I.
L'Étoile Rêvée était l'endroit idéal si vous cherchiez un restaurant avec un bon rapport qualité-prix, au centre-ville, le tout avec une vue plongeante sur le reste du monde. Il se trouvait au dernier étage d'une des immenses tours qui imposaient leurs ombres sur la ville et ses rues déjà sombres. Lorsque le ciel n'était pas couvert (ce qui n'arrivait que très rarement et ces jours-là, les clients étaient prêts à se battre pour obtenir une place), on pouvait apercevoir les étoiles à travers le plafond de verre.
Le restaurant était réputé pour sa cuisine traditionnelle d'autres temps et les saveurs qu'il ramenait dans le présent. À cela s'ajoutait le côté rustique des tables en bois et des nappes en tissu comme il ne s'en faisait plus.
Il était tenu par Mme Ignie, une femme d'un certain âge aux traits aussi tirés que ses cheveux où se glissaient des mèches blanches. Elle était connue pour son ton tranchant comme ses couteaux en cuisine et ses sourires faux comme le cuir de ses chaussures qu'elle portait fièrement.
Faustine Ignie était sa fille et on pouvait dire qu'elle était sa plus grande réussite après son établissement. À l'écouter parler, Faustine était un génie incompris qui épouserait un riche homme dès qu'elle aurait atteint la vingtaine, alors qu'en réalité, elle était aussi jolie qu'une lotte et avait un pois chiche à la place des neurones. Elle avait cette façon de rire dans les aigus qui agaçait et brisait les tympans par la même occasion. Personne n'osait contredire sa mère lorsqu'elle affirmait que Faustine irait loin dans la vie, surtout quand on voyait sa réaction face à un miroir. La pauvre fille était capable de se confondre avec elle-même et de converser seule comme si son reflet était une personne à part entière qu'elle ne connaissait point.
À côté de Faustine, il y avait Désiré dont l'onomastique était un oxymore total. L'ironie avait fait de ce garçon quelqu'un de trop intelligent pour le reste de sa famille mais qui passait pour le dernier des imbéciles dès qu'il tentait de dire quelque chose. Sa mère lui refilait les tâches ingrates que Faustine aurait pu faire (selon Mme Ignie) mais valait bien mieux que cela (toujours d'après les dires de sa mère) alors qu'en réalité, elle aurait tout simplement été incapable de tenir un balai dans le bon sens. Désiré faisait en silence et en espérant, très sincèrement, que le sort se retournait contre les filles composant sa famille un jour ou l'autre.
Perdue au milieu de ce beau monde, se trouvait Zéphyre. Elle jouait le rôle de serveuse à contre-cœur, et surtout par nécessité. Mme Ignie aimait se vanter, à qui voulait l'entendre, de sa bonté en répétant qu'elle nourrissait, logeait et blanchissait la jeune femme. Au fond, Zéphyre détestait sa patronne. Elle ne se gênait pas lorsqu'il s'agissait de se moquer de sa fille trop stupide pour comprendre le second degré, quand Désiré, de son côté, souriait en coin face à l'ignorance de son aînée. Mme Ignie cherchait désespérément le faux pas ou le mot de trop qui pourrait lui permettre de virer la jeune femme mais Zéphyre était bien trop maligne pour cela. D'autant plus que la maîtresse de maison n'arriverait certainement pas à trouver quelqu'un d'aussi efficace et productif que l'était Zéphyre.
Zéphyre était une jolie jeune femme dans la fleur de l'âge : douce et naïve en apparence. Nombreux étaient les clients qui venaient pour apercevoir ses cheveux flotter au-dessus de son dos dénudé par sa tenue de travail. Et la plupart, comme M. Baltazar, louchait très rapidement, sans avoir un quelconque problème de vue, lorsqu'il voyait Zéphyre se diriger vers leur table.
M. Baltazar n'était pas un habitué de l'Étoile Rêvée, juste un homme curieux de nature qui aimait aller là où le bouche à oreille le menait. Et, en ce moment même où Zéphyre arrivait pour prendre sa commande, il admit qu'il avait bien fait de venir ici et que c'était un plaisir pour les yeux.
La jeune femme prit en note ce qu'il lui demandait entre deux silences où il se perdait dans la contemplation de son décolté. Zéphyre le laissa faire, habituée à perdre les clients lorsqu'elle leur parlait. Elle rangea sa tablette et son stylet dans la poche de son tablier et retourna en cuisine. Elle ne réussit pas à faire un seul pas que M. Baltazar attrapa sa cuisse de sa main bien trop curieuse et audacieuse. Prêt à faire une proposition qu'il considérait comme généreuse, il ouvrit la bouche. Zéphyre ne lui laissa pas le temps de commencer sa phrase. Elle attrapa la main qui enserrait sa cuisse et la tordit tandis que ses doigts relevaient le menton de son interlocuteur dont le regard était perdu on savait où. M. Baltazar n'eut pas le temps de prononcer un mot que la serveuse lui glissait à l'oreille sa vision des choses.
— Vous vous croyez malin avec vos sourires charmeurs et votre porte-monnaie bien garni mais je ne suis certainement pas votre pute. Alors vous allez ranger votre main et ne rien faire contre mon gré sinon elle finira détachée de votre bras. Ne vous avisez même pas de songer à ce que vous pourriez me faire, je ne suis pas du genre à me laisser faire. Est-ce clair ?
Perdu entre la surprise, la confusion et la honte, M. Baltazar s'exécuta et Zéphyre put retourner à son travail. En son for intérieur, il fulminait. Comment une serveuse de pacotille pouvait oser lui parler sur ce ton ? Pour qui se prenait-elle ? Elle n'avait aucun influence, aucune importance, elle n'était qu'une parmi tant d'autres. D'un autre côté, sa curiosité avait été piquée par le vrai visage de cette fleur : une véritable plante carnivore dont les dents étaient aussi aiguisées que des lames de poignard.
Zéphyre semait la surprise partout où elle passait : avec son visage aux traits délicats et fins, on l'imaginait timide et calme alors qu'à l'intérieur se cachait une femme au caractère bien trempé.
Tandis qu'elle finissait de servir une autre tablée, Faustine l'aborda en se balançant d'un pied sur l'autre. Zéphyre effrayait la fille de sa patronne et elle en jouait.
— Maman a dit que tu devais aller t'excuser auprès du Monsieur là-bas.
Zéphyre la toisa de haut en bas avec un sourire en coin.
— Ta mère dit aussi que tu es un génie, pourtant ce n'est pas le cas.
Elle planta Faustine là, au milieu de la salle, où elle se perdait dans ses réflexions aussi compliquées pour elle que l'était une multiplication à deux chiffres pour un enfant de quatre ans. Elle n'avait même pas remarqué que Zéphyre n'avait pas écouté l'ordre de sa patronne et qu'elle l'avait simplement embrouillée pour qu'elle arrêtât de traîner dans ses pattes. C'était d'ailleurs ça qui perturbait Faustine : le retournement de situation qu'avait opéré Zéphyre.
Un peu plus loin, dans son coin, Désiré s'amusait muettement de la situation, le menton en équilibre sur son balai. Mme Ignie était persuadée que le travail manuel le rendrait plus intelligent et cela faisait rire Zéphyre et le garçon. Ils se répétaient sans cesse qu'elle aurait dû appliquer ce conseil à sa propre fille et qu'aujourd'hui elle serait probablement moins potiche si on lui avait appris à faire quelque chose de ses dix doigts.
— Un jour tu m'apprendras à faire ça ?
Désiré vouait une admiration sans faille à Zéphyre. Elle était forte, courageuse et intelligente. Si la plupart des garçons et des filles la voyait comme une pauvre serveuse fragile et blonde, le garçon la considérait comme son modèle. Depuis tout petit, il lui répétait que plus tard il serait comme elle ; ce à quoi Zéphyre ne répondait qu'en passant sa main dans ses cheveux et déposant un baiser sur son front. Parfois, le soir, il observait la jeune femme depuis le trou de la serrure de sa chambre. Dans le silence de la nuit, elle enchaînait ses séries de mouvements avec des armes invisibles et imaginaires. Elle jouait avec sa fluidité, sa vitesse et sa grâce pour créer des chorégraphies que personne ne verrait jamais. D'autres soirs, elle se posait au milieu du restaurant et regardait le ciel couvert. Ces soirs-là, Désiré la rejoignait et elle lui parlait des étoiles d'autrefois et les constellations qu'elle avait vues dans des livres ou des réalités virtuelles. Il l'écoutait avec attention, blotti entre ses jambes jusqu'à trouver le sommeil. Zéphyre n'était pas du genre maternel et encore moins douce, pourtant, avec Désiré, c'était le cas. Mais c'était surtout quelque chose d'inexplicable. Le petit garçon l'avait attendri dès qu'elle avait découvert sa vraie valeur, celle que Mme Ignie reniait. Il était devenu son complice lorsqu'il s'agissait de se moquer de sa sœur ou de critiquer les clients lorsqu'ils partaient. C'étaient leurs petits jeux à eux et personne d'autre n'avait le droit de partager ce plaisir.
Il y avait cependant certains soirs où Zéphyre disparaissait et Désiré ne savait jamais où elle se rendait. Elle était aussi discrète et furtive qu'un animal sauvage. Elle se sauvait sans laisser ni trace ni indication sur sa destination. Ces soirs-là, le garçon attendait patiemment son retour, assis à côté de la porte de la chambre de Zéphyre jusqu'à tomber de sommeil et se retrouver dans son lit le lendemain matin. Jamais il ne parvenait à découvrir où elle se rendait, car au matin, elle se tenait prête comme le reste du temps, fraîche comme une fleur malgré sa nuit blanche. En y réfléchissant attentivement, Zéphyre n'était pas du genre à dormir et perdre son temps avec le sommeil. Une poignée d'heures lui suffisait amplement quand Faustine et Mme Ignie en passaient au minimum une dizaine avant d'être de bonne humeur et disposées à commencer une nouvelle journée.
Ce soir était l'un de ceux-là. Ceux où Zéphyre ne réapparaissait qu'aux premières lueurs du jour. Désiré l'attendit toute la nuit comme à son habitude mais au matin, il se réveilla adossé à la porte avec la marque imprimée sur sa joue. Zéphyre n'était pas rentrée alors il s'inquiéta : et si elle était partie pour de bon, pour toujours ?
Je n'ai pas pu attendre après la réception de cette cover de CamilleEndell pour vous proposer cette nouvelle histoire. Merci encore !
J'espère que ce premier chapitre vous a plu.
Je pense poster un chapitre tous les trois jours donc rendez-vous lundi pour la suite.
Bon week-end !
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