Je prends la tasse dans mes mains pour les réchauffer et souffle sur mon café. Installée dans un petit resto, j'attends Doris. J'avais décidé, avec ce qui s'était passé il y a une dizaine de jours, qu'il était plus que temps qu'elle et moi ayons une conversation de femme à femme. J'avais encore un peu de mal à croire qu'elle nous avait littéralement surpris Colin et moi les culottes baissées, et si je n'avais pas su qu'elle s'intéressait à lui, la situation aurait presque pu être drôle, mais ce n'était pas le cas.

Selon ce qu'Adam avait raconté, quand il l'avait retrouvée, elle n'en menait pas large. Heureusement, il avait été en mesure de la calmer et elle n'avait pas laissé ses vieux démons la rattraper, ce qui en soi était plutôt positif. Par contre, ça n'avait pas vraiment aidé ma cause. Déjà qu'elle ne me portait pas dans son cœur, ce n'était définitivement pas en me découvrant dans cette position avec le sulfureux chanteur que ma cote de popularité avait augmenté auprès d'elle.

Je bois une gorgée et laisse le liquide amer réchauffer mon œsophage. Au moment où je lève les yeux, je remarque la bassiste faire son entrée. Lourdement maquillée, la jeune femme porte une jupe en cuirette bourgogne, des bas résille noirs et un t-shirt délavé à l'effigie de Megadeth. Des mèches de cheveux retombent sur son visage et elle a l'air passablement agacée d'être en ma présence.

Ça commence très bien.

Elle se laisse choir pesamment sur la chaise face à moi et me fixe en plissant ses yeux émeraude.

— T'voulais m'voir?
— Oui, merci d'avoir accepté, réponds-je avant de reprendre une gorgée.
— J'ai pas toute ma journée, réplique-t-elle avant d'accrocher la serveuse et de lui demander une bière.

Je prends une grande inspiration puis plante mon regard dans le sien.

— Écoute Doris, je suis désolée que tu nous aies surpris, commencé-je. Mais je ne m'excuserai pas d'être avec Colin.

Elle grimace, joue avec une mèche de cheveux, puis prends une gorgée de sa bière.

— Je comprends que ça ne doit pas être facile pour toi et je ne ferai pas exprès, mais je ne me cacherai pas non plus, terminé-je.
— Il sait qu't'es ici?
— Bien sûr, j'en ai parlé avec lui. J'aimerais, sans qu'on devienne amies, qu'on soit au moins capables de cohabiter toi et moi. Disons que ça faciliterait les choses.

Elle me jauge avec condescendance et prend tout son temps avant de me répondre.

— J'ai l'choix? questionne-t-elle sourcil arqué.
— Disons que je préférerais que ça te vienne de bonne foi, mais en fait non, je suppose que tu n'as pas le choix, conclué-je.

Elle se mure encore une fois dans un silence qui ne semble pas finir, puis me lance sans artifices :

— J'le f'rai pour Cole, mais j's'rai pas sympa.
— J'te demande pas plus.

Nous nous étions laissées là-dessus et depuis nous vivions le statu quo.

Bien installée sur le canapé gris du métalleux, bière à la main, je l'écoute parler avec Adam et Matt des dates de la mini-tournée que les Nightmareden feront sous peu. Un promoteur les a en effet remarqués lors du concert-bénéfice et leur a offert un contrat pour quelques dates de spectacles sur la côte Ouest. C'est une chance inouïe pour eux et je ne peux qu'être fière, puisque je sais que c'est ce qu'ils espèrent depuis longtemps. Un mois s'est écoulé depuis mon aveu involontaire et compromettant, mais toujours rien de son côté. J'essaie tant bien que mal de ne pas trop me torturer l'esprit. Je ne veux pas le brusquer et je sais que tout cela est assez nouveau pour lui comme pour moi, même si j'aimerais vraiment savoir ce qu'il ressent.

Je laisse couler mon regard sur lui. Pour une fois que j'ai la chance de l'observer de près sans qu'il ne s'en rende trop compte. Ses cheveux ondulent souplement sur ses épaules, signe de l'excitation qui l'anime, pour peu que Colin s'excite bien entendu. Ses yeux azurés pétillent et contrairement à son habitude, il est plutôt loquace. Je vois bien la passion du musicien prendre le pas sur son habituelle retenue. Je descends ensuite vers sa mâchoire bien dessinée, ses lèvres pleines et attirantes puis dérive vers son cou pour étudier les chaînes qui s'y balancent en tintant.
Il est beau, il le sait!
Il est chiant, il le sait!
Je suis mordue.

Ça aussi il le sait...

— Chaton?
— Hmmm? rougis-je, prise en défaut. J'écoutais pas du tout.
— J'ai bien vu, répond-il, un sourire moqueur étirant ses lèvres. Tu pourrais au moins te retenir un peu.
— Et toi, t'aurais intérêt à garder ta langue dans ta bouche.
— Mhmm, je ne t'ai pourtant pas entendue te plaindre la nuit passée.

Je rougis de manière encore plus intense.

— Wooooooo, intervient Adam. C'est beaucoup trop d'informations d'un coup pour moi.
— Oui, pensez aux autres un peu s'il vous plait! Autant d'amour, ça lève le cœur.
— Tais-toi Matt.
— Non, mais j'suis sérieux Colin, si tu continues, tu vas finir par chier des arcs-en-ciel.

Je les écoute parler et ne peux m'empêcher de m'en mêler.

— Dites-le si je dérange...
— Du tout Princesse, c'est lui qui donne trop de détails, explique le portoricain en pointant Colin du doigt.
— Matt, Matt, Matt, je peux t'en donner encore plus si tu le demandes gentiment hein.

Le petit brun et le grand blond me fixent un moment les yeux ronds comme des billes, puis éclatent de rire.

— Vous vous êtes bien trouvés en fait.

Possible...

Les discussions se poursuivent tard dans la soirée puis le guitariste et moi nous retrouvons enfin seuls. Il m'ouvre les bras et je prends place entre ses jambes, me laissant bercer par sa respiration.

— T'as reparlé à Becca?
— Par rapport à?
— Ta mère.

Colin se crispe derrière moi. Je suis consciente que le sujet est très délicat pour lui, mais elle n'a pas vraiment lâché le morceau depuis qu'ils ont commencé à se voir. Le métalleux a décidé de baisser sa garde et de faire une toute petite place à sa demi-sœur et pour le moment, je dirais que les choses se passent plutôt bien. Ils ont quelques points en communs, dont la musique. J'ai pu moi aussi apprendre à la connaître un peu et je découvre une jeune femme ambitieuse et qui est sincère dans sa démarche auprès de son grand frère. Elle pense par ailleurs que l'arrêt de la tournée à San Francisco serait le moment idéal pour que Colin et Helen se revoient, ce qui pour l'instant est plutôt improbable, puisque le principal intéressé n'en a pas la moindre envie. En même temps, qui pourrait le blâmer?

Le métalleux pose ses lèvres dans mon cou et un doux frisson me parcourt l'échine. Je sais qu'il en est parfaitement conscient, puisque je le sens sourire contre ma peau. Je ferme les yeux et profite de ce moment en me laissant aller entre ses bras.

— Prête pour le lit Chaton? souffle-t-il à mon oreille.
— Le lit? réponds-je taquine. Mais vous êtes bien plus conventionnel que je ne l'aurais cru pour une rockstar monsieur Spencer.
— Tu as mieux à proposer alors? demande-t-il pendant que sa main remonte lentement sur ma cuisse.
— Hum... j'pourrais te faire l'amour sauvagement sur ce divan... pour commencer.
— C'est vrai que dit comme ça...
— Tu vois, c'est bien de s'ouvrir à d'autres horizons et de prendre des risques dans la vie.
— Je comprends bien ton point de vue.
— Non, c'est moi qui comprends le tien, souris-je. Au fait, t'as l'intention de garder ta langue dans ta bouche?

En guise de réponse, Colin trace de longs sillons avec celle-ci qui montent de mon épaule à ma mâchoire. Je souris et murmure :

— Ok, je suis prête!

***

Je rédige le rapport et l'évaluation du concert-bénéfice. C'est la dernière chose qu'il me reste à faire avant de pouvoir prendre des vacances et partir rejoindre Colin pour quelques dates de leur tournée, dont l'arrêt à San Francisco. J'avais eu l'aval de Ryan rapidement, puisqu'il était déjà au courant du congé sans solde du chanteur. La demande s'était donc avérée d'une facilité déconcertante.

— Je suis très satisfait de votre travail Marie et je tenais à vous féliciter à nouveau pour la réussite du concert-bénéfice. Grâce à vous et votre équipe, l'objectif a été atteint et dépassé.
— Le travail d'équipe a été la clé ici et je suis fière d'avoir pu contribuer au succès de cet événement monsieur. La jeunesse itinérante est une grande cause et je crois qu'on est en mesure de faire une vraie différence.

Il m'avait observée quelques instants, coudes sur son grand bureau en bois laqué et index devant la bouche, son regard gris perçant planté dans le mien.

— Vous aviez quelque chose à me demander il me semble? avait-il continué, avenant.
— Oui, j'aimerais prendre deux semaines de vacances.
— Bien sûr, vous avez prévu quelque chose de particulier?

J'avais rougi, ne le quittant pas des yeux et torturant mes pauvres doigts.

— Je dois rejoindre Colin et son groupe pour les dernières dates de leur tournée.

Ryan s'était contenté de sourire en hochant la tête, puis avait envoyé la demande acceptée au service des ressources humaines de la Fondation.

Les retombées du concert-bénéfice sont exceptionnelles, mais celles-ci me forcent à faire un travail ultra détaillé, car je dois tout répertorier, articles, photos, mentions sur le Web et tutti quanti. Heureusement que Matt et Cynthia sont sur le coup avec moi, car je ne suis pas certaine que j'y arriverais seule surtout que je pars rejoindre les Nightmareden à la fin de la semaine.

— Princesse, je viens de t'envoyer le canevas pour le rapport final, j'attends tes commentaires, insultes ou suggestions.

Le ding de la messagerie se fait entendre au même moment. Je peux donc regarder le layout en même temps que je donne mes commentaires au graphiste. Impressionnée, je souris en relevant la tête.

— C'est impeccable Matt, vraiment, commencé-je. J'aime particulièrement la signature graphique que tu as reprise et les photos retouchées.

Le petit brun fourrage sa crinière, un large sourire espiègle ourlant ses lèvres.

— Tu t'attendais à moins peut-être?

Je lève les yeux au ciel en secouant la tête.

— Tu m'fatigues Ortega.
— Je sais, rigole-t-il comme un enfant. T'as des nouvelles de Spencer? La tournée se passe bien?

J'étudie son visage un moment. Ses yeux noisette scintillent de malice et il a un mal fou à se contenir. Il y a anguille sous roche parce qu'on sait tous les deux qu'il a des nouvelles de Colin et d'Adam de son côté. Plissant les yeux je lui réponds :

— Crache le morceau Matt, tu veux savoir quoi?
— Tu le rejoins à la fin de la semaine, c'est ça?

Ha ok! Je viens de comprendre où mon ami veut en venir. Il va à la pêche aux informations.

— Va terminer ta journée et ne t'inquiète pas pour mes vacances veux-tu? réponds-je en le congédiant gentiment. Mais oui, je le rejoins toujours à la fin de la semaine.

Le portoricain me gratifie d'un clin d'œil et retourne dans ses quartiers pour terminer son travail. De mon côté, j'approuve les dernières maquettes pour le bilan et rentre chez moi.

***

Anxieuse et fatiguée, j'arrive à l'aéroport international de Portland vers 22 h 45 le jeudi suivant après un peu plus de 6 h de vol. Je ne rêve que de deux choses, prendre une douche et dormir. Récupérant mon bagage à main, je me dirige dans l'aérogare accompagnée des quelques passagers qui étaient avec moi dans l'appareil. Il reste trois dates à la mini-tournée des Nightmareden, Portland, Reno et San Francisco où Colin et moi resterons une semaine pour le plaisir, mais aussi pour qu'il ait la chance de voir sa mère s'il le souhaite. Je regarde vers l'entrée et je le vois enfin, tête penchée sur son cell, des mèches épousant les contours de son visage sous son capuchon. Il est nonchalamment appuyé sur une colonne de béton et ses doigts pianotent sur l'écran tactile. Je souris tendrement et m'avance vers lui, le cœur battant.

— Je n'aurais jamais pensé être aussi contente de retrouver un visage familier, commenté-je moqueuse.

Il lève sur moi un regard avisé et j'aperçois l'espace d'un instant, un éclat de désir traverser ses iris acier.

— T'as fait bon voyage Chaton?
— Oui, mais j'avais hâte de te retrouver.

Il s'avance vers moi, prends mon visage entre ses mains, ce qui me coupe le souffle, et dépose ses lèvres avec tendresse sur les miennes avant de m'envelopper dans ses bras. Je me laisse aller et hume le mélange d'agrumes et de musc qui caractérisent son odeur. Colin prend mon sac et passe son bras autour de ma taille, puis nous marchons vers la sortie. Il hèle un taxi, nous y montons et filons vers l'hôtel.

— Doris et Adam prennent un verre au bar, tu veux qu'on les rejoigne? me questionne le métalleux.
— Hum... nope. Je t'ai pas vu depuis trop longtemps et je veux prendre une bonne douche bien chaude.

Le guitariste arque un sourcil, sourit en coin et me transperce de ses yeux bleu nuit.

— C'est une invitation?
— Je savais que t'étais intelligent Spencer.

Prenant ma main, il embrasse mes doigts et m'offre un sourire canaille avant d'ouvrir la portière pour m'inviter à sortir de la voiture.

— Allez, à la douche Chaton!

***

Entête : Incubus - Megalomeniacs