lune qui éclairaient la silhouette éthérée d'Aquila. La sirène était assise sur une roche lisse, ses écailles scintillant sous la lueur des étoiles. Sa voix, envoûtante, brisait le calme autour d'eux.
- Tu es différent des autres, Gradguer. dit-elle doucement, ses yeux comme deux éclats de mer turquoise fixant le guerrier. Ils viennent avec des filets et des harpons. Toi, tu viens avec des doutes.
Gradguer fronça les sourcils, incapable de répondre. Le vent froid de la nuit jouait avec ses cheveux, mais ce n'était pas cela qui le troublait. Il n'avait jamais hésité dans ses décisions, mais ici, devant cette créature des eaux, quelque chose en lui vacillait. Était-ce la mélancolie dans ses paroles ? Ou bien le charme silencieux qu'elle exerçait sur lui ? Aquila glissa dans l'eau, et s'approcha de la rive, juste à portée de main. Sa présence le troublait plus qu'il ne voulait l'admettre. Sa beauté, loin d'être humaine, réveillait en lui des sentiments qu'il ne reconnaissait pas.
- Pourquoi es-tu là, Gradguer ? Elle inclina la tête, ses cheveux mouillés tombant sur ses épaules. Cherches-tu à me tuer comme les autres, ou... est-ce autre chose ?
Il resta silencieux, son regard plongé dans le sien. Ses pensées s'entrechoquaient, embrouillées, incertaines. Il se sentait attiré par cette créature d'une manière qu'il ne comprenait pas. Ce n'était ni la curiosité ni le désir pur, mais quelque chose de plus profond, plus confus.
- Je ne sais pas... te tuer, toi et les autres seraient plus simple, mais ce serait pour les humains... finit-il par murmurer, presque à lui-même. Je suis venu pour résoudre un problème. Rien de plus.
Aquila esquissa un sourire, mais il était teinté de tristesse. Elle approcha encore, ses mains fines effleurant la surface de l'eau. L'homme eu un mouvement de recul et se releva. Il devait rentrer, ça n'avait pas de sens.
- Cette discussion ne sert à rien.
- Les hommes croient toujours avoir des réponses. Pourtant, vous êtes aussi perdus que les étoiles dans l'immensité du ciel. Sa voix s'adoucit encore. Peut-être que tu devrais écouter ce que tu ressens, plutôt que ce que tu crois devoir faire.
Ses mots résonnèrent en lui comme une onde dans un lac tranquille. Il détourna le regard, perturbé par ce qu'il percevait dans ses propres pensés. Il haussa les épaules et partit.
Le chemin du retour fut silencieux, la mer à leurs côtés, paisible et froide. Vérin, qui attendait non loin, les yeux rieurs, s'approcha avec ce sourire malicieux qui le caractérisait tant.
- Ah, enfin de retour, mon taciturne ami ! Vérin lança un regard amusé à Gradguer. J'ai vu que tu as pris ton temps avec notre... hôte aquatique.
Gradguer, d'abord tendu, soupira en s'asseyant près du feu, allumant distraitement une torche.
- Elle dit des choses étranges, murmura Gradguer, comme s'il se parlait à lui-même.
Vérin haussa un sourcil, s'installant à côté de lui avec la familiarité d'un ami de longue date.
- C'est ce qu'on appelle de la séduction, mon cher Gradguer. Mais là où ça devient intéressant, c'est que toi... tu n'es pas indifférent.
Gradguer leva les yeux, agacé.
- Tu ne sais pas de quoi tu parles, Vérin. C'est une créature des mers. Elle n'est ni humaine, ni...
- Ni ce que tu veux qu'elle soit... ou celle plutôt. Termina Vérin en riant doucement. Mon cher, j'ai vu comment tu l'as regardée. On dirait que même toi, tu ne sais plus quoi faire de ce que tu ressens. Et puis tu n'es pas tellement humain non plus.
Gradguer détourna le regard, ses mains serrant la garde de son épée.
- Ce n'est pas... ce n'est pas comme ça. C'est plus compliqué.
Vérin hocha la tête, son expression se radoucissant.
- Gradguer, je sais que tu te caches toujours derrière cette armure de pragmatisme. Mais parfois, les émotions nous trahissent. Même toi, l'insensible, tu n'es pas fait de pierre.
Gradguer serra les mâchoires, ses pensées retournant à la silhouette d'Aquila, à ses paroles et à ce qu'il avait ressenti. Cette confusion grandissait en lui, et pour la première fois, il se sentait déstabilisé par quelque chose qu'il ne pouvait comprendre. Vérin sourit doucement, posant une main légère sur l'épaule de Gradguer.
- Tu ne peux pas toujours te battre contre ce que tu ressens. Parfois, il faut accepter que certains dilemmes ne peuvent pas se résoudre par la seule force de la raison.
Gradguer resta silencieux il ne savait pas ce qu'il disait...
Le lendemain, les anciens du village se réunirent pour discuter de la marche à suivre. Gradguer et Vérin furent invités à participer. La salle de réunion était une pièce simple avec une grande table en bois grossièrement taillée. Les discussions étaient tendues mais respectueuses. Gradguer remarqua qu'une certaine gravité pesait sur les plus jeunes membres du conseil, qui comprenaient mieux la nécessité du changement.
Vérin prit la parole avec éloquence, exposant l'importance de s'adapter aux exigences de la mer sans pour autant sacrifier la subsistance du village.
- Il ne s'agit pas d'arrêter la pêche, mais de la réguler. Prendre moins, mais prendre mieux. Peut-être même apprendre à cultiver des ressources marines.
Le chef du village se redressa.
- Guerrier je vous paye pour neutraliser la menace pas pour nous dire quoi changer !
Gradguer intervint à son tour.
- Si vous continuez comme avant, les disparitions ne s'arrêteront pas. Mais si vous montrez que vous êtes prêts à changer, Aquila pourrait convaincre la mer de se calmer.
Un vieil homme, l'un des conseillers, hocha la tête.
- Nous avons toujours pêché comme nos ancêtres. Mais les temps changent. La mer a toujours été imprévisible, mais ces dernières années... quelque chose a changé.
Le débat s'étira dans la nuit, mais peu à peu, la majorité sembla se rallier à cette idée de compromis. Finalement, la décision fut prise : réduire la pêche, éviter les zones sensibles, et commencer à explorer de nouvelles méthodes plus respectueuses pour exploiter les ressources marines.
- Je dois avouer, dit Vérin en s'installant à côté de lui, tu n'es peut-être pas si mauvais en négociations après tout. Quand tu as un intérêt à qu'Aquila survive...
Gradguer haussa un sourcil.
- Ce n'est pas fini. Nous devons encore voir si Aquila tiendra sa promesse.
La mer grondait sous un ciel tourmenté, ses vagues s'élevant en des murs d'eau sombre et menaçante. Le vent sifflait, transportant avec lui des embruns glacés qui mordaient la peau comme des lames acérées. Les premières lueurs de l'aube, pourtant, tentaient désespérément de percer l'épaisse couche de nuages. Gradguer, Vérin et quelques pêcheurs, dont Elian, s'étaient aventurés sur la falaise dominant la baie. C'était là qu'Aquila était apparue à Gradguer la veille. Là, que tout devait se jouer.
L'ondine se tenait déjà sur les rochers en contrebas, ses cheveux flottant dans l'air humide, son regard fixant l'horizon. Autour d'elle, les vagues semblaient plus douces, presque apaisées par sa présence. Sa peau bleutée scintillait sous les reflets du jour naissant, mais une tension palpable émanait d'elle. Les yeux de Aquila, emplis d'une tristesse infinie, reflétaient les tempêtes qui sévissaient dans son âme. Elle savait ce qui devait être fait. Gradguer le savait aussi, bien qu'il n'ait pas encore entièrement accepté cette vérité.
- Elle est là , murmura Elian, les mains crispées autour de sa cape. Vous pensez vraiment qu'elle va nous aider ?
Gradguer le regarda un instant avant de répondre, sa voix rauque et marquée par des années de combats.
- Si nous faisons ce qu'il faut, oui. Mais la mer n'accepte pas de compromis sans un prix.
Vérin, un peu en retrait, observait l'ondine avec une curiosité prudente. Il avait souvent vu la magie à l'œuvre, mais il savait que celle-ci n'était pas comme les autresLa réponse vint rapidement, non pas de Gradguer, mais de Aquila elle-même, dont la voix s'éleva à travers le bruit des vagues.
- La mer est en colère parce qu'elle a été blessée. Depuis des siècles, les hommes prennent sans rendre. Mais je suis prête à apaiser cette colère.
Elle leva les bras, et soudain, le vent se calma. Le silence pesant qui s'ensuivit était presque irréel, comme si le monde retenait son souffle. Gradguer s'avança lentement, descendant vers elle.
- Qu'est-ce que cela implique, Aquila ?
L'ondine le regarda, ses yeux cristallins voilés d'une tristesse insondable.
- Un sacrifice est nécessaire pour rétablir l'équilibre. Un lien entre la mer et la terre. Quelqu'un doit se lier à moi, devenir une part de ce monde que vous avez négligé. Cela permettra à la mer de comprendre que tous les humains ne sont pas des ennemis.
Un paysan recula de peur.
- Un lien ? Quelqu'un doit se sacrifier pour toi ? Nous devons tuer l'un des notre pour TOI !
Aquila hocha lentement la tête.
- Oui. Mais ce sacrifice n'est pas la mort... mais une vie consacrée à la mer. Celui ou celle qui acceptera ce fardeau ne pourra plus jamais revenir totalement à sa vie d'avant. Ils devront veiller sur cet équilibre pour toujours. Un homme et une ondine.
Un frisson parcourut les épaules de Gradguer. Il comprenait enfin la profondeur de la requête. Aquila n'avait pas besoin d'un simple geste symbolique. Elle demandait qu'une âme se lie à la mer pour l'éternité. Un protecteur humain pour surveiller le fragile équilibre entre la terre et l'océan.
- Qui pourrait faire cela ? demanda Vérin, brisant le silence, son ton mêlé de surprise et de scepticisme. Quelqu'un serait prêt à sacrifier sa liberté pour toujours ?
Le regard d'Aquila se posa sur Gradguer, un sourire triste flottant sur ses lèvres.
- Certains comprennent déjà la mer mieux que quiconque ici.
Un murmure s'éleva de la part des autres pêcheurs. Certains protestèrent doucement, mais la majorité savait que le choix de designer l'un des leur était le seul moyen de garantir la survie du village.
Vérin, qui observait tout en silence, hocha la tête en signe d'approbation. Il approcha de Gradguer.
- J'avoue qu'elle est si belle que je pourrais être tenter, mais j'aime trop la terre ferme et le doux des draps les plus nobles... Mais toi ? Quelque chose te rattache à cette terre ?
- Ta gueule Vérin.
- Alors ? Acceptez-vous de payer la mer pour vos destructions ?
Aquila regardait les différents humains présents fixant surtout Gradguer. Elien s'avança néanmoins.
- Moi, je suis prêt à tout pour toi ô douce ondine.
Elle détourna lentement son regard de Gradguer pour se poser sur le pécheur. Elle sortit alors une perle et sous les yeux effarés de tous le jeune homme sembla aspiré par la perle dans un grand flash blanc. Lorsque leurs yeux s'ouvrirent à nouveau l'ondine avait disparu...
Le lendemain, la mer, désormais redevenue calme, semblait retenir son souffle. Pourtant, sous cette surface apaisée, une tension palpable s'était installée, un calme avant la tempête. Gradguer se tenait au bord de la falaise, ses yeux sombres fixant l'horizon où Aquila avait disparu avec Elian. Autour de lui, les pêcheurs attendaient le retour de leurs pécheurs, leurs regards partagés entre soulagement et crainte. La mission semblait accomplie. Mais dans l'esprit de Gradguer, un conflit plus profond commençait à éclore.
Vérin, qui était resté silencieux depuis le sacrifice, s'approcha de lui.
- On a fait ce qu'il fallait, non, tu regrettes ? demanda-t-il d'un ton qui se voulait léger, mais dans ses yeux brillait une lueur d'incertitude.
Gradguer ne répondit pas tout de suite, son esprit tiraillé par des pensées contraires. Il sentait qu'il restait encore quelque chose à accomplir, un ultime pas à franchir. Il avait ressenti une connexion étrange avec Aquila, une compréhension qui transcendait les simples échanges verbaux. Il avait vu au-delà de sa nature d'ondine, dans les profondeurs de son âme. Et ce qu'il y avait perçu le troublait plus qu'il ne voulait l'admettre.
- Ce n'est pas fini, Vérin, finit-il par répondre d'une voix basse.
Vérin haussa les sourcils.
- Pas fini ? On a conclu un accord avec une ondine. La mer est calme, Elle a fait le sacrifice nécessaire. Que pourrais-tu faire de plus ?
Gradguer serra les poings, ses pensées tourbillonnant comme une tempête intérieure.
- C'est justement ça.
Pourquoi une créature comme Aquila, liée à cette mer depuis des siècles, aurait-elle besoin de tels compromis ? »
Le regard de Vérin devint plus attentif.
- Tu crois qu'il y a autre chose derrière tout ça ?
Gradguer hocha la tête.
- Oui. Aquila m'a caché quelque chose. Je l'ai senti. La mer ne se calme pas si facilement. Il y a une force plus sombre à l'œuvre ici.
Soudain, comme pour confirmer ses craintes, un grondement sourd émana des profondeurs de l'océan. Les vagues, qui quelques instants plus tôt semblaient dociles, commencèrent à s'agiter à nouveau. Une ombre immense se dessina sous la surface de l'eau, mouvante et gigantesque. Les pêcheurs, pris de panique, reculèrent instinctivement.
- Qu'est-ce que c'est encore ?! Vérin s'exclama, jetant un regard inquiet à la mer.
- La vraie raison de tout ça, murmura Gradguer, ses yeux fixant l'ombre qui grandissait sous les vagues. « Une créature bien plus ancienne et bien plus puissante que Aquila. »
Avant que qui que ce soit ne puisse réagir, Aquila réapparut à la surface, son visage déformé par l'angoisse. Ses cheveux argentés étaient maintenant agités par une force invisible, et ses yeux brillaient d'une lueur presque désespérée.
- Gradguer ! appela-t-elle d'une voix déchirée. Tu dois m'aider. Je ne peux plus contenir cette force seule. Si nous n'agissons pas maintenant, la mer dévorera tout. »
Gradguer la regarda longuement, son expression impassible cachant l'intensité de ses réflexions. Il se tenait au bord d'un choix moral déchirant. Devait-il faire confiance à Aquila, l'aider à combattre cette force primordiale qui menaçait de tout engloutir, ou bien protéger les pêcheurs et le village en les éloignant de ce conflit qui les dépassait ? Il savait que Aquila avait besoin de lui, mais à quel prix ?
Vérin, toujours près de lui, sentait le dilemme qui agitait son ami.
- Gradguer, tu ne vas pas... Il laissa sa phrase en suspens, son ton mêlant inquiétude et incompréhension. Tu ne vas pas te jeter dans cette bataille. Elle n'a rien à voir avec nous. On a déjà payé un prix.
Gradguer tourna un regard grave vers son compagnon.
- C'est justement là où tu te trompes, Vérin. Tout ça a à voir avec moi. Avec eux. Avec cette terre et cette mer. Ce n'est pas juste un problème d'ondines et de sirènes.
Ses yeux devinrent verts, il dégaina son arme et il sauta souplement en bas de la falaise sans que son ami ne pusse le retenir.
- Si tu choisis de m'aider, implora-t-elle, tu dois te lier à la mer, comme Elian l'a fait. Mais ton rôle sera différent. Tu devras combattre à mes côtés.
Gradguer prit une grande inspiration. Ce choix n'était pas seulement une question de survie immédiate. Il touchait quelque chose de plus profond en lui, une quête de sens qu'il n'avait jamais vraiment acceptée. Depuis quelques temps il était un errant, un pragmatique qui évitait de s'engager trop profondément dans les conflits des autres.
- Et si je refuse ? Et si je te tue ? demanda-t-il d'une voix glaciale.
Aquila le fixa, le désespoir dans ses yeux se mêlant à une sombre détermination.
- Alors la mer se soulèvera et balayera tout. Le village, les terres alentour... Rien ne sera épargné.
Un silence s'installa, pesant et lourd de conséquences. Gradguer savait qu'il se trouvait au croisement de sa propre destinée. La facilité aurait été de tourner le dos à tout cela, de quitter ce village et de reprendre sa route, comme il l'avait toujours fait. Mais cette fois-ci, quelque chose l'en empêchait. Il regarda les pêcheurs qui, terrifiés, attendaient une décision qui scellerait leur sort.
Il avança d'un pas résolu vers Aquila, plongeant son regard dans celui de l'ondine.
- Si je fais ce choix, ce sera pour protéger ces gens. Pas pour la mer, ni pour toi.
Aquila hocha la tête triste, respectant son choix. Tous deux échangèrent un murmure.
- Pourquoi ?
- Car tu n'es pas elle.
D'un mouvement fluide, elle leva les bras, et les vagues s'élevèrent autour d'eux, formant une barrière liquide qui les enveloppa tous les deux. Gradguer sentit l'eau froide monter sur sa peau, pénétrant ses os, mais il ne recula pas. Il acceptait enfin son rôle dans ce conflit ancien, prêt à se battre contre les forces qui menaçaient cet équilibre fragile. La mer rugit de nouveau, et l'ombre sous la surface bougea, plus proche que jamais. Le moment était venu de se battre.
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Le soleil, à peine visible au-dessus de l'horizon, projetait des teintes dorées sur la mer désormais paisible. Les vagues caressaient doucement les rochers, comme une créature endormie qui, après avoir déchaîné toute sa fureur, trouvait enfin un repos bien mérité. Le village, autrefois sur le point de disparaître sous les flots, respirait à nouveau. Mais l'atmosphère n'était plus la même.
Gradguer se tenait à l'entrée du port, sa silhouette massive se détachant contre le ciel rose et bleu du matin. Le vent soufflait doucement, jouant avec les mèches de ses cheveux sombres, et le cliquetis des barques réparées résonnait derrière lui. Les villageois, fatigués mais vivants, avaient repris leur travail, leurs gestes plus lents, marqués par les événements récents. Certains le saluaient de loin, des regards pleins de gratitude, mais aussi de respect mêlé de crainte. Gradguer avait affronté la mer elle-même et avait gagné. Mais il savait que cette victoire était fragile.
Vérin, assis sur un tonneau non loin de là, observait son ami en silence. Ses traits, habituellement joyeux et légers, étaient marqués par une fatigue profonde, tant physique qu'émotionnelle.
- C'est donc comme ça que tu dis adieu ? lança-t-il finalement, brisant le silence.
Gradguer jeta un dernier coup d'œil à l'océan avant de se tourner vers Vérin. Il haussa les épaules, un léger sourire en coin, mais ses yeux restaient sérieux.
- Je ne suis pas très doué pour les adieux.
Vérin éclata de rire, bien que l'amertume transparaissait dans son éclat de voix.
- Ça, je l'ai bien compris. Il sauta du tonneau et marcha vers lui. Tu penses vraiment partir sans rien dire ? Sans un mot aux villageois ? À Aquila ?
Le nom évoqua une vague d'émotions contradictoires en Gradguer.
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Il se souvint, au milieu de cette eau, quand il avait combattu une créature indéfinissable. Lorsqu'il l'avait tué une perle était apparue à sa place. Il avait offert la perle à Aquilia avec ces mots :
« C'est impossible, pourtant la mer m'aurait bercé, mais je suis bien plus humain que je ne l'admets, et tu ne peux remplacer celle que j'ai perdu, pas plus que tu peux m'accompagner sur les sentiers boueux et poussiéreux sur les quels mes pas me mèneront. Mais garde cette perle, en souvenir. Adieu »
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- Elle savait ce qu'elle faisait, murmura Gradguer, les yeux fixés sur l'horizon. C'était son choix. Tout comme c'est le mien de partir.
Vérin le regarda en silence pendant un moment, avant de soupirer.
- Tu ne changes jamais, hein ? Toujours à courir d'un endroit à l'autre, sans t'attacher.
Gradguer esquissa un sourire en coin.
- Tu savais dans quoi tu t'engageais en me suivant.
Le jeune diplomate leva les yeux au ciel.
- Ouais, et je commence à me demander si c'était une bonne idée. Au château au moins j'aurais eu un lit, de l'argent et qui sait, je pense que j'aurais passé des nuits en meilleurs compagnie que le vieil ours que tu es.
Pourtant, son ton trahissait une affection sincère pour l'homme qu'il appelait son ami.
Une silhouette émergea alors de l'ombre des cabanes. C'était Aquila, la mer encore présente dans son aura, mais affaiblie par les événements récents. Ses pas étaient lents, comme si elle portait tout le poids des vagues sur ses épaules. Gradguer se tourna pour la regarder, sans surprise.
- Alors, c'est vrai, » dit-elle d'une voix douce, mais teintée d'une tristesse inévitable. Tu pars.
Il hocha la tête sans un mot, sachant qu'aucune explication n'était nécessaire. Ils avaient partagé quelque chose de profond, une lutte commune, une bataille contre des forces plus grandes qu'eux. Mais maintenant que tout était terminé, Gradguer ressentait cet appel irrépressible à reprendre sa route. C'était dans sa nature.
- Tu as accompli plus que ce que je n'aurais jamais pu espérer, reprit-elle. La mer est en paix, pour l'instant. Mais le prix a été lourd. Au moins les humains ne détruiront plus les fond marins... plus pour un moment...
Il la regarda longuement, cherchant les mots justes.
- La paix n'est jamais acquise pour longtemps. Tu le sais autant que moi.
Elle sourit tristement.
- Oui. Mais c'est une paix que je chérirai. Grâce à toi.
Gradguer baissa les yeux, mal à l'aise avec ces marques de reconnaissance. Ce n'était pas pour ça qu'il se battait. Pas pour la gloire, ni pour les remerciements. Il se battait pour faire ce qui devait être fait. Rien de plus. Aquila s'approcha de lui, sa main effleurant son bras.
- Prends soin de toi, errant. Il y a des forces dans ce monde que même toi tu ne peux affronter seul.
Gradguer acquiesça.
- Peut-être. Mais je les affronterai quand même.
Elle se tourna vers Vérin.
- Toi aussi noble humain, vit, vit bien, peut-être nous reverrons nous... Je l'espère, ami...
Il hocha la tête et répéta. « Amie »
Un silence s'installa entre eux, chargé d'une compréhension muette. Puis, Aquila se recula, disparaissant dans la brume qui commençait à se lever de la mer, laissant Gradguer et Vérin seuls une fois de plus.
Vérin, qui avait assisté à la scène en silence, reprit finalement la parole.
- Bon, et maintenant, on va où ?
Gradguer jeta un dernier regard au village, aux pêcheurs qui reprenaient leur vie, à la mer apaisée qui cachait pourtant toujours ses mystères. Puis il se tourna vers son compagnon.
- Peu importe, tant qu'on avance, répondit-il simplement, avec ce pragmatisme habituel qui le définissait.
Vérin sourit, hochant la tête avec satisfaction.
- Toujours aussi mystérieux. Allez, va pour l'inconnu, une fois de plus.
Et c'est ainsi qu'ils partirent, laissant derrière eux le village, la mer, et les souvenirs d'un combat contre des forces ancestrales. Mais le cœur de Gradguer était déjà ailleurs, tourné vers la prochaine mission, vers la prochaine quête. Car tel était son destin, de toujours marcher sans jamais s'arrêter, de toujours avancer, guidé par une force invisible qui le poussait à explorer les recoins les plus sombres du monde. Et seul.
Le chant des vagues s'éteignit peu à peu derrière eux, mais dans le cœur de ceux qui restaient, et surtout de Aquila, ce murmure ne s'arrêterait jamais.
Et la route de l'errant se poursuivait, vers des horizons inconnus. Gradguer contrairement à Vérin, ne revint pas, et ne sut jamais.
Vérin, absorbé par les lueurs du feu s'éteignant peu à peu, resta encore assis. Il écrivait sous la lune. Près de l'eau. En repensant au passé, à leur départ.
Sous la pâle lumière de la lune, la mer s'étendait comme un miroir d'argent, chaque vague ondulant avec une grâce infinie. Les reflets lunaires dansaient à la surface, créant une mosaïque mouvante, tantôt calme, tantôt agitée, comme une respiration millénaire. Le souffle du vent caressait l'eau, soulevant de légères ondulations qui scintillaient, telles des milliers d'étoiles perdues dans l'océan. L'immensité liquide semblait à la fois mystérieuse et apaisante, un murmure constant qui portait les secrets du monde. Les vagues venaient mourir doucement sur le rivage, dans un baiser éternel et discret, chuchotant des promesses oubliées. L'horizon se fondait dans l'obscurité, où ciel et mer se rejoignaient en une étreinte silencieuse, ne laissant qu'un mince filet de lumière pour tracer la frontière entre les deux. Dans cette sérénité nocturne, la mer devenait presque humaine, avec ses soupirs et ses humeurs. Sous la lueur bienveillante de la lune, elle semblait veiller sur ceux qui la contemplaient, gardienne d'un royaume caché, inaccessible, où chaque vague portait une histoire, une mélodie douce qui berçait les âmes perdues. Et tandis que l'obscurité enveloppait le monde, la mer continuait son chant, une mélodie éternelle, écho des profondeurs insondables.
Les mots naissaient, capturés comme des insectes par l'ambre translucide. L'écrit racontait les aventures d'un certain veilleur et d'une certaine ondine : les circonstances de leur rencontre au bord de la mer, dans le tumulte des mouettes ; leur coup de foudre mutuel.
Il savait que peu de gens croiraient en l'histoire, mais il n'en avait cure : on écrit parfois pour l'émotion seule. Vérin aurait pu changer, quelques années plus tard, le contenu de cette ballade pour rétablir la vérité. Il n'en fit rien. L'histoire véritable n'eût en effet ému personne.
Qui voudrait en effet entendre que le veilleur et la sirène se séparèrent et ne se revirent jamais ? Que quatre ans plus tard, Aquila mourut tué, devant lui, par un pécheur ? Que Vérin transporta à bout de bras son cadavre pour l'enterrer, seule et tranquille, sous le sable, et avec elle, un objet : sa perle azur dont elle ne s'était jamais séparée et qui lui avait été offert par son ami. Non, Vérin en resta à la première version de son écrit, mais il ne la publia pas. Jamais.
Fin
Hotgar M
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