
Chapitre 24 : La rivière
Ses petits doigts s'activant sur les cordes du manche, un morceau de langue légèrement coincée entre ses lèvres, Krista s'appliquait à faire sonner le majestueux instrument qu'elle tenait entre les mains. Assit à ses côtés, Edouard guidait en silence ses gestes incertains. Son regard couvrait la fillette avec une bienveillance appliquée. Autour d'eux, soufflant ses effluves de malice, une brise légère venait doucement chiffonner leurs vêtements.
Cela faisait presque une heure qu'ils étaient assis là. Ponctué par les cris d'admiration de la jeune fille, ils avaient tous deux promptement effectué le chemin du retour, le prince tirant derrière lui la charrette de fleurs. Après avoir déchargé leur lourde marchandise et constaté l'absence regrettable du noiraud, les deux compagnons s'était finalement décidés à établir résidence sur le banc de bois qui ornait la maigre bâtisse, s'étalant studieusement à la révision du violon. Non loin d'eux, dissimulé entre les épaisses branches d'un chêne, un écureuil au pelage effrontément roux les observait curieusement.
- Mais c'est beaucoup trop difficile... ronchonna Krista en pinçant rageusement une corde innocente. Et j'ai mal aux doigts. Je veux jouer comme toi moi ! Apprends-moi un morceau ! Celui de la dernière fois !
Edouard eut un sourire. Krista n'était assurément pas la personne la plus patiente qu'il ait rencontrée. Et sa mine boudeuse n'arrangeait pas son affaire. Secouant la tête, il saisit délicatement une de ses mains pour la porter jusqu'aux touches qui ornaient le manche de l'instrument.
- Je ne peux t'apprendre aucun morceau si tu ne sais pas comment les jouer, rétorqua-t-il en faisant sonner un timide do. Regarde, il faut que tu bouges tes doigts comme cela. Une fois que tu sauras le faire, promis je t'enseignerai la comptine de ton choix.
- Mais je n'y arrive pas...
- Il faut de la patience Krista.
La fillette laissa échapper un lourd soupir. Croisant ses bras grassouillets contre sa poitrine, elle renfrogna sa petite tête dans le creux de ses épaules.
- J'aime pas être patiente, maugréa-t-elle.
Le prince étouffa un rire. Pinçant ses lèvres, il pencha son visage vers la blondinette. Une moue vexée ornait ses traits enfantins.
- Tu m'en diras tant... s'amusa-t-il en tapotant gentiment sa chevelure aux couleurs de blé.
Soufflant sur une de ses mèches, Krista se dégagea de l'emprise du jeune homme. Les sourcils froncés, elle fit osciller son regard entre l'instrument et le visage du noble, avant de saisir le premier pour le tendre vers le second.
- Joue-moi un morceau ! s'exclama-t-elle d'une voix enjouée. S'il te plait ! Joue un morceau rien que pour moi !
Surpris par ce soudain revirement de situation, Edouard laissa s'écouler quelques rapides secondes d'absence perdue, avant de brièvement battre des paupières et de secouer la tête. Il saisit l'instrument entre ses mains. Ses longs doigts glissèrent sur la surface lisse et brillante du violon. Les cordes neuves, fièrement tendues, semblaient attendre ses coups d'archer. C'était comme un appel. Un cri du cœur. L'instrument l'invitait à jouer. Il le suppliait de faire sonner des notes enflammées dans son misérable réceptacle de bois. Ses formes, son odeur, sa couleur... Il l'hypnotisait.
Le jeune prince releva le visage. Toujours assise à ses côtés, les mains jointes en une prière silencieuse, Krista le fixait de ses grands yeux verts. Sa jambe tressautait sur le sol. Osant un sourire amusé, le bouclé secoua la tête avant de se pencher en arrière pour saisir l'archer qui trônait contre le mur. Un cri de joie s'échappa des lèvres de la fillette. Elle se mit à battre des mains avec excitation.
- Hijo de Luna ! s'exclama-t-elle joyeusement en agrippant son bras. Joue Hijo de luna !
Sursautant à ce brusque contact, Edouard considéra la jeune fille d'un air confondu, avant de libérer son bras pour porter la noble baguette au niveau des cordes.
- Hijo de ce que je veux, marmonna-t-il avec un sourire. Ecoute et surtout tais-toi.
Mais alors qu'il allait faire glisser ses doigts sur les touches, un cri inattendu suspendit son geste. Un cri merveilleux. Un frisson s'empara de son corps. Comme un coup de tonnerre. Une décharge soudaine. Une brusque apparition. Il se figea aussitôt.
- Krista ! s'exclama une voix. T'es où bon sang ?! Il faut absolument que tu m'aides ! J'ai besoin d'une canne à pêche de toute urgence, j'ai...
Les cheveux en bataille et les joues rougies par l'effort, Adrien déboula à toute allure à l'angle du mur. Son éternelle sacoche glissait dangereusement sur son épaule tandis que son torse se soulevait avec agitation sous l'emprise excitée de son souffle. A la vue des deux jeunes gens assit sur le banc face à lui, il arrêta subitement sa course. Ses dernières paroles restèrent suspendues dans les airs.
Visiblement agacée par l'interruption malvenue de son frère, Krista laissa lourdement retomber ses épaules et sa fièvre pour se tourner lentement vers lui.
- Parce que tu pêches toi maintenant ? bougonna-t-elle. C'est nouveau tiens...
- Ed ! s'émerveilla le garçon en reprenant ses esprits. Quelle heureuse coïncidence ! Tu tombes à pic !
Sans prêter aucunement attention aux paroles de sa sœur, le noiraud se précipita vers le jeune prince. Saisissant son bras, il le fit immédiatement se lever de son trône de bois puis le déchargea de son fardeau musical qu'il déposa sur le sol. Ses yeux pétillaient d'un éclat malice nouveau. Fasciné par cette apparition tout aussi soudaine que merveilleuse, Edouard se laissa faire, hébété. Son esprit s'était perdu dans la fougue sublime du garçon. Ses pieds ne touchaient déjà plus le sol.
- Dis-moi beau cuisinier, repris Adrien avec un énorme sourire, sais-tu nager ?
Edouard battit stupidement des paupières. S'il savait nager ? Bien évidement qu'il savait nager. Quel genre de question était-ce ?
- Je, euh... oui. Oui je sais nager. Pourquoi est-ce...
- Parfait ! le coupa le garçon d'une voix ravie. Alors je t'embarque avec moi !
Prononçant cela, il laissa échapper un léger rire puis pivota sur lui-même pour rapidement s'éloigner en direction des bois, emmenant dans sa course un prince tout aussi perdu que transporté.
- Eh ! s'offusqua Krista en se levant à leur suite. Mais il allait me jouer une comptine ! Rends-le-moi !
La main toujours enroulée autour de l'avant-bras du jeune noble, Adrien lui tira la langue d'un air espiègle.
- Désolé petite sœur, mais ce charmant garçon m'est réservé !
Réservé et charmant ? Lui ? Edouard se senti furieusement rougir. Mais le noiraud ne lui laissa pas le temps de reprendre ses esprits. Sans desserrer son emprise, il l'entraina à sa suite, et tous deux disparurent au pas de course dans les épais branchages de la forêt.
Slalomant entre les troncs noueux des arbres, Edouard suivait avec une fascination à peine contenue la silhouette souple et gracile du noiraud. Les rayons du soleil qui filtraient à travers les arbres venaient faire étinceler sa chevelure sombre, découpant dans l'obscurité tranquille des bois les contours pâles de sa peau. Avançant au pas de course, son corps semblait onduler avec une facilité déconcertante entre les obstacles sauvages.
Les yeux grands écarquillés et la bouche entrouverte, le prince ne le lâchait pas du regard. Il avait beaucoup trop peur qu'il disparaisse de nouveau au moindre battement de paupière. Et il ne voulait pas prendre ce risque. Non. L'instant était trop beau. Il aurait pu croire à un rêve. Adrien était ce rêve. Cette apparition. Une créature merveilleuse qui le guidait vers un futur plus doux. Un ange sublime évoluant au sein de ce labyrinthe végétal. Une bouffée de liberté. Un battement de cœur.
Ses doigts toujours refermés sur son poignet, le garçon ralenti peu à peu l'allure. Sans prêter attention à ce brusque ralentissement, le bouclé concentra ses sens sur me contact grisant de sa peau. Son sang pulsait à tout allure dans ses veines. Il ne contrôlait plus rien. Non. Rien. Ses pensées étaient envahies d'émotions perturbantes et contradictoires.
Finalement, Adrien se mit au pas. Ses pieds foulaient avec fatigue le sol. Une main soutenant ses côtes, il semblait chercher son souffle. Edouard s'approcha de lui. Les joues du garçon s'étaient éprises d'une teinte écarlate. La bouche entrouverte, il respirait bruyamment. Les éclats du soleil venaient faire scintiller les quelques perles de sueurs qui souillaient son front. Il étouffa un gloussement fatigué, avant de passer une main éparse dans ses cheveux puis de tourner son visage souriant vers le jeune prince. Ce dernier cru défaillir.
- Ah... souffla le noiraud entre deux rire nerveux. Je suis mort.
Edouard fronça les sourcils. Mort ? Grand dieu non ! Jamais ! Il ne l'avait jamais trouvé aussi vivant.
- Je... hésita-t-il en se mordant les lèvres. Quelle est l'urgence exactement ?
Haussant un sourcil amusé, Adrien lui offrit un énième sourire avant de lâcher son bras pour maladroitement replacer la bandoulière de sa besace sur son épaule. Un courant d'air froid vint remplacer la chaleur de sa main. Le jeune prince frissonna.
- Ah.. ! s'exclama misérablement le garçon avec un rictus taquin. Un drame ! Figure-toi que j'avais décidé de me perdre dans les bois pour lire un livre sur quelques plantes. Rien de folichon tu me diras, mais le destin a voulu que l'arbre auquel je me suis adossé se trouva au sommet d'une pente dévalant jusqu'à la rivière.
Edouard fit parcourir son regard sur le visage espiègle de noiraud. Une grimace navrée rongeait ses traits, surplombée d'une once de malice délicieuse.
- Comble du désespoir, continua le garçon, il se trouve que cet amas de toile misérable qui me sert de sac ne ferme pas bien. Mais je suis naïf... Terriblement naïf ! Trois flacons que je devais remettre à des clients ont dévalé la pente pour aller faire trempette dans la rivière... Les misérables !
Un léger souffle de vent vint ébouriffer ses mèches sombres. Il faisait plus frais. Plus humide également.
- Les fioles se sont coincées dans un amas de branchage. J'ai besoin d'aide pour les récupérer. Si elles prennent l'eau, tout mon travail sera fichu...
Les bottes du jeune prince s'enfonçaient dans la terre molle. Une mousse verte et odorante recouvrait le sol. Comme un tapis de nature. Un matelas d'herbes moelleuses. Une pente douce commençait à s'amorcer. Ils devaient s'approcher de la rivière.
Les yeux toujours posés sur le visage sublime de son compagnon, Edouard fronça les sourcils. Il se pinça brièvement les lèvres puis frotta nerveusement la paume de sa main contre la toile sombre de son pantalon.
- Mais... hésita-t-il en dodelinant timidement de la tête. Pourquoi n'es-tu pas allé les récupérer tout de suite si c'est si urgent ?
Visiblement étonné par cette question, Adrien releva son regard clair vers le jeune prince. Il le fixa quelques secondes sans rien dire, avant de laisser un sourire amusé étirer ses lèvres fines.
- Eh bien, déclara-t-il en croisant malicieusement ses bras sur son torse, parce que j'attendais qu'un grand et bel homme vienne à ma rescousse !
Un grand et bel homme ? Le cerveau du jeune noble disjoncta. Un voile de chaleur s'empara presque aussitôt de ses joues. Battant des paupières, ses yeux s'esquivèrent quelques instants, avant d'irrésistiblement retourner se poser sur le visage du noiraud, un peu plus perdus qu'avant.
Un léger rire s'échappa de la gorge du garçon. Secouant la tête, il laissa ses pupilles pétillantes dévorer la figure hébétée du bouclé.
- Bon ok, lâcha-t-il d'un air vain, je ne sais pas nager...
Edouard fronça des sourcils. Son esprit refit surface.
- Tu ne sais pas nager ? s'étonna-t-il en pressant le pas pour se remettre à son niveau.
Le visage d'Adrien s'assombrit légèrement. Mordillant ses lèvres, il sembla hésiter quelques instants, avant de finalement relever sa tête vers le jeune prince.
- Non, articula-t-il finalement. Je sais lire, écrire, chanter, murmurer à l'oreille des chevaux, mais je ne sais pas nager.
Edouard eut un léger sursaut. Le ton brusquement amer du garçon le surprit. Son visage soudainement sombre et triste l'inquiéta. Le fait qu'il ne sache pas nager l'intriguait. Lui qui savait tant de chose. Lui qui était si malin et cultivé. S'il avait compris que les compétences qu'on lui avait enseignées au palais n'était pas un dû pour tout le monde, cette faiblesse dans la personne d'Adrien le surprenait. Pourtant, pour une raison qu'il ignorait, il trouvait cela touchant. Un battement de cœur le rappela à la raison.
- Enfin, là n'est plus un problème car mon preux et fidèle homme de cuisine est venu me tirer de la tourmente ! s'amusa Adrien en relevant son visage radieux vers le bouclé. D'ailleurs, nous sommes arrivés.
Disant cela, il pivota souplement au niveau du tronc d'un chêne épais. Edouard le suivit. Derrière l'arbre, un dénivelé. En bas, une rivière. Sauvage. Tranquille. De légers et délicats clapotements d'eau venaient tinter dans ses oreilles. Il ne semblait pas y avoir de courant. La surface de l'onde était calme, reposante. Seul un rocher recouvert de branches faisait obstacle à cette force superbe de la nature. Le jeune prince plissa les yeux. Au milieu des branches, une bouteille. Non. Deux bouteilles. Emplies d'un liquide jaunâtre. Les fioles d'Adrien.
- Elles sont là, au milieu de ce fichu barrage à la noix...
Edouard tourna la tête. Un bras enroulé autour du tronc, Adrien fixait en silence le courant d'eau qui s'écoulait quelques mètres plus bas. Le jeune prince fronça les sourcils. Le front du garçon semblait barré d'une ride indescriptible. Ses sourcils s'étaient fendus en une peine étrange et dans ses prunelles si claires, brillait une lueur qu'il ne lui connaissait pas. Quelque chose comme de la crainte. Un soupçon de dégout. Une perle d'horreur.
Adrien fit finalement couler son regard vers le jeune noble. Il battit quelques instants les paupières d'un air interdit, avant de faire innocemment basculer sa tête sur le côté.
- Quoi ? s'étonna-t-il avec un drôle de sourire. Ne me dit pas que tu m'as honteusement menti au sujet de tes compétences aquatiques ?
Le bouclé eut un sursaut. Secouant vivement la tête, il se redressa aussitôt.
- Non, non, bafouilla-t-il bêtement. Bien sûr que non.
Le rire léger du noiraud vint quelque peu perturber ses sens. Il baissa le regard vers la rivière.
- Non non quoi ? s'amusa Adrien.
Edouard se mordit violement les lèvres. Sa propre stupidité l'agaçait. Comment faisait-il pour être aussi superbement niait ? Avec conviction, il remonta promptement les manches de sa chemise, paré à dévaler à pas de géant cette pente terrible pour aller affronter les flots monstrueux de la rivière. Il était un prince. Son devoir était de venir à l'aide de ses malheureux sujets. Plus encore lorsque ces derniers avaient un aussi beau sourire.
- Non je ne t'ai pas menti et oui je vais aller récupérer tes fioles, déclara-t-il finalement d'un ton décidé.
Un éclat de rire vint tinter contre son tympan, mais il ne s'en formalisa pas. Non. Au lieu de cela, il entreprit d'entamer la descente de la petite butte. Un pas après l'autre. Lentement. Sûrement. Il avançait. Jusqu'à ce que la semelle de sa botte se pose sur un amas de terre trop humide. Jusqu'à ce que son pied glisse fatidiquement sur un monceau de mousse fourbe et sauvage. Jusqu'à ce que son corps bascule et dévale contre son grès les quelques mètres qui lui restaient à parcourir.
Edouard ferma les yeux, retenant un cri pitoyable. Sa vie défila devant lui. Un monde sombre et effrayant. À moins que cela ne soit l'obscurité de ses paupières closes. Il ne savait pas. Toujours était-il qu'il serra les poings, fermant la bouche, prêt au grand plongeon. Mais, contrairement aux flots impétueux d'une mer déchainée auxquels il avait jugé bon de s'attendre, ce fut un amas de galets inconfortables qui le réceptionna. Un lit rigide et impitoyable qui vint brutalement heurter les muscles fragiles de son dos.
Des rires moqueurs et incertains résonnèrent dans les bois. Edouard ouvrit les yeux. Il se trouvait dans la rivière, noyé jusqu'au bassin, la tête hors de l'eau et les bras en croix. Encore une de ces situations avantageuses dont il avait le seul secret. Génial.
S'appuyant sur ses avant-bras, il entreprit de se redresser. Un peu plus haut, les mains toujours fermement agrippées à son arbre, Adrien le regardait faire sans bouger. Si des gloussements à présent plus calmes s'échappaient de ses lèvres, la ride d'inquiétude et l'emprise de ses doigts n'avaient, quant à elles, pas disparues.
- Mince, articula le noiraud entre deux rires confus. Je suis désolé Ed. Tu vas bien ?
Le jeune prince se releva complètement. Ses vêtements étaient trempés et ses bottes emplies d'eau, mais oui, il allait bien. Il adressa un sourire rassurant au garçon qui continuait à l'interroger, puis fit courir son regard tout autour de lui. Des flots calmes venaient s'agiter au niveau de ses mollets. Une pataugeoire. Un enfant aurait pu s'y baigner. Il n'y avait nul besoin de savoir nager pour affronter de tels torrents.
Perplexe, Edouard leva une nouvelle fois ses yeux vers le noiraud. Statique. Immobile. Crispé. Tendu. Il ne bougeait pas. Non. Pas d'un pouce. Pourquoi ne bougeait-il pas ? Pourquoi ses muscles semblaient-ils ainsi figés ? Pourquoi ce sourire moqueur était-il si différent de tous les autres ?
Debout dans la rivière, la figure humide balayée par une brise glaciale, le futur monarque fixait en silence le garçon qui l'observait. Tout sourire avait disparu. Toute gaieté s'était enfuie. Il n'y avait qu'un silence. Le clapotement timide de l'eau. Le souffle terrible du vent. Le regard angoissé d'un homme.
- Tu comptes établir domicile au milieu de la rivière ?
Edouard battit des paupières. Brusque retour à la réalité. Détachant son regard du noiraud, il pivota sur lui-même, son corps faisant à présent face à l'épais amas de bois. Derrière lui, un nouveau rire. Nerveux.
Sans y prêter plus d'attention, le prince focalisa son esprit sur le barrage de fortune. En quelques enjambées, il arriva à son niveau. L'eau venait chatouiller ses genoux. Il dégagea quelques branches puis saisit dans ses mains les deux flacons fugueurs. Ceci fait, il se redressa pour faire demi-tour. C'est alors que quelque chose agrippa son attention. Des flots. De l'écume. Un courant. Il plissa les yeux. Plus loin en amont, à quelques mètres de l'endroit où il se trouvait, il y avait un gué. Ses sourcils se froncèrent.
- C'est bien ce que je disais, cette rivière est devenue ta nouvelle maison...
Sursautant, Edouard se retourna. Un poing sur la hanche, un sourire moqueur sur le visage, Adrien le regardait en secouant la tête. Ses lèvres dissimulaient rire. Mais sa main n'avait pas lâché le tronc de l'arbre.
- Aller reviens donc, souffla le noiraud d'une voix plus basse. Tu vas finir par attraper froid. Je vais me sentir coupable après...
Détournant son attention des flots étranges, le jeune prince entreprit de rejoindre la terre ferme. Non, ce cours d'eau ne deviendrait pas son nouveau chez soi. Il connaissait un palais plus inconfortable encore. Et il devait répondre à quelques mystères qui occupaient son esprit. Le plus urgent étant sans aucun doute celui de cette rivière.
- Dis-moi, commença-t-il en posant une de ses bottes sur la terre dure, il y a un gué plus haut.
Surpris par cette déclaration, Adrien leva un sourcil étonné avant de faire pivoter son regard vers le versant de la rivière. Il haussa les épaules.
- Oui peut-être... murmura-t-il d'un air absent.
- Pour rentrer chez toi ce doit être plus rapide non ?
Les yeux clairs du noiraud se tintèrent d'obscurité. Il baissa la tête, son bras toujours agrippé à l'arbre.
- Oui sûrement, soupira-t-il avec agacement. Mais, au risque de me répéter, je ne sais pas nager.
Le jeune prince fronça les sourcils. Ses jambes grimpèrent la petite butte. Plus que quelques mètres séparaient son corps de celui recroquevillé du garçon.
- L'eau n'arrive même pas au niveau des genoux, répliqua-t-il. Il n'y a pas besoin de savoir nager. Personne ne peut se noyer dans si peu d'eau.
Adrien releva son visage vers lui. Edouard se figea sur place. Les traits si doux du garçon étaient présentement prisonniers d'un masque de tristesse. Indécelable. Terrifiant. Il regretta presque aussitôt ses paroles. Quoi qu'il ait pu dire, ou faire. Quoi que cela évoque au noiraud. Il le regrettait. Cette larme douloureuse dans son regard équivalait toutes les souffrances de ce monde.
- Je n'en serais pas si sûr à ta place...
Le jeune noble franchit l'espace qui les séparait. Peiné. Coupable. Son regard ne parvenait plus à se détacher de cette figure qui lui faisait face. Ce regard qui le hantait. Son cœur s'était crispé.
- Adrien je... hésita-t-il.
- Donne-moi mes fioles à présent s'il te plait.
Le garçon avait reculé d'un pas. Sa main avait libéré le tronc de l'arbre, tandis que la seconde s'était sèchement tendue vers le prince. Ses yeux évitaient le regard du bouclé. Un coup.
- Adrien, est-ce que tu as peur de l'eau ?
Edouard avait prononcé ces paroles d'une traite. Sans réfléchir. L'esprit obnubilé par ce masque de tristesse. Le cœur éprit d'une peine qu'il ne comprenait pas. Les doigts serrés contre les tubes de verre. Le souffle haletant. Son regard fixement posé sur le garçon qui lui faisait face.
Adrien releva aussitôt la tête. Une grimace horrifiée figeait ses traits. Il recula. Un pas. Deux pas. Sa main s'était mise à trembler. Il secoua la tête. Lentement d'abord. Puis vivement. Comme pour chasser des fantômes. Fuir les ombres qui grandissaient sur son visage.
- Non, balbutia-t-il. Non. Je n'ai pas peur.
- Je...
- Donne-moi mes fioles.
Une bourrasque de vent souleva les branches des arbres. Un bruissement de feuilles terrible. Le croassement d'un corbeau. Le ciel s'était brutalement assombrit. D'abord surpris, Edouard avait stoppé sa marche. Comme paralysé par une force supérieure. Son regard toujours agrippé au visage du garçon, il n'osait plus faire un geste. Un tourbillon de sensations étranges le traversait. Un flot impétueux d'émotions qui venait chambouler son esprit et torturer son cœur. L'inquiétude. La peur. La tristesse. La colère. Et une touche plus humide encore sur lequel il ne parvenait à mettre de nom. Mais cela n'allait pas. Non. Cela n'allait pas du tout. Il avait une envie furieuse de crier. De prendre Adrien dans ses bras. De serrer ce corps fragile contre lui. D'étouffer ces ténèbres naissant. Il ne voulait pas les voir. Non. Ces ombres, ces peurs, ces démons. Il ne voulait pas les voir souiller le visage si lumineux et rayonnant du noiraud. Il ne pouvait laisser faire une chose pareille. Jamais.
- Je te les rendrais si tu me dis pourquoi tu n'es pas allé les chercher toi-même, osa-t-il finalement prononcer.
Le corps du garçon se figea. Tendu. Il fixait le prince avec horreur.
- Je t'ai déjà dit que je ne savais pas nager, grinça-t-il d'une voix tremblante.
- Ça ne répond pas à ma question.
Le souffle du noiraud s'était fait plus rapide, plus bruyant. Agrippée à la hanse de son sac, sa main tressautait. Il sera le poing.
- Ta question ? répéta-t-il sur un ton glaçant. Pourquoi tu poses ces questions, hein ? Qu'est-ce que cela t'apportera d'en connaitre les réponses ?
La voix cinglante du garçon paralysa le prince. Il ouvrit de grands yeux.
- Je... balbutia-t-il.
- Est-ce que moi je te demande pourquoi tu portes des vêtements de noble ?
Edouard ferma aussitôt la bouche. Son esprit avait brutalement été éjecté de son corps. Un coup terrible dans le ventre. Une étreinte soudaine autour de sa gorge. Il se pétrifia sur place. Des vêtements de noble. Qu'avait-il osé dire ? Qu'avait-il osé faire ? Lui qui mentait et trichait autant ? Comment pouvait-il ainsi se montrer si égoïste ? Si maladroit ? Horrible monstre qu'il était. Ses bras se baissèrent tristement.
- On est d'accord, siffla Adrien. Chacun ses problèmes. Tu as les tiens, j'ai les miens. Et le monde se porte très bien ainsi.
Chacun ses problèmes. Chacun ses hontes et ses mensonges. Qui était-il pour oser réclamer la vérité ? Qui pensait-il être au juste ? Adrien se fichait pas mal de sa personne. Il était comme lui après tout. Une illusion. Une image. Une apparence. Comme lui, il ne montrait que ce qu'il voulait bien dévoiler. Le reste était soigneusement dissimulé tout au fond de son être, à l'abris des regards indiscrets. Des ombres enfouies sous une montagne de sourires et de lumière. Qui était-il ? Un mirage ? Un mensonge ? Oui. Comme lui. Ils n'étaient que deux acteurs misérables dans un théâtre de fous. Finalement, que l'on soit ici, au sein de cette forêt épaisse, ou bien au milieu d'une piste de bal, cela revenait au même. Tout n'était qu'un vaste jeu de masques. La confiance qu'il croyait pouvoir abandonner à cet être hypnotisant n'était que fumisterie et poudre aux yeux. Un sanglot torturé vint broyer ses entrailles. Le monde s'était déchiré sous ses pieds. Il l'engloutissait tout entier. Dans les noirceurs sombres et terribles de son univers.
- Mes fioles à présent.
Le visage toujours empreint de ce voile terrible de colère impassible, Adrien avait tendu une fois de plus sa main vers le prince. Ce dernier la considéra quelques instants avec tristesse, avant d'y glisser les réceptacles de verres. Lentement. Piteusement. Il n'osait plus relever la tête. Il ne pouvait supporter ce regard qui le brisait de l'intérieur.
Les longs doigts du garçon s'enroulèrent autour des flacons, puis il retira sa main. Plus rapidement qu'Edouard les lui avait rendus. Il les fourra dans son sac puis, après quelques secondes d'un silence aussi terrible qu'insoutenable, il tourna les talons.
- Merci, lâcha-t-il d'une voix sourde.
Et il disparut.
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Hey ! Un p'tit chapitre 24 pour la route, un !
Bon, alors je ne savais pas trop quoi en penser, je n'étais pas hyper fière de moi et j'ai pas mal hésité à le publier, mais finalement... tadaaaa ! Alors ? Il vous a plu ?
Et un petit Adrien rien que pour vous ! Cela faisait longtemps... même si vu la tournure de la conversation, je ne sais pas si ça présence était vraiment pour le mieux ^^'
Bref, il était un peu trop brillant, lumineux, intelligent et heureux à mon goût cet Adrien, il fallait bien que je le ternisse un petit peu. On ne sait pas grand chose sur lui, mais je pense qu'avec cet épisode vous pouvez déjà commencer à vous douter de ce qu'il a potentiellement pu vivre avant de rencontrer mister prince... Qu'est-ce que vous en pensez ? Des avis ?
On notera aussi qu'Edouard ose de plus en plus prendre la parole ! Eh ! Bon, peut-être que là il aurait été plus malin de se taire...
Bref, je ne m'attarde pas trop. J'espère juste que ce petit chapitre vous a plu. N'hésitez pas à me dire ce que vous en pensez, ça m'aide à m'améliorer !
Merci beaucoup de me suivre, de lire et de commenter ! C'est beaucoup trop génial et ça me fait toujours hyper plaisir !!
A très bientôt !
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