Prémices
Nouvelle écrite pour le concours de @Juste-Espoir. Vous trouverez la fiche de renseignements dans les médias de ce chapitre.
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Un « Clac ! » perça l'air ambiant.
Les mandibules fondirent sur leur proie, se refermant sur les chances de survie du lombric. Celui-ci sut sa dernière heure arrivée. Il mourut dans un dernier relent de gratitude pour sa terre.
Les auteures du meurtre étaient les plus innocentes des créatures. Fourmis de leur nature, fournisseuses de métier. Avec méthode elles firent basculer le ver de terre hors du trou. Puis Rita échangea quelques phéromones avec ses congénères, et effectua la plus belle course de sa vie jusqu'à sa famille.
Il s'agissait de laisser une piste claire pour les déchiqueteuses, qui, plus fortes que les éclaireuses, s'occuperaient de transporter l'amas de nourriture. C'était le premier service de la fourmi. Elle allait contribuer au bon développement des larvaires, comme d'autres avaient contribué au sien. Jamais elle ne s'était sentie plus utile, plus vivante. Servir la famille était son destin et il était le plus beau qui soit.
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Elle glissa inélégamment sur les feuilles de la petite fougère. Ce raccourci était définitivement foireux. Il fallait en plus passer sur les tiges d'une fleur violette qui déployait ses larges feuilles dentelées jusqu'en bas du talus. Malheureusement, on était aussi au début de la Nouvelle Lumière, le monde venait à peine de s'éclairer, et la rosée allait de paire avec cet éveil. Et qui dit rosée dit glissade incontrôlée.
Sans aucune délicatesse, elle se rattrapa sur la terre ferme, puis remonta jusqu'en haut pendant de pénibles instants, afin de constituer une piste un peu plus praticable pour les déchiqueteuses.
Une multitude de mouvements de pattes plus tard, les environs se firent plus accueillants, plus reconnaissables. Elle arrivait près de sa famille.
Celle-ci était caractérisée par l'activité. Toujours et de tout temps, trouvait-on ainsi des dizaines de ses congénères qui s'activaient autour du trou d'entrée. Rita eut un temps d'arrêt pour contempler cette masse de travailleuses. C'était le plus beau spectacle qui soit.
Elle passa directement devant les gardiennes du trou et se laissa reconnaître. La sensation d'autres mandibules sur sa carapace lui amenait des sensations incompréhensiblement agréables. Elle aurait voulu que cela recommençât plus souvent. Il y avait quelque chose de si particulier dans ce toucher, ce partage : une sorte d'aura d'amour et de félicité.
La vérification terminée, la fourmi s'engouffra dans l'âpre souterrain de son lieu de résidence. Galeries et cavernes s'entremêlaient, se chevauchaient, s'effondraient et se reconstruisaient dans une architecture de qualité, incompréhensible mais méthodique. La lumière n'était plus dans ces bas-fonds. L'usage des poils fins et droits qui recouvraient son corps devenait alors évident. Quoi de mieux pour se diriger dans le noir ?
Tout en bas résidait la mère. Un peu plus haut, les larvaires, et encore plus haut, on trouvait les dortoirs des travailleuses. Des dizaines de galeries transversales menaient à des réserves de nourriture ou à des dortoirs. Ce labyrinthe n'avait aucun secret pour qui y résidait. Sans y réfléchir, la fourmi se dirigea sur son objectif, avec une rapidité égale à son excitation.
Le cinquième couloir lui offrit ce qu'elle cherchait, et elle put informer les déchiqueteuses de la prise, et de la piste qui y menait. Elle demanda si elle pouvait se joindre à elles, mais les fortes fourmis refusèrent, la novice méritant bien un peu de repos.
Elle comprit que sa gloire était définitivement terminée, alors ce grain de sable de la famille alla profiter de la douce ambiance des dortoirs, pour quelques heures de sieste, coupure opportune.
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La composition du dortoir avait bien changé quand la fourmi retrouva ses pleins sens. Ses camarades éclaireuses se reposaient elles aussi. Rita en déduisit qu'il était temps de se remettre en action.
À la rencontre entre le '' couloir royal '' et l'aile des nourrices, notre éclaireuse préférée sentit un nombre important de ses sœurs réunies dans une grande cavité.
Là, avec grand usage de phéromones et de petits bruits aigus, se racontait l'histoire de la vie, rien que ça. Elle arrivait en plein milieu, mais pour rien au moins elle ne la raterait.
Il est difficile d'expliquer le langage fourmillien. Il est si particulier, si différent du nôtre, et si complet à la fois, que son interprétation nous est impossible et faussée. Cependant, il a ses manières de raconter des histoires qui sont incroyables à vivre et à percevoir. Il est regrettable de ne pouvoir le vivre.
Voici ce qu'on pourrait comprendre de l'histoire du jour, en acceptant notre vision erronée et notre traduction déplorable :
[...] Alors que nous naquîmes de la Lumière, la première d'entre nous se réveilla dans le noir. À peine créée, elle dût apprendre à se servir de ses pattes et de ses mâchoires pour se frayer un chemin jusqu'à l'air libre. Elle forgea donc le premier trou et s'en extirpa. La plaine infinie était presque vide. On ne trouvait pas tous les animaux et plantes qui la peuplent aujourd'hui.
La première fourmi ne trouva pour subsistance qu'un vieux fruit et un morceau de viande. Depuis ce jour, nous sommes obligées de nous nourrir à ce même régime, car le premier repas allait déterminer tous les nôtres. Après s'être nourrie, elle se réfugia dans le sol. En effet, le brouillard et la tempête s'approchaient. Le dehors devenait froid, l'eau d'en haut frappait la terre avec la force du tonnerre.
Alors, dans cet environnement instable, la première fourmi se mit à pondre. Ce n'étaient que quelques œufs de vie. Les larvaires sortirent pendant la nuit, et leur mère les nourrit à l'aide de ce qu'elle avait gardé dans son second estomac. C'est ainsi que nous pouvons transmettre notre nourriture à nos congénères en besoin. Les larvaires étaient presque arrivées à maturité lors de la Nouvelle Lumière. L'eau d'en haut s'étant calmée, elles purent aider leur mère à agrandir le trou.
S'accomplit alors un autre miracle. Les arbres poussèrent, les ramages se densifièrent, la chair peupla la plaine. Des reliefs apparurent. L'ère de la platitude était terminée.
Très vite les anciennes larvaires purent enfanter. Elles assistèrent à la première mort d'une fourmi, et emmenèrent leur mère sous une large feuille, pour rappeler son lien avec la Nature. Elles firent de leur mieux pour peupler leur famille naissante, et attribuèrent les rôles de fournisseuses, de déchiqueteuses, de gardiennes et de ramasseuses.
Quand tout d'un coup quelque chose manqua. Toutes ignoraient ce que c'était, mais elles mourraient l'une après l'autre. La dernière larvaire initiale creusa la terre, et fit jaillir l'eau du ciel à notre niveau. Il y en avait tellement, que l'eau s'arrangea pour couler en rivière, qui coule toujours près de notre colonie. Si on en remonte le cours, on peut trouver le premier trou, et les premières traces de vie.
L'histoire était terminée. La fournisseuse se dépêcha de s'enquérir de son nouveau service, et se retrouva sous une petite eau du ciel, à fouiller tous les recoins pour trouver de la nourriture. Ce faisant, elle put réfléchir à ce qu'elle venait d'apprendre. Ainsi, elles étaient toutes liées à la première fourmi ! La fière descendante ne put s'empêcher de jeter un coup d'œil à la rivière en contrebas. Tout au bout, il y avait la source de la vie. C'était fascinant.
Nous devons admettre qu'elle était presque en train de rêvasser, quand un phéromone d'alerte la tira de sa semi-torpeur. Il y avait un problème ! Elle suivit la piste avec empressement pour découvrir une sœur en proie avec un énorme bec. Avant de pouvoir intervenir, le bec avait remporté la partie, et goba sa victoire. La fournisseuse échangea avec les autres survivantes qui se mirent d'accord pour aller chercher ailleurs.
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Rita traversa une immense sente de rochers. Tous faisaient plusieurs fois sa taille. Elle les escaladait, les descendait, les remontait. Mais ce qui était plus grave que d'avoir à transporter de quoi substanter les larvaires au-dessus de pierres instables, c'est qu'elle était perdue.
Désespérément perdue.
Aucune phéromone pour lui indiquer le chemin. Pas de sœur en vue. Juste une immensité de ces fichus cailloux.
Mais soudain, une autre fourmi apparut ! Quelle extase, quel soulagement se déversa dans toute l'hémolymphe de la fourmi ! Sa libération arrivait !
La fournisseuse perdue analysa avec précipitation les phéromones de l'inconnue. Et s'écarta tout aussi vite. Elle ne reconnaissait en rien l'odeur particulière de sa famille. Certes, c'était proche, c'était une odeur de famille, mais ce n'était pas comparable.
Les deux fourmis se toisèrent en ennemies. Elles ne savaient comment réagir. Déclencher un combat serait une perte de temps ridicule. Alors, lentement, par gestes calculés et minutieux, elles s'éloignèrent l'une de l'autre. Les deux fournisseuses attendirent que l'intruse soit hors de vue et déguerpirent aussi vite que possible.
Rita était paniquée. Tout ce qui pouvait être en alerte dans son être l'était. Elle ne comprenait plus rien. Un instinct ancien la poussait à aller de l'avant, à courir sans s'arrêter. Elle passait en bas des immenses feuilles de fleurs violettes au parfum prononcé, longeait les troncs d'arbres interminables recouverts de lianes aussi grosses que tous les vers de terre qu'elle avait déjà vus réunis. Rien n'allait. Rien n'était familier.
Puis la fille de la Nature dut s'arrêter en catastrophe dans une descente mouvementée. En face d'elle se trouvait la rivière, claire, bruyante et effrénée. Elle le sut au premier coup d'œil, c'était sa rivière. Sans attendre, elle la longea avec un regain d'espoir. Elle adressa une pensée - peut-on vraiment appeler ça une pensée ? Nous l'ignorons - à la Nature qui lui venait gracieusement en aide.
Après ce qui semblait être la plus longue marche de sa vie, la fourmi arriva près d'un arbre plus rugueux que les autres. Elle était sûre de le connaître. C'était là qu'elle avait effectué son premier service. Avec avidité, elle chercha l'ancienne trace de phéromones. Et s'élança sur la piste après l'avoir trouvée.
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La faim la tenaillait. Elle aurait fait n'importe quoi pour de l'eau. La fournisseuse avait beau savoir qu'elle se rapprochait du but, qu'elle n'était plus très loin, elle peinait de plus en plus à avancer. Il le fallait, pourtant... Là-bas se trouvait sa famille. Ses sœurs, les larvaires, sa mère. Il fallait... continuer... à avancer...
C'était dans un état misérable qu'elle arriva dans son refuge. Des consœurs, alertées par les phéromones de détresse qu'elles ressentaient, accoururent pour l'aider. L'une s'occupa de la nourrir pendant que l'autre l'amena dans un dortoir plus calme que les autres, où elle pourrait se reposer sans crainte. La petite fourmi tomba raide dans un sommeil troublé.
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Le jour suivant était particulièrement clément. Point de tempête, des conditions favorables aux services, et une ponte exceptionnelle annonçaient une Nouvelle Lumière couronnée de succès. La famille s'activait sans relâche. Et on nourrissait, et on déblayait, et on protégeait, et on ramassait les œufs. Toutes étaient gaies. La saison d'amour approchait. La vie resplendissait.
Au milieu de ce joyeux bazar organisé se trouvait la fournisseuse qu'on commence à connaître. Elle s'était remis promptement de sa virée de la veille, et avait pu échanger avec une sœur plus ancienne pour apaiser ses craintes. Désormais rassurée, elle reprenait ses services avec une toute nouvelle ambition. Sa joie n'avait d'égale que son envie d'être utile.
Elle joignit un cortège de ses sœurs qui allaient commencer un nouveau service. Avec minutie, elles suivirent une trace laissée récemment par d'autres fournisseuses qui les mena à une grosse chenille morte. Plusieurs d'entre elles la transportèrent jusqu'à la famille tandis que d'autres poussèrent les recherches aux environs, avec l'espoir de trouver une nouvelle proie.
Et alors advint ce qui devait advenir. Les fourmis se séparèrent, chacune de leur côté.
Et Rita se perdit encore.
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