"Clark, tout va bien ?" appelé-je, hésitante.

Sans réponse de sa part, je m'empresse de remonter l'échelle.

Devant moi se tient la dernière personne que je m'attendais à croiser ici. Ses larges épaules couvertes d'une cape rouge, un costume moulant bleu fait ressortir sa musculature surhumaine. Un S rouge est dessiné sur son torse, trônant dans un écu jaune. Bien sûr, j'ai déjà entendu parler de lui, mais je ne l'avais encore jamais vu. Que fait-il ici ? Il agit en général à Metropolis, parfois à Gotham, mais en aucun cas dans notre campagne où il ne se passe jamais rien. Exception faite du jour où nous avons subi une pluie de météorites, il y a plus de 20 ans.

Face à lui, un drôle de lutin vêtu d'un costume orange et violet ainsi que d'un chapeau melon surmonté d'une fleur s'agite en piaillant. Son crâne dégarni est seulement pourvu de 2 mèches blanches se dressant de chaque côté de sa tête. À première vue, il a l'air inoffensif et n'a vraiment rien d'imposant. Quand je vois le petit être espiègle en lévitation disparaître pour réapparaître dans le dos de Superman, je comprends que ses intentions ne sont pas très amicales. Il semble prendre plaisir à faire tourner en bourrique le super-héros.

Je me demande où est passé Clark. Se cache-t-il, comme moi, derrière l'une des bottes de foin entreposées ici ?

"Tes trois mois sont écoulés, Superman, s'excite le lutin. Me revoilà !

— Je commençais presque à regretter que notre dernière rencontre ait été si brève, répond le super-héros. Je vais te renvoyer dans ta dimension une fois de plus, mais je commence à me lasser que tu reviennes toujours. Que veux-tu ?

— Je suis d'accord avec toi, nous avons assez joué. J'aimerais continuer de te tourmenter, mais tu m'as énervé. Alors j'ai changé de jeu. Les règles restent les mêmes, mais maintenant je vais te détruire." ricane le petit homme.

Je ne comprends rien à ce qu'ils racontent. Par mesure de prudence, je saisis la fourche posée à côté de moi. Je ne suis pas sûre qu'elle soit très efficace contre la magie de l'intru.

Comme pour confirmer mes craintes, la botte de foin derrière laquelle j'étais cachée disparaît brusquement. Je tiens la fourche devant moi, essayant d'avoir l'air menaçante. Celle-ci se métamorphose instantanément en une fourchette inoffensive.

"Tiens, nous avons de la visite. Génial ! Plus on est de fous, plus on rit !

— Allez vous mettre à l'abri." me lance Superman.

Je suis tentée de l'écouter, mais mes jambes restent immobiles. Je suis abasourdie par la scène qui se déroule sous mes yeux. Voyant que je ne réagis pas, Superman s'approche de moi. Quelque chose dans les traits de son visage me semble familier, mais pourtant je suis certaine de ne jamais l'avoir rencontré. Quelle idiote ! Je pense que je le saurais, si je connaissais Superman.

Je me décide enfin à bouger quand le lutin effectue une pirouette et envoie un coup de pied que Superman esquive sans difficulté. Bien que je n'ai aucune expertise dans ce domaine, il semble évident qu'il n'a aucun talent pour ce qui est du combat. Il doit sûrement se contenter de ses pouvoirs magiques pour parvenir à ses fins.

Il jette un coup d'œil dans ma direction et son regard s'éclaire en même temps qu'il change de stratégie. Sans que je n'ai le temps de réaliser ce qu'il se passe, il se transforme en aigle et fond sur moi. Ses serres agrippent mes épaules et mes pieds quittent le sol. Il sort par l'ouverture de la grange et je me retrouve suspendue au-dessus du vide. Terrifiée à l'idée qu'il me laisse tomber, mes mains accrochent à leur tour les serres.

Superman s'envole à sa poursuite. Se sachant moins rapide que lui, le magicien s'arrête avant d'être rattrapé. Sous mes pieds, un champ de maïs s'étend vertigineusement. Les serres de l'aigle-lutin me lâchent subitement, dans un ricanement de sa part. Mes mains glissent et je me sens tomber.

Heureusement pour moi, Superman m'attrape en vol et me dépose sur le sol où j'allais m'écraser quelques secondes auparavant. Le magicien apparaît à nos côtés, toujours en lévitation. Le super-héros tente de l'attraper mais il se transforme en épis de maïs pour lui échapper.

"C'est toujours aussi sympa de jouer avec toi. Excusez-moi, mademoiselle, je ne me suis pas présenté, ajoute-t-il en reprenant sa forme initiale. Je suis Mister Mxyzptlk, arrivé tout droit de la 5e dimension."

J'écarquille les yeux, éberluée.

"Mais comment on prononce ça ? Il y a tellement peu de voyelles que l'on dirait le nom d'un meuble suédois !

— C'est pourtant simple ! s'indigne-t-il. Mxyzptlk !

— Comment, dites-vous ? intervient Superman. Kltpzyxm ?

— Mais non ! Mxyzptlk, pas Kltpzyxm ! explose-t-il avant de changer d'expression pour afficher une mine dépitée. Oh snap !"

A peine s'est-il exclamé qu'il disparaît instantanément. Je regarde autour de moi, m'attendant à le voir surgir à nouveau, mais je ne perçois aucun signe du bonhomme orange.

"Il est parti, m'indique Superman. Prononcer son nom à l'envers l'a renvoyé dans sa dimension.

— C'était si simple que ça de se débarrasser de lui ? m'étonné-je.

— Oui... Mais il reviendra dans 3 mois, soupire le super-héros. Il revient toujours...

— Il n'a pas l'air très effrayant pour un vilain, commenté-je.

— Il n'est pas représentatif des ennemis que j'affronte habituellement en termes de dangerosité, mais il est fichtrement collant et agaçant."

Je ris devant son air dépité. Ses muscles n'ont pas servi à grand-chose en l'occurrence, mais il a montré qu'il savait faire usage de sa tête. Un homme gentil, beau, musclé et intelligent... Evidemment qu'il vient d'une autre planète !

Avant de partir, il a la prévenance de me ramener à la grange et de ne pas me laisser perdue au milieu de ce champ. Le vol est plus agréable qu'à l'aller. Il me dépose et je le regarde s'envoler, passant devant la lune avec sa cape au vent. Quand il disparaît de mon champ de vision, j'entreprend de retrouver Clark.

Je fouille les bottes de foin, mais il n'y a aucune trace de lui. Je me retourne brusquement en entendant du bruit en provenance de l'échelle. Sur mes gardes, je vois la tête de Clark faire son apparition.

"Clark, tout va bien ? C'est fou ce qu'il vient de se passer ! Où étais-tu ?

— Tu n'es pas blessée ? s'enquiert-il.

— Non, je vais bien. Superman était là, il y avait aussi un lutin magique au nom imprononçable... Mais tout est rentré dans l'ordre grâce à lui.

— Etrange." se contente-t-il de commenter.

Les jours passant, la vie reprend son cours et l'incident ne devient plus qu'un curieux souvenir. Clark a décidé de prolonger son séjour à Smallville. Il a parlé d'un reportage, mais je suis persuadé qu'il veut profiter de passer plus de temps avec sa mère.

Je ne m'en plains pas, car Clark et moi renouons et renforçons nos liens au fil des jours. Notre amitié renaît de ses cendres et je m'en réjouis.

Jusqu'à ce soir.

La lumière est encore allumée dans la grange. Je suis sûre d'y retrouver Clark. Après cette longue journée, une conversation sous les étoiles me ferra le plus grand bien. Je monte l'échelle et appuie sur l'interrupteur pour que nous ne soyons pas gênés dans nos observations. Clark se retourne brusquement, sur le qui-vive.

"C'est moi, signalé-je. Je voulais voir le ciel aussi, ça ne te dérange pas ?

— Non, viens, dit-il en me faisant une place à ses côtés."

Il me parle des constellations et nomme les étoiles que je désigne. Il a toujours été incollable sur l'espace, je ne sais pas d'où lui vient cette passion. Après un instant de silence, je lui demande :

"Comment ça va, avec ta mère ? C'est gentil d'être resté, elle est ravie de te voir plus longtemps.

— En fait... Ce n'est pas vraiment pour elle que je suis resté. Enfin, pas seulement." avoue-t-il.

Je lui lance un regard interrogateur. Je le sens soucieux.

"Pour ton reportage ?

— Non plus."

Je le scrute en silence. Malgré l'obscurité, je distingue une lueur qui brille dans ses yeux clairs éclairés faiblement par la lune.

"Pourquoi ? osé-je demander.

— Pour toi." souffle-t-il.

Je suis déstabilisée. Je ne m'attendais pas à cette réponse. Que veut-il dire par là ? Je le fixe sans savoir quoi répliquer.

"Tu ne l'as peut-être jamais deviné, mais j'ai eu un béguin pour toi quand nous étions au lycée, confesse-t-il. À l'époque, je n'ai jamais osé t'en parler. Ces quelques jours passés à tes côtés ont fait remonter beaucoup de souvenirs... et m'ont montré que malgré les années et notre éloignement, malgré les changements, je suis toujours attaché à toi. Et puis, quand je t'ai vu avec cette fourche..."

Il se tait subitement. Troublée par ses révélations, son lapsus ne m'a pourtant pas échappé.

"Clark... Tu étais là, l'autre jour, dans la grange ?

— Je..."

Il cherche ses mots. Je l'ai connu avec plus d'assurance, mais je conçois que ses récentes révélations l'on peut-être mis dans de mauvaises conditions pour conserver tout son esprit et une répartie convaincante.

Je me rejoue la scène en boucle, essayant de trouver une explication plausible. Superman, le vilain, la botte de foin qui disparaît, la fourchette, Superman qui s'approche... Le visage du héros me revient en tête. Ces traits familiers... Non, c'est impossible.

Je dévisage Clark, et la ressemblance m'apparaît désormais comme une évidence. Comment se fait-il que je ne l'ai pas reconnu ?

Je retire délicatement ses lunettes et l'observe. Il ne bouge pas, plongeant son regard dans le mien. Il sait que j'ai compris qui il était. Je me suis approchée à cause de l'obscurité et nos visages ne sont qu'à quelques centimètres l'un de l'autre. Aucun de nous ne sort un mot.

Bien qu'abasourdie par cette double révélation, je ressens l'envie frénétique de poser mes lèvres sur les siennes. Il répond à mon baiser avec douceur.

Je sens mon cœur s'emballer. Comme le soir du bal de promo, quand je l'ai vu dans son costume. Comme le jour de l'enterrement de son père, quand nous nous sommes retrouvés seuls dans son salon à discuter. Comme, plus récemment, quand je l'ai emmené faire un tour de tracteur dans les champs. À chaque fois, j'avais envie de l'embrasser. À chaque fois, je me suis retenue en me disant que ce n'était pas une bonne idée. Mais ce soir, je me laisse aller dans ses bras, certaine qu'il ne me repoussera pas.

"Tu... tu m'embrasses parce que je suis Superman ? murmure-t-il quand nos lèvres se séparent.

— Non, Clark. Que tu sois Superman, un journaliste sexy de Metropolis ou le fils des fermiers, ça n'a aucune importance. C'est toi."