Robin des bois 1/3
Il est tôt et les rues de Nottingham sont encore désertes. Seule la boulangère s'active, les bras chargés de farine. Je lui adresse un bref signe avant de continuer ma route vers la taverne. Dans quelques heures, la ville s'animera pour préparer la venue du prince Jean, qui vient passer plusieurs jours au château de Nottingham. L'accueil prestigieux qui lui est réservé n'est pas au goût de tout le monde.
En réalité, le prince est plus craint qu'apprécié. Il a pour réputation d'être cruel et vénal, contrairement à son frère, Richard, véritable héritier de la couronne d'Angleterre. On le dit vaillant et courageux, ce qui lui a valu le surnom de "Cœur de lion".
Pour ma part, je m'intéresse peu à la réputation des deux hommes. Ce qui me préoccupe, c'est l'état de grande précarité dans lequel se trouvent les habitants de Nottingham et des villes alentour, qui semble aussi affecter l'ensemble du pays. Les croisades menées par Richard coûtent cher et le prince Jean qui se rapproche dangereusement de la couronne ne cesse d'augmenter les impôts. Le shérif de la ville qui se charge de les collecter, augmente également à son gré les taxes, se servant généreusement au passage sans que personne ne puisse protester.
Dans ma famille, le manque d'argent se fait sentir. Je suis l'aînée de 8 enfants, ce qui fait beaucoup de bouches à nourrir pour mes parents. Ces derniers ont d'ailleurs entrepris de me marier à un jeune homme certes charmant, mais que je ne connais guère. Heureusement pour moi, il est parti pour les croisades avec mon père aux côtés du roi Richard avant que l'union ne se concrétise, me laissant du répit jusqu'à son retour. Je ne sais quand il rentrera, mais je profite de chaque jour de liberté qui m'est donné, tout en continuant de travailler à la taverne en tant que serveuse.
Deux rues plus loin, dans l'un des quartiers où il reste encore des personnes aisées, un homme saute de la fenêtre d'une belle maison pour atterrir devant moi. Je recule d'un pas tandis qu'il ramasse sa bourse et dépoussière ses vêtements. Son arc dans le dos et une bourse qui n'est sûrement pas la sienne à la main, je reconnais aisément l'archer. Il relève alors les yeux et croise mon regard. Ses deux iris brun vifs rencontrent les miens un bref instant. Son visage est à moitié dissimulé par sa capuche et un foulard qu'il a pris soin de nouer autour de sa bouche et de son nez. Malgré ce masque, je devine des traits fins et jeunes. Il ne doit pas être bien plus âgé que moi. Des insultes s'échappent bientôt de la fenêtre dont il est sorti.
"Je suis désolé." s'exprime-t-il expressément avant de décamper.
Un homme sort la tête de la fenêtre et me fixe, suspicieux. J'hausse les épaules et poursuit mon chemin. Je viens de rencontrer Robin des bois. Je ne l'imaginais pas si jeune et séduisant. C'est comme si son regard m'avait ensorcelé. Il faut que je me ressaisisse !
Peu de personnes ont aperçu le vrai visage de Robin des bois. Il œuvre généralement la nuit ou au petit matin et se déguise souvent, de manière à être discret car le shérif l'a dans le collimateur et placarde régulièrement des avis de recherche dans les rues. Personne ne sait vraiment d'où il vient. Certains racontent qu'il serait un brigand qui se serait repenti du jour au lendemain sans pour autant changer d'occupation, volant désormais les riches pour donner aux pauvres. La rumeur s'est rapidement répandue quand les vols se sont multipliés dans les beaux quartiers alors que des familles dans le besoin trouvaient des bourses généreusement remplies devant leur porte.
J'atteins bientôt la taverne, où j'enfile mon tablier et me mets rapidement au travail. J'aurais aimé pouvoir mettre de l'argent de côté, mais je me dois de soutenir ma famille pendant ces temps difficiles. Et puis, à quoi bon économiser si c'est pour ne pas pouvoir disposer de mon argent une fois mariée ? Le travail n'est pas des plus agréable, mais je me suis rapidement fait à l'ambiance joyeuse qui règne dans l'établissement et j'ai appris à ignorer les remarques parfois peu élégantes de certains clients. L'établissement est fréquenté par différentes classes sociales qui se fréquentent peu, cohabitant plus ou moins en paix. Les tensions se font parfois sentir quand l'alcool désinhibe et délie les langues, mais le gérant a l'habitude de mettre à la porte sans ménagement les esprits bagarreurs.
Je m'entends bien avec lui et sa femme. Ils sont un couple d'une quarantaine d'années qui n'a jamais eu d'enfants, consacrant toute leur vie à leur commerce. Ce qui en valait la peine, car sa renommée rayonne à Nottingham et aux alentours.
Vers le milieu de l'après-midi, des trompettes retentissent, annonçant l'arrivée du prince Jean. La foule se presse pour voir le personnage, plus par curiosité que par hospitalité. Son cortège est indécemment luxueux. A-t-il besoin de mobiliser autant de chevaliers pour voyager ? Il ne prend pas la peine de saluer la population amassée autour de lui. Il a l'air encore plus hautain et détestable que les rumeurs le décrivaient.
Du seuil de la taverne, j'assiste au spectacle, dépitée. Comment peut-il parader comme ça dans les rues d'une ville où plus de la moitié des habitants meurent de faim ? Cette injustice m'écœure et je serre les poings derrière mon tablier.
"Au voleur !" s'écrie soudainement un homme.
Il essaie de s'extirper de la foule pour rattraper l'auteur du larcin, mais il est bien moins agile que ce dernier, qui parvient sans mal à escalader une maison pour s'enfuir sans être gêné. Après avoir franchi l'attroupement dense, il saute du toit de la taverne, peu attentif aux protestations du gérant, pour atterrir au sol. Il est pris à partie par deux clients qui tentent de l'arrêter. L'une des bourses qu'il vient de dérober lui échappe, atterrissant à mes pieds. Dans la cohue, personne ne s'en aperçoit et je la ramasse, sans savoir à qui la rendre. Je vois l'homme encapuchonné se tourner vers moi avant de continuer sa course.
"Encore ce Robin-des-bois ! maugrée l'un des clients.
— Il risque gros, à voler le jour de l'arrivée du prince, rétorque un autre.
— C'était malin de sa part, les gens prêtaient plus attention à l'attraction du jour qu'à leur bourse."
Je serre entre mes doigts le petit sac qui n'est pourtant pas léger pour sa taille. Que dois-je faire ? Le rendre à son propriétaire ? Mais comment le retrouver parmi cette foule ? Le donner au Shérif ? Je sais très bien qu'il le garderait pour son usage personnel, et il n'en a nullement le besoin. Ne sachant que faire et devant retourner à mon service, je l'attache et le dissimule sous mon tablier où il reste sagement jusqu'à la fin de la journée. Je ne me rappelle de son existence qu'au moment de me coucher. Fatiguée, je décide de remettre le problème à plus tard et le cache sous mon matelas.
Le lendemain, la ville est à peine moins agitée. Des chevaliers patrouillent dans les rues pour maintenir l'ordre. Des nobles commencent à arriver en ville pour le festin qui aura lieu au château dans deux jours. Des curieux moins fortunés des contrées voisines se pressent aussi, ce qui nous amène davantage de clients. Le tavernier est ravi pour ses affaires tandis que je dois supporter la double charge de travail. Ce n'est qu'en fin de journée que le flux se calme, me permettant de souffler un peu.
Deux hommes entrent dans la taverne et s'assoient à une table. Je m'approche pour prendre leur commande.
"Bonsoir messieurs, que désirez-vous ?
— Ce sera une bière pour moi, dit l'un.
— Un monde plus juste pour ma part, ajoute l'autre."
Je tourne la tête vers ce dernier, surprise.
"Ce sera une bière pour lui aussi, reprend le premier, amusé.
— Je vous apporte ça. J'aurai bien aimé avoir votre proposition sur la carte également."
Je reviens quelques instants plus tard avec les bières. Je les pose sur la table devant chacun d'eux.
"Merci." dit celui qui avait parlé en premier.
En relevant la tête, je croise son regard et m'arrête net. J'ai déjà rencontré ces yeux. C'est un regard que l'on ne peut pas oublier et je le laisse me transpercer à nouveau. Lui ne me quitte pas des yeux non plus. Je ne sais combien de temps dure ce moment, mais un homme ivre m'appelle sur une table voisine, m'obligeant à rompre cet échange brûlant.
Je me retourne et m'éloigne pour continuer mon service. Je risque de temps à autre un coup d'œil vers la table de celui qui s'avère être le voleur le plus recherché de Nottingham et croise à chaque fois son regard, me suspendant quelques secondes hors du temps. M'observe-t-il ?
Leur bière finie. Les deux hommes quittent la taverne en laissant un pourboire plutôt généreux. Avant de sortir, il se tourne vers moi et, après un dernier échange de regard toujours aussi ardent, me lance un clin d'œil. Qu'y a-t-il chez lui pour me troubler autant ? Est-ce son attitude désinvolte ?
Je fais en sorte de rester occupée jusqu'à la fin de la soirée afin de ne pas laisser mes pensées divaguer ou mon cœur palpiter trop fort.
Lorsque je sors, la nuit est déjà sombre. A peine me suis-je éloignée de la taverne qu'une main m'attrape et m'attire dans une rue tout aussi déserte que la principale. Je m'apprête à appeler à l'aide quand une main se plaque sur ma bouche, rendant inaudibles mes protestations.
J'arrête de me débattre quand un rayon de lune dévoile le visage de l'homme qui me tient. Ce n'est autre que Robin des bois.
"Vous, dis-je quand il retire sa main.
— Je crois que vous avez quelque chose qui m'appartient.
— Je ne suis pas sûre que cela vous appartienne réellement.
— Pas plus qu'à vous, si je ne m'abuse, charrie-t-il, provocateur. Et pourtant, nous en avons tous les deux besoins.
— Je n'ai pas besoin d'argent volé, articulé-je entre mes dents.
— Peut-être ne vivons-nous pas dans le même monde, alors.
— Et de quel monde venez-vous, Robin des bois ?
— Robin, ça suffira.
— De quel monde venez-vous, Robin ?
— D'un monde où des personnes meurent de faim tandis que d'autres organisent d'indécents festins.
— Pensez-vous que les voler va arranger la situation ? Les impôts ne cessent d'augmenter. Il n'y a pas assez de riches à voler dans cette ville pour sauver le reste de ses habitants.
— N'en soyez pas si sûre.
— Comment cela ?
— Je vous répondrai peut-être si vous me rendez ma bourse.
— Serait-ce du chantage ? Ce n'est pas très élégant.
— Croyez-vous que je me soucie de ce qui est élégant ?"
Je pourrais poursuivre cette joute verbale encore longtemps si je ne sortais pas d'une journée de travail épuisante. Je capitule alors.
"Bien, je vais vous restituer cette bourse. Cependant, elle n'est pas sur moi.
— Allons la chercher alors."
Je soupire et le laisse me suivre.
"Votre compagnon de toute à l'heure qui rêvait d'un monde meilleur n'est plus avec vous ?
— Jean ? Il a une grande famille dont il doit s'occuper.
— Cela nous fait un point commun.
— Vous avez de nombreux enfants ?
— Si on veut, mais ce ne sont pas les miens. Ce sont mes frères et sœurs.
— Donc vous n'êtes pas mariée ?
— Pas encore, dis-je, surprise par sa question.
— Pardonnez mon indiscrétion, s'excuse-t-il aussitôt.
— Et vous, qui êtes vous, Robin ?
— Je ne suis pas quelqu'un digne d'un très grand intérêt.
— Comment ? Le légendaire brigand de Nottingham ne serait pas aussi grand que ce que l'on raconte ?
— Et que raconte-t-on ?
— Bien des choses. Pour certains vous êtes un hors la loi, pour d'autres un héros au grand cœur.
— Et pour vous, qui suis-je ?"
Il plante ses yeux dans les miens, ce qui me désarçonne à nouveau.
"Nous sommes arrivés, dis-je en reprenant mes esprits. Attendez-moi ici."
Située dans les quartiers populaires, ma maison n'a rien de très glorieux. D'apparence modeste, elle ne comporte que 3 pièces. Nous dormons tous dans la même chambre. A cette heure-ci, tout le monde est déjà couché. J'entre discrètement et me dirige vers mon matelas, heureusement le plus près de la porte à cause de mes horaires tardifs. Je récupère la bourse et sors de la maison.
"Voici pour vous.
— Je vous remercie.
— Qui c'est ? demande une voix enfantine derrière moi.
— Jack ! Que fais-tu ici ? Retourne te coucher."
Mon petit frère dévisage l'inconnu qui m'accompagne. Je suis son regard qui aperçoit d'abord la bourse avant de remonter vers l'arc. Il écarquille les yeux et ouvre la bouche. Voyant qu'il s'apprête à avertir le reste de la famille, je pose ma main contre ses lèvres.
"Ecoute, c'est un secret. Tu ne dois dire à personne qu'il est venu ici, d'accord ?
— Il est venu nous donner de l'argent ?" demande-t-il innocemment.
L'intéressé ne me laisse pas répondre et sort quelques pièces de la bourse qu'il tend vers l'enfant. Je retiens sa main.
"Il va le donner à des personnes qui en ont vraiment besoin, Jack.
— On n'en a pas besoin, nous ?
— Je suis allée travailler toute la journée pour qu'on n'en ait pas besoin."
Robin s'apprête à protester, mais je lui fais signe de se taire. Jack est intelligent, il sait que nous n'avons pas beaucoup d'argent. Mais il n'a pas besoin de savoir à quel point nous sommes en difficulté.
"Tu retournes te coucher, Jack ?
— D'accord... obéit-il en traînant des pieds.
— Bonne nuit, Jack, lui dit Robin.
— Bonne nuit, Robin des bois ! s'émerveille mon petit frère."
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