4-
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Un verre de champagne à la main, Jimin qui racontait une énième histoire à ma gauche, Haru qui s'amusait avec la fontaine à chocolat à ma droite, je saluais, ennuyé, les invités qui m'adressaient des signes de tête appuyés. Les San étaient au centre de la pièce, endroit propice pour accueillir la foule en liesse, et une lueur farouche brillait dans les yeux du fils ; lorsque qu'il est venu me dire bonsoir, j'ai eu le souffle coupé tant son aisance était ostentatoire.
— Alors comme ça, ce Taehyung t'a vraiment guéri ? lui a demandé Jimin, sans la moindre gêne.
Ses cheveux dorés étaient soigneusement coiffés en arrière, une coupe qui faisait tourner la tête des jeunes femmes de la soirée.
— En fait, il m'a plutôt fait prendre conscience que je n'étais pas malade, a répondu le fils San, et Jimin a écarquillé les yeux en grands.
La manière dont il a dit ces mots m'a fait froid dans le dos, comme s'il préparait quelque chose de trop imprudent. J'ai marmonné que j'étais content qu'il aille mieux et il est retourné auprès de ses parents.
Je t'ai senti avant de te voir, Taehyung. Toujours ce parfum d'ennuis avec une pointe de jasmin. Haru a pointé du doigt une direction - les portes - et quand j'ai levé les yeux, tu en franchissais le seuil. Tu n'avais même pas pris la peine de mettre des vêtements neufs, ton pantalon noir était délavé par endroit et ta chemise blanche si grande qu'elle laissait apparaître tes clavicules, noueuses comme deux branches. Mon regard s'est attardé dessus un peu trop longtemps, je me vis tracer leur forme à l'aide de mes doigts tremblants. Tu avançais dans la fosse aux lions comme si le monde t'appartenait, comme un roi, semblant ignorer que tous s'étaient arrêtés pour te regarder, soudain cois. À côté de moi, Haru répétait « Homme-lune » et Jimin lui rappelait de ne surtout pas parler de toi devant les invités. « Homme-lune est un secret, d'accord ? », disait-il, mettant son index sur sa bouche.
— Alors c'est lui, l'homme qu'a sauvé not' soleil ? chuchota Yoongi derrière moi.
Je ne l'avais pas vu venir, trop occupé à t'observer.
— Tu ferais mieux de pas l'approcher, ai-je répondu. Et ne parle pas comme ça ici, on risque de t'entendre.
— T'es pas drôle, Kook.
J'ai émis un son qui signalait clairement mon irritation et quand j'ai reposé mes yeux sur toi, tu me regardais avec attention. J'ai voulu me dérober, tourner la tête, mais j'aurais eu l'impression de te céder quelque chose, alors j'ai continué, ignorant les battements effrénés de mon cœur, sans ciller, jusqu'à éprouver une certaine douleur dans mes muscles. Quand tu es enfin arrivé devant les San et que ton regard est passé sur eux, j'avais les yeux humides. J'ai cligné et une larme a glissé sur ma joue. Haru, qui ne manque jamais rien, s'est approchée, alarmée, pour savoir si j'allais bien.
— Pourquoi Kookie pleure ?
— Je ne pleure pas, ai-je répondu doucement alors qu'elle passait son doigt sur ma peau. C'est le courant d'air, ça pique les yeux, tu vois ?
Elle a acquiescé, rassurée, avant de retourner auprès de Jimin, qui me regardait avec un drôle d'air.
J'ai ensuite vu Père avancer vers toi, sans doute voulait-il en apprendre plus, s'informer sur ce garçon qui mettait en péril ses ambitions. Cette vue m'a mise en colère. Je te voulais loin de ma famille, tu ne devais pas les approcher, grignoter une autre part de ma vie. Père m'a fait signe de le rejoindre et un frisson désagréable m'a traversé tout le corps.
— Allons voir la bête, a dit Yoongi avec un petit rire.
Comment pouvait-il rire de la situation ? Pourquoi étais-je le seul à réaliser la grandeur du danger que tu représentais ?
— Ah, mes enfants, vous voilà ! a dit mon père quand on s'est approchés, avec un sourire tellement faux que j'en ai grincé des dents.
Il a posé une main sur l'épaule de Jimin, qui s'est aussitôt tendu. Père ne lui montrait jamais aucune marque d'affection, à la maison. Haru restait silencieuse, elle craignait Père presque autant que Mère. Cette idée m'a serré le cœur. Protecteur, Yoongi a passé un bras autour d'elle et l'a pressée tout contre son corps. Si un tel geste était inconvenant entre un homme et une femme, personne ne s'en est préoccupé. Après tout, pour eux, Haru était à peine humaine.
— Taehyung, je vous présente mes fils Jungkook et Jimin, ainsi que ma fille, Haru.
— Jungkook est le seul fils légitime, a ajouté Mme San, mais la générosité de M. Jeon est telle qu'il a élevé son bâtard et sa bâtarde chez lui.
J'ai senti mes joues brûler de colère, mais, comme à l'ordinaire, je n'ai rien dit. La pensée que tu puisses me trouver lâche m'a assailli et j'ai détesté cette sensation. Ma rage contre toi a redoublé ; encore une fois, je te tenais pour responsable de tout ce qui m'arrivait, coupable d'être témoin de mon silence. Jimin, mon courageux Jimin, ne s'est pas laissé démonter ; il t'a tendu la main avec un sourire sincère, parce qu'il ne souriait jamais gratuitement, et s'est présenté :
— Je suis Jimin, ravi de te rencontrer.
— Homme-lune ! s'est exclamé joyeusement Haru.
Elle s'est approchée et a caressé le croissant sur ta peau. D'un mouvement brusque, Père a frappé sa main et Haru l'a aussitôt cachée derrière son dos.
— Elle a un retard mental, vous savez, a dit Père avec une mine d'excuse.
Haru a émis un petit gémissement, elle avait les joues gonflées et le visage écarlate. Si personne n'intervient, elle va se mettre à hurler, ai-je pensé, affolé. Jimin et Yoongi ont voulu l'éloigner en toute hâte, mais, plus proche, tu t'es penché sur elle et a sorti un origami de ta poche. C'était un oiseau avec des ailes immenses.
— C'est un albatros, as-tu dit devant une Haru émerveillée. Ses ailes l'empêchent de marcher correctement sur Terre, mais c'est le roi des cieux. Personne ne vole avec plus de grâce que lui.
— Merci, a répondu Haru, avant de s'éloigner avec Jimin et Yoongi.
Du coin de l'œil, je l'ai vu tremper son nouveau compagnon dans la fontaine à chocolat. Père était mort de honte, moi, je me suis retenu d'ordonner à ma sœur de jeter ce cadeau.
— Enchanté Jungkook, as-tu enchaîné, en fourrant ta main juste sous mon nez.
C'était la première fois que tu prononçais mon nom. Il était laid sur tes lèvres, déshonorant. L'idée d'avoir à te toucher m'était aussi insupportable qu'attrayante. C'était comme si, au fond, je savais qu'après ça j'en aurais envie, encore et encore. Ta peau a rencontré la mienne, à peine une seconde, et c'est comme si on m'avait plongé dans une fournaise. Avec ton regard moqueur, tu attisais les braises. J'avais du mal à respirer, le nœud de ma cravate et ma chemise boutonnée jusqu'au cou m'étranglaient, il fallait que je sorte d'ici.
C'est ce que j'ai fait, je suis parti.
Comme toutes les villas appartenant à des gens fortunés, celle-ci possédait un balcon qui en faisait le tour. Mais tu sais déjà tout cela. J'ai choisi la façade qui donnait sur le jardin immense, avec une cour, et tout autour, des buissons, des arbres, des fleurs. J'ai respiré leur parfum comme un forcené, pour tenter d'oublier le tien. Mes mains serraient si fort la rambarde que l'idée qu'elle puisse céder sous mon poids m'a brièvement traversé l'esprit. Je l'ai lâchée, y laissant les traces de ma transpiration. Père m'en voudra-t-il de n'avoir pas passé plus que de quelques minutes à ses côtés ? Cela n'avait pas d'importance, pas alors que mon corps tremblait et que la sensation de ta peau sur la mienne était encore si vive.
— Ils te cherchent, a dit une voix derrière moi, et je me suis mentalement imaginé faire glisser un pan de velours entre mes doigts.
C'est l'effet qu'elle me faisait, ta voix. Petit, j'accompagnais Mère chez la couturière, et pendant que celle-ci lui confectionnait une énième robe, je déambulais au milieu des tissus, reniflant leur odeur, les caressant, émerveillé, me croyant à l'abri de tous les regards. Le velours avait toujours été celui que j'aimais le moins, on l'appelait « duvet de cygne » et je croyais qu'ils utilisaient les plumes d'un véritable cygne pour le confectionner. Il était trop opaque, trop velouté, trop lourd.
— Ne t'approche pas d'eux, ai-je dit, les yeux crachant du feu.
Je me suis retourné et tu étais debout devant moi, tes cheveux noirs tombant sur tes yeux, ta silhouette jurant si fort avec le décor que c'en était risible.
— De quoi as-tu peur, Jungkook ?
Ne dis pas mon nom.
De toi, j'ai peur de toi.
— Qu'es-tu venu faire ici ?
— Ma mère me parle sans cesse de cette ville, as-tu répondu en souriant du coin de la bouche, comme si tu venais d'être transporté autre part, d'un seul coup. Elle est née ici, et m'a vanté les promenades sur la terre qui a la couleur du safran, les balades le long des orangers et citronniers. Elle dit que cette ville est l'union de ce que le monde a de plus beau à offrir, et de pire. Je voulais venir voir si elle avait raison.
— Et alors ?
Tu m'as regardé avec tant d'intensité que je me suis senti rougir. Je me repasse encore en boucle ce regard pour en trouver le sens.
Puis tu as dit :
— Je crois que j'ai déjà trouvé la beauté. Peut-être même que j'ai rencontré le pire et le meilleur, et tout ça en même temps. Je comprends pourquoi elle trouvait cela périlleux.
Taehyung, tu es la meilleure et la pire chose qui me soit jamais arrivée. Chaque jour, je m'épuise à essayer de trancher en faveur de l'une ou de l'autre.
— Tu peux partir, alors. Tu as vu.
— Non, je crois que je vais rester encore un peu. Les gens ont besoin de moi, ici.
J'ai émis un rire qui a failli devenir hystérique.
— Ils n'ont pas besoin que tu les berces d'illusions. Tu joues avec eux. Jusqu'ici, tu as eu de la chance, mais ce ne sera pas toujours le cas. Tu as eu tort de venir ici.
Ils vont te détruire, ai-je eu envie d'ajouter. Tu ne connaissais rien de notre monde, les gens comme toi, il s'y noyaient.
— Je sais, as-tu répondu.
Tes yeux étaient si tristes, lorsque tu as prononcé ces mots, que j'ai cédé, j'ai tourné la tête et t'ai offert mon dos. Si Père m'avait vu, en cet instant, il aurait eu honte de mon comportement, mais je ne pouvais plus te regarder, Taehyung. Je sentais tes yeux sur ma nuque et me suis retenu d'y passer la main, de frotter jusqu'à ce que la sensation disparaisse enfin. J'aurais voulu créer une forteresse autour de moi afin d'échapper à ta présence.
Lorsque je me suis retourné pour rejoindre Père, j'étais seul sur le balcon.
Avec cette entêtante pointe de jasmin.
<3
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