
Chapitre 31 : Fiançailles
Les tissus des jupons se froissaient délicieusement dans l'espace. Des éclats de voix, tourbillons de rires, envolées de notes. Une farandole de bruits et de sons gonflant grossièrement entre les murs, comme jaillissant du sol pour venir hanter les esprits perdus. Il faisait chaud. La chaleur des flammes venait se mêler à la moiteur des corps. Gras, dégoulinants de richesse. Sur les murs, or et pourpre s'alliaient en une harmonie parfaite, crachant au visage de qui les contemplait l'affolante opulence des lieux. Dehors, le ciel avait revêtu son manteau de nuit. Sombre. Mystérieux. Tel un ogre, il engloutissait les terres immenses du royaume de Troye dans un monde de ténèbres. Il ne restait que cette lueur, affreuse étincelle de splendeur, pour venir souiller la perfection obscure du soir.
Debout près du trône, le corps compressé dans un étouffant costume princier, Edouard contemplait avec une apparente consternation le spectacle de luxure qui s'étalait à ses pieds. Une foule, compacte, rutilante, une masse de ducs, de comtesses, de seigneurs et de bourgeois, empestant l'alcool et le parfum. Ils étaient tous là, leurs peaux luisant de graisse et de poudre, des sourires noircis par l'âge étalés sur leurs figures grotesque. L'éclat de leurs rires empestait la mauvaise foi. Derrière le pli potelé des visages et le fard effarant de leurs paroles, on décelait sans peine l'animosité et la rancœur qui animaient ces pauvres âmes tourmentées. Des êtres rendus cupides par le succès de leurs commerces, envieux sous le joug de la guerre, cruels face à l'évidence de leur déclin. Des créatures abandonnées aux affres terribles d'un monde qui se meurt, animés par le seul désir de prospérité et d'exubérance. Des individus répugnants et détestables. La preuve criante que le destin ne souriait qu'à ceux qui en ont les moyens, reléguant le rêve inaccessible des contes de fée aux naïfs et aux crédules.
Une grosse femme à la robe rouge gloussa bruyamment, tirant le jeune prince révolutionnaire de sa rêverie. Il fit couler son regard vers elle. Une mouche ridicule ornait le coin de ses lèvres tandis qu'un épais chignon terne s'élevait sur son crâne. À l'aide d'une de ses mains, elle portait à sa bouche une coupe de champagne, salissant les doigts de l'autre sur le sucre d'une épaisse pâtisserie. Lui faisant face, l'éclat affolant de ses bijoux miroitant avec outrage sous les lumières du lustre, une petite dame en jupons roses s'appliquait à l'écouter. Un sourire faussement enchanté occupait son visage. Cette vision effara le jeune homme qui détourna presque aussitôt les yeux. Tant de richesses. Tant de sourires. Qui aurait pu croire en voyant ceci qu'à quelques kilomètres de là à peine, des pauvres gens mourraient de faim sur les trottoirs pendant que d'autres délivraient leur dernier soupir dans le désordre terrible d'un champ de bataille. Qui aurait pu le croire ? Edouard se mordit les lèvres. Il étouffait.
La journée avait été horrible. Pas une seule seconde de liberté ne lui avait été accordée. Le prince, pourtant habitué aux recoins obscurs et glacés de sa solitude, avait été forcé à suivre un programme strict, constamment entouré par une armée de domestiques. Son père avait ordonné qu'on ne le quitte pas d'une semelle. La soirée de fiançailles avait lieu ce soir, et tout se devait d'être parfait. Lui compris. Aucun écart ne serait toléré.
En l'espace d'une journée, le palais s'était métamorphosé en une boule d'angoisse. Effervescence, désordre et chaos étaient devenus maitres en ces lieux. Les carrioles de produits et d'étoffes n'avaient cessé de s'accumuler dans la vaste cour, accompagnant le ballet étourdissant des jardiniers et arboristes dans les jardins. À l'intérieur, les cuisines bouillonnaient avec ferveur tandis que les interminables corridors du château s'étaient transformés en un nid grouillant de domestiques. Tout devait irradier avec fierté et rutiler de bonheur. Le palais rénové allait clamer la grandeur et la réussite du royaume de Troye. Ce soir, une alliance d'un jour nouveau naissait, et l'univers tout entier se devait d'être témoin de cette réussite.
Edouard n'avait pas eut pas le temps ni le loisir de songer à ses tourments. Adrien, les gardes trublions, le vide angoissant de son existence. Tout cela n'était que chimères et illusions. Oui. L'essayage de son costume, la répétition calculée de chacun des gestes et des paroles qu'il allait devoir prononcer, ces activités-ci étaient bien davantage nobles et glorieuses que le plus grand de ses chagrins. Un souffle désespéré s'échappa de ses narines.
Une main posée sur le pommeau dorée de son épée, l'autre triturant nerveusement les poils grisonnants de sa moustache, le roi Hughes scrutait avec une attention notoire la salle bondée de monde qui s'offrait à lui. Ses lèvres remuaient fébrilement, livrant quelques paroles inaudibles avec son invitée, la reine Clothilde. Bien droite aux côtés de sa mère, Éléonore fixait elle aussi la foule qui emplissait les lieux. Mais dans son regard ne brillait pas la nervosité palpable du monarque, ni même le plaisir coupable de la souveraine. Non. L'éclat qui y brillait était d'une toute autre nature. C'était un éclat horrifié. Un éclat qui, de sa seule présence, pétrifiait la silhouette gracile de la jeune femme. Le cœur du prince se compressa. Il n'avait plus l'habitude de voir sa charmante camarade ainsi. Non. Cela lui laminait l'esprit. Ils auraient dû fuir, tous les deux, lorsqu'il en était encore temps. Fuir à dos de cheval. S'échapper de ces foudres, esquiver le malheur de ce château et épargner la tristesse d'Adrien. Mais il était trop tard. Le mal était fait. La cage dorée s'était refermée. Son regard se reporta vers la salle.
La musique se tu soudainement, plongeant les invités dans une perplexité manifeste. Le silence se fit. Quelques secondes. Puis le brouhaha revint. Plus fort et plus poignant dans cette pièce à présent dénuée du peu de poésie dont on l'avait doté. Un tintement vint résonner dans l'espace. Le silence revint. Edouard tourna la tête.
Son corps tendu et le cou dressé, un sourire ravi étirant ses lèvres étroites, le roi faisait bruyamment sonner son verre de cristal. Une fois l'attention de tous captivée, il reposa son verre sur le plateau que lui présentait un domestique, avant de bruyamment se racler la gorge. Son éternel sourire n'avait pas quitté son visage.
- Mes amis, commença-t-il d'une voix forte. Seigneurs, comtes, duc, duchesses comtesses, marchands et habitants de tout le royaume, merci d'être venus si nombreux ce soir. Oui, ce soir est un grand soir. Ce bal, auquel j'ai eu le plaisir de vous convier, marque le commencement d'une nouvelle ère. Un nouveau départ. Un chemin que nous allons parcourir ensembles sur les routes lumineuses de la prospérité et du bonheur.
Plus aucun bruit ne s'échappait de la foule pressée aux pieds du souverain. Pas un son. Les visages s'étaient tournés et tous écoutaient, silencieux, sourires figés sur des visages placides. Une masse. Difforme. Docile.
- Plus qu'un nouveau départ, continua le souverain sur le même ton, ce jour a pour moi une consonance toute particulière. La reine Clothilde d'Albinos ici présente et moi-même avons l'immense honneur de vous annoncer l'union non seulement de nos royaumes, mais également de nos enfants.
Un brouhaha s'éleva alors de la foule. Des exclamations réjouies. Certains même, osèrent applaudir. La reine eut un hochement de tête ravie. Édouard quant à lui, s'était figé. Le visage statufié dans un masque de passivité glaçant, il observait avec dégoût ces inconnus se délecter de son bonheur à venir. Ces grandes bouches qui crachaient des piaillements ridicules. Ils le répugnaient. Le roi leva son bras et le silence se fit de nouveau.
- Ce mariage n'était certes plus une surprise pour grand monde dans ce royaume, poursuivit le monarque, mais la reine et moi-même souhaitions de tout cœur célébrer avec vous les fiançailles de nos familles. Alors un grand merci à vous pour avoir accepté de nous accompagner en ce jour de fête, et cela en dépit de la période sombre que nous traversons. J'espère vous revoir à nos côtés pour la célébration du mariage, qui se tiendra dans ces lieux même la semaine prochaine.
La semaine prochaine ? Edouard cru défaillir. Comment cela la semaine prochaine ? Pourquoi n'était-il pas au courant de ce léger, mais néanmoins capital, détail ? Diable, n'était-il point le principal concerné dans cette affaire ?! Un ruminement amer gonfla dans sa gorge, polluant les eaux torturées de son esprit. Le roi frappa dans ses mains.
- Enfin, conclu-t-il sans abandonner un seul instant son indéchiffrable sourire, je voudrais remercier et accueillir près de moi mon cher et estimé ami : Monseigneur de Potency, fidèle serviteur de notre famille, qui a eu l'extrême obligeance de bénir les anneaux symbolisant l'union prochaine de nos futurs mariés. Monseigneur, je vous prie, approchez.
Une silhouette sombre et longiligne se détacha de l'imposant paquetage de couleurs. Un homme à la peau grise, le visage maigre, dévoré par une barbe blanche et ordonnée. Un individu à la longue tunique noire, le col bordé d'un blanc poudreux. Le cœur du jeune prince tressauta. Monseigneur de Potency.
Le messager de Dieu s'approcha de l'estrade. Son pas était lent, presque trainant. Dans ses mains jointes, ses doigts osseux transportaient une boite de velours bleu. Debout sur son estrade, les mains plaquées contre ses cuisses, Edouard ne parvenait à défaire son regard de la figure émaciée du vieil homme. L'éclat profond de ses étroites pupilles, le pli enfoncé de ses lèvres, le relief palpable et angoissant de sa pomme d'Adam. La vision de ce sombre personnage fut comme une bourrasque de souvenirs algides dans son esprit. Il se souvenait de son ombre, toujours entichée derrière les pas du roi. Sa voix sombre et caverneuse qui résonnait dans les couloirs vides du palais. Sa silhouette, voutée, presque cassée, hantant si souvent les allées vertes des jardins. Le regard du jeune prince parcourait le corps de cet homme. Il le fixait comme si cela été la première fois. Comme s'il redécouvrait chacun de ses traits. Le rythme boitillant de ses pas, le poivre de ses poils, le lobe brisé de son oreille. Il le voyait. Pour la première fois depuis des années. Et cet homme était un vieillard.
Edouard ne savait que peu de choses concernant cet homme, comme il ne savait que peu de choses concernant son propre royaume. Il se souvenait simplement de sa présence. Lourde. Pesante. Angoissante. Un fantôme dans un château vide. Une ombre se découpant dans les couloirs trop blancs du palais. Comme beaucoup de personnages ici rassemblés, il était un de ces rouages emboités dans ce jeu de fous. Un pion de plus dans la représentation troyenne. Protagoniste clé, agissant en coulisse, mystérieux et inquiétant. Un homme d'Église comme on en connait tant. Un prélat qui avait eut l'odieux mérite de côtoyer la charmante et inimitable famille royale.
Enfin, Potency gravit les dernières marches qui le séparaient encore des souverains. Il adressa une accolade chaleureuse au monarque, qui profita de l'instant pour lui glisser quelques paroles secrètes à l'oreille, avant de se tourner vers les deux jeunes fiancés. Ces derniers n'avaient pas bougé d'un pouce. Le prince le fixait sans rien dire, son visage impassible dissimulant les tourments effrénés de son âme, tandis qu'Éléonore considérait l'homme avec dégout. Monseigneur de Potency leur adressa un sourire. La peau maigre de son visage se plissa avec horreur. Il dévoila l'écrin d'un geste théâtral, se tournant vers l'assemblée toujours amassée à leurs pieds.
- Amis de tout le royaume, déclara-t-il d'une voix grave et sérieuse, réjouissez-vous avec moi car deux âmes nous font ici la promesse d'aller s'unir devant Dieu. Et moi, que le Seigneur a sacré de sa lumière, présente à vos yeux ébahis ces deux anneaux consacrés.
Le sombre personnage pivota de nouveau vers les futurs époux. Ses yeux s'étaient mis à briller avec folie. Un sourire de dément illuminait son visage. Edouard frissonna. L'homme s'approcha d'eux. Dans ces mains, le boitier s'était ouvert, révélant deux bagues argentées.
- Mes enfants, continua le vieillard sur le même ton, de mes mains je bénis ces fiançailles. Je bénis ces alliances. Votre mariage sera grand, vos royaumes seront prospères.
Ses doigts fripés vinrent saisir la main du jeune prince. Edouard frissonna au contact de cette peau glacée. L'anneau glissa sur son annulaire gauche, le froid du métal giflant vivement sa chair. L'homme pivota ensuite vers la princesse, répétant le même manège. Cette dernière semblait se liquéfier sur place.
- Vous nous donnerez un beau et fort héritier Altesse, annonça le vieillard d'une voix sombre. Ce garçon sera la preuve vivante et divine que nos deux royaumes ont toujours vécu pour la paix de cet instant.
Le doux visage d'Éléonore était devenu aussi pâle que la mort. Plus blanc qu'un linceul. Plus figé encore que la face mortifère d'une statue. Mais Monseigneur de Potency ne sembla pas s'en formaliser. Les mains à présent croisées sur le bas de son ventre, un sourire satisfait accroché au visage, il toisa un instant l'assemblée immobile. Le roi, en retrait sur les marches, patientait d'un air nerveux. Il avait hâte que toute cette mascarade se finisse enfin. Edouard n'en pensait pas moins.
- Réjouissez-vous mes amis, s'exclama le vieux barbu, réjouissez-vous ! Moi, Monseigneur de Potency, fils de Dieu, vous convie à la fête. J'ai personnellement l'honneur de célébrer cette union sacrée. Cette union qui cèlera pour toujours et à jamais l'avenir de nos deux couronnes.
Et sur ces dernière paroles, l'illustre personnage mit fin à son discours, entamant une descente lente et réfléchie jusqu'au bas des marches. Pas un son n'osa s'élever dans l'espace. Pas un souffle. Rien. Le monde s'était comme figé, assistant le souffle coupé à la marche apathique de ce vieillard. Les mouches même s'étaient tues. Dehors, le vent ne soufflait plus. La nuit semblait avoir interrompue son court. Une virgule dans le long fleuve du temps. Quand enfin, le soulier de cuir foula le carrelage blanc de la grande salle, le monde entier s'autorisa à respirer. Un bruyant soupir. Un éclat de voix. La musique repris. Des rires éclatèrent de nouveau. La vie, tout simplement, retrouvait sa course languissante. Le roi avait rejoint ses invités.
Toujours plantés aux côtés du trône, leurs visages moulés dans un masque de léthargie affolant, le futur couple princier semblait fixer ce spectacle sans en comprendre le sens. Le col montant de sa veste torturant péniblement la peau tendre de son cou, Edouard faisait tourner l'anneau de métal qui ornait à présent son doigt. Ses pupilles claires suivaient avec lassitude le ballet affligeant des convives. Mêlé à la foule, comme pour faire ne faire qu'un avec ce corps mouvant et difforme de luxure, son père apostrophait quelques seigneurs. Plus loin, réfugié non loin du buffet, Monseigneur de Potency s'empiffrait de biscuits et de vin.
Le bruissement imperceptible d'un jupon tira le jeune prince de sa contemplation. Une main était venue saisir son bras. Des doigts longs et fins. Une poigne affolée. Edouard tourna la tête.
Le visage toujours affreusement pâle, ses grands yeux sombres s'écarquillant avec horreur et frayeur face à cette salle qui la terrifiait, Éléonore pressait dans une ferveur inquiète le vêtement blanc et noble du prince. On pouvait lire dans son regard la crainte alarmante d'une jeune fille éperdue. L'étincelle de ses pupilles clamait l'effroi de ses pensées. Sans un regard à l'homme auquel elle s'agrippait, la princesse contemplait dans un silence terrifié les lumières aveuglantes du bal.
Dans un soupçon de douceur, Edouard vint déposer une main rassurante sur les menottes angoissées de la jeune femme. Une vague de chaleur. Un baiser protecteur. La preuve intangible de son soutien. Éléonore tourna aussitôt son visage blême vers lui. Un léger sourire vint échouer sur ses lèvres. Le prince le lui rendit.
- Mon amie, commença-t-il d'une voix apaisante, c'est nuit de fête aujourd'hui. Vous me ferez grandement honneur et plaisir en m'accordant le bonheur d'une danse.
La jeune femme tressaillit face à cette demande. Sous la chaleur moite de sa paume, Edouard percevait la nervosité de son corps. Il lui pressa doucement la main. Le sourire de la princesse se fit plus joyeux, presque sincère. Elle s'inclina légèrement, le regard toujours rivé vers l'homme qu'on lui avait promis.
- Edouard, ironisa-t-elle timidement, vous ne manquez donc aucune occasion d'aller vous pâmer en pleine lumière...
Le prince eut un sourire. Il s'inclina à son tour.
- Voyons ma chère, s'amusa-t-il, vous savez pourtant bien que cela est mon loisir favori. Qu'existe-t-il de plus plaisant que de se pavaner parmi des paons, me réjouissant avec eux d'un destin qu'ils m'ont tracé ?
Un léger gloussement s'échappa de la gorge fragile de la princesse. Une étincelle de malice s'était allumée dans son regard. Une bouffée de bonheur enivrante. Rassurante. Elle eut un léger mouvement de tête. Son sourire était maintenant paré d'une perle amusée.
- Ah mais si cela est pour satisfaire votre nouvelle vocation de poule royale, je ne peux refuser votre requête ! répliqua-t-elle d'une voix plus légère. Allons donc nous pavaner comme il se doit, cher futur époux !
Prononçant ces dernières paroles, elle glissa sa main sous le bras du prince puis tous deux, non sans avoir échangé un regard entendu, descendirent d'un commun accord les marches luxuriantes du trône. Les têtes poudrées se retournèrent vers eux. Sirotant une coupe de champagne, le roi toisait la marche de son fils d'un air mauvais. L'orchestre avait entamé une valse emphatique. Parfait.
Le son grinçant d'un violon ronronnait dans l'espace. Accompagnant sa longue complainte, un musicien faisait courir son archer sur le corps sculpté d'une contrebasse. Sur la piste de danse, les couples ondulaient d'un pas lent, les jupons de ces dames glissant avec langueur sur le carrelage trop blanc. Réfugié dans un coin sombre de la salle, son bras frôlant consciemment le velours d'un épais rideau, Edouard avait abandonné son esprit dans la cavale envoutante des notes. Son regard fixait le vide.
Cela faisait près de deux heures à présent que cette soirée interminable avait débuté, et le prince n'espérait plus la voir se clôturer. Il n'espérait plus grand-chose à vrai dire. Éléonore lui avait été arrachée, son père l'ignorait superbement et personne ne prêtait attention plus attention à lui. Il était devenu aussi insignifiant que la tapisserie vieillie par le temps qui ornait le mur, c'était dire. Son esprit cruel ne cessait d'évoquer non sans souffrance les souvenirs de la veille. Le regard d'Adrien. Ses paroles terribles. Les ténèbres de la forêt. L'ombre inquiétante des deux gardes. Encore. Et encore. Jusqu'à ce qu'il s'effondre. Jusqu'à ce qu'il n'en puisse plus et que ces jambes rendent les armes, là, au plein milieu de cette salle de bal affreusement lumineuse. Alors, pour éviter de voir son monde s'écrouler, le jeune prince préférait s'oublier entre les lignes étroites d'une partition, s'envoler avec elles dans une farandole enivrante de notes. Là, et seulement là, il était bien.
Un nuage sombre se faufila devant lui. Des éclairs violets. Le gloussement âpre et singulier d'une vieille femme. Edouard bâtit des paupières, comme émergeant d'un drôle de rêve. Le rire s'éloigna. Il n'eut nul besoin de chercher bien longtemps pour comprendre d'où ce dernier venait. Déambulant dans la pièce, son bras maigre agrippé à celui d'un comte moustachu, la reine Clothilde manifestait bruyamment le plaisir que lui procurait cette cérémonie. De sa main libre, elle soutenait un verre de vin rouge, presque aussi sombre que sa tenue. Marchant en retrait à ses côtés, tête baissée et mains jointes sur les jupons violacés de sa robe, Éléonore suivait passivement sa mère. Son visage avait repris une teinte blafarde.
Edouard détacha son regard de cet affligeant spectacle. Que pouvait-il faire ? Il n'avait plus la force ni le courage d'agir. La lourdeur de cette soirée l'avait abattu. Il préférait séjourner là, dans l'obscurité rassurante de son mur. Un domestique s'approcha de lui, présentant au jeune noble une coupe de champagne sur un plateau. Le prince saisit le breuvage qu'on lui présentait. Le pétillement légèrement acidulé du liquide vint irriguer sa gorge. Le jeune page s'éloigna.
Dans l'embrassure de la porte, la paume de sa main posée avec solennité sur le bouton de son arme, un garde à l'uniforme bleu et rouge scrutait la salle avec attention. Son visage disparaissait sous l'ombre de son heaume. Silencieux, presque invisible, il était semblable à une statue. Édouard le dévisagea. Ainsi positionné, l'homme avait une visibilité totale sur la cérémonie. Un blason croisé étincelait sur son torse. Un soldat de la garde royale. Identique en tout point à ceux rencontrés la veille. Peut-être même, cet homme était-il un des deux comploteurs. Comment le deviner ? Il se souvenait à peine des traits de leur visage. Seule leurs voix, lugubres, criardes, lui étaient curieusement restées en mémoire.
Détachant son regard de cette silhouette inquiétante, Edouard balaya une énième fois l'immense salle de bal. Mais ses pupilles n'eurent pas le temps de parcourir complètement l'immensité de la pièce. Non. Une autre silhouette, bien plus étroite et menue, venait de capter son attention. Le dos vouté, le cheveu grisonnant, le visage ridé. Son père. Son bon vieux père.
Depuis le début de la cérémonie, les deux hommes n'avaient pas échangé un seul mot. Pour dire vrai, ils ne s'étaient pas adressés la parole depuis leur fâcheuse altercation de la veille. Non que les délicieux échanges qu'ils entretenaient lui manquaient, mais Edouard était curieux de savoir où en était le roi. Qu'avait-il fait de ses informations ?
Le ciel s'était couvert au dehors. Dans l'obscurité prégnante de la nuit, on ne décelait plus aucune étoile. Hugues d'Aurhobeau était en pleine conversation avec une femme à l'imposante étole verte. Une potiche grasse et emplumée. Le sang du jeune prince ne fit qu'un tour. Engloutissant d'un trait le contenu amer de son verre, il se décolla de son mur pour avancer d'un pas assuré vers son père.
La grosse femme s'éloigna. Le roi ne bougeait pas. Perdu dans ses pensées. Edouard approcha.
- Père, l'interpella-t-il d'une voix inhabituellement forte.
Tressautant légèrement, le vieux monarque pivota rapidement vers son fils. Ses petits yeux sombres le considérèrent un instant. Mais, avant que le prince n'eût le temps de prononcer un mot de plus, l'homme se détourna. Ses jambes l'emmenèrent vers une direction opposée. Un temps interdit, Edouard se ressaisit avant de rapidement emboiter le pas de son paternel.
- Père, répéta-t-il d'une voix plus suppliante, je n'ai pas eu l'occasion de vous voir depuis hier. Je m'interrogeai sur le sort que vous avez fait au trou qui...
- Monsieur de Clersemay, s'exclama soudainement le roi, coupant court au discours désespéré du prince. Je n'ai pas encore eu le plaisir de vous voir ce soir. Comment allez-vous mon cher ? J'espère que vous passez une agréable soirée en notre compagnie.
Le seigneur de Clersemay en question, un grand homme sec aux courts cheveux noirs et à la tunique verte, se retourna à l'entente de cette apostrophe imprévue. Un sourire poli étira ses lèvres pleines. Il s'inclina noblement devant le roi.
- Mon roi, salua-t-il d'une voix grave, ce bal est à la hauteur de notre royaume : splendide. Et les deux jeunes fiancés sont fort charmants. Je suis certain que leurs épousailles prochaines sauront rétablir la paix sur nos terres. Avec la couronne d'Albinos à nos côtés, nous ne pouvons qu'être victorieux !
Un rire âpre secoua le corps usé du souverain. Il hocha la tête d'un air entendu. Légèrement en retrait, le regard plongé dans le blanc parfait de ce carrelage trop lisse, Edouard les écoutait d'une oreille indiscrète. Son père le fuyait. Original.
- Mais c'est bien le but mon ami, répliqua le roi sur un ton ravi. C'est bien le but. Ulrich et ses sbires ne pourront que s'incliner face à la grandeur de nos couronnes unifiées.
Les deux hommes se lancèrent dans une conversation animée. Toujours planté derrière eux, Edouard patientait docilement. Il n'avait rien de mieux à faire de toute manière.
Jamais auparavant il n'avait vu, ni même aperçu et encore moins entendu, ce monsieur de Clersemay. Ses grands yeux couleur caramel et son sourire ponctué de dents du bonheur, il ne semblait pas être un mauvais bougre. Tout le contraire d'ailleurs. Il inspirait une forme de confiance. Une sagesse et une douceur qui tranchaient avec la rugosité de son visage. Ses grandes jambes maigres et son imposant buste, légèrement bedonnant, lui conféraient une allure burlesque, presque attachante. Edouard se laissa aller à un sourire.
- Je vais devoir vous quitter mon altesse, mon épouse me demande. J'ose espérer vous revoir bientôt aux épousailles de votre fils.
- Je l'espère également très cher. Saluez Madame la comtesse pour moi.
Hochement de tête. Courbette respectueuse. Échange de sourires de circonstances. L'homme s'éloigna. Edouard releva la tête. Enfin. Face à lui, son père n'avait pas bougé. Le buste légèrement incliné vers le côté, il avait posé sur son fils son regard sombre, terrible. La bienveillance qui occupait jusqu'alors ses traits s'était éteinte, supplantée par un masque redoutable. Le prince frémit.
- Père, balbutia-t-il finalement avec beaucoup moins d'entrain.
Le vieil homme ne broncha pas. Edouard n'aurait su dire s'il préférait ce silence implacable aux fureurs habituelles du souverain. Mais ils étaient dans une salle de bal, jamais le roi n'oserait publiquement s'en prendre à lui. Non. Jamais. C'était le moment ou jamais d'espérer obtenir quelques réponses, d'avancer les quelques faibles arguments qu'il avait réussi à rassembler. Edouard inspira.
- Père, reprit-il, loin de moi l'idée de vous importuner, mais je souhaitais savoir ce qu'il en était de la chose dont je vous ai entretenue hier. Je ne sais pas vraiment de quoi les actions de ces gardes retournent, mais ce trou est...
Le prince se tu brusquement. Le roi avait bougé. Lentement. D'un pas trainant, il s'était approché de son fils, le visage toujours pétrifié dans ce masque d'affolante placidité. Ses petits yeux sombres plongèrent dans ceux du jeune homme, fourrageant rudement l'âme éreintée de ce dernier. Edouard dégluti. Le roi était suffisamment proche pour qu'il puisse déceler l'odeur si particulière de son parfum. Cèdre. Sauge. Son souffle chaud vint faire frissonner la peau inquiète du jeune noble. Il se figea.
- Écoute moi bien sale rejeton inutile, articula sèchement le souverain à l'oreille du prince, évoque encore une fois de plus ce sujet dans l'enceinte de cette pièce et plus jamais, au grand jamais, tu ne reverras la couleur du jour. Est-ce clair ?
Le poignard alla de lui-même se planter dans le cœur sanguinolent du garçon. Puis un éclair, brulant et puissant, le traversa de part en part. Edouard se pétrifia sur place. Son âme avait cessé de remuer. Il n'y avait plus que ces paroles cinglantes dans son esprit, et les reflux affolés de son sang dans ses veines glacées.
Satisfait de son effet, le visage toujours aussi sévère et le regard plus sombre encore que les ténèbres, le roi se décala. Il considéra un court instant le visage blême de son fils, avant de tourner les talons pour s'éloigner dans une direction opposée, à la rencontre de nouveaux invités.
Immobile, la bouche encore légèrement entrouverte et le regard figé, Edouard semblait avoir perdu le peu d'attaches à la réalité qui lui restait. Ce n'était plus qu'un pantin, une poupée vide. Son cerveau ne vibrait plus, son cœur s'était asséché de toute trace d'émotion et dans sa gorge expirait le cadavre fumant de son malheur. Il n'était plus rien. Même plus un prince. Éléonore, toujours plantée aux côtés de sa mère, telle la plus parfaite des potiches, considérait le prince avec douleur. Dehors, le ciel crachait sur la terre les tréfonds de sa tristesse.
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Hey ! Merci à vous de m'avoir lu jusqu'ici ! C'est ainsi que ce conclut ce 31ème chapitre... j'espère qu'il vous aura plu ! Quelles sont vos impressions ?
Personnellement je me suis beaucoup amusée à l'écrire, mais j'ai conscience que ce n'est pas du tout l'épisode le plus palpitant de cette fiction... Je me suis beaucoup trop étalée (emportée par de subites envolées lyriques du moments il faut croire) alors je m'excuse pour cette lenteur/longueur. J'avais peur de vous perdre ou de vous décourager. Dites moi ce que vous en avez pensé ! Si vraiment c'était insupportable, promis je ne recommencerai plus !
Enfin voilà, ils sont à présent officiellement fiancés et le mariage se déroulera dans une semaine (on approche on approche... Avec un petit Adrien légèrement grognon et dans les vapes, comment pensez-vous que cela se déroulera ?)
Bref, un petit chapitre de transition pour passer à une seconde phase de l'histoire. Ça commence peu à peu à se mettre en place tout cela. Je suis déjà en train d'écrire la suite, alors accrochez vous parce que j'ose espérer que ça vous plaira !
Merci mille fois pour continuer à me lire et à me faire confiance ! Merci également mille fois pour tous vos retours qui me font toujours ultra plaisir !
À très bientôt !!
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