Chapitre 46
En ce week-end de fin août, je retrouve Martin pour une dernière baignade aux calanques.
Il faut dire que les préparatifs de mon voyage en Amérique Latine ont monopolisé une bonne partie de mon esprit dernièrement. Même si je ne compte pas partir avant l'hiver prochain, un tel projet nécessite un minimum d'organisation. Pour le moment, je prévois de retourner à Lyon en septembre pour un CDD de six mois en agence d'architecture. J'espère que cette expérience ne sera pas aussi désastreuse que mon stage mais, dans tous les cas, l'idée n'est pas de m'y éterniser : ce contrat temporaire me permet surtout de financer mon voyage. À l'issu de ces six mois, je pourrai vendre toutes les affaires que j'ai accumulées à Lyon pour m'envoler vers ce nouveau continent.
Mon projet sur place commence par ailleurs à se dessiner : j'ai déjà repéré plusieurs associations construisant des écoles dans des villages défavorisés. Les chantiers se font auprès des habitants et, surtout, des enfants. Après un temps d'hésitation, je me suis finalement décidé à m'y inscrire en tant que bénévole.
En descendant les escaliers taillés dans la roche pour rejoindre la petite crique, je prends une grande inspiration. Martin se tient en contrebas, les pieds dans l'eau. Sans un mot, j'ôte mes sandales pour le rejoindre. L'après-midi touche à sa fin, comme cet été si spécial. Le soleil commençant lui aussi à faire son deuil de cette saison, les journées sont moins longues. Je lève les yeux. Dans le ciel aux couleurs pastel, l'astre semble déjà sur le point d'être avalé par l'horizon.
En redirigeant les yeux vers Martin, j'aperçois une housse noire déposée sur la plage.
— Tu as pris ta guitare ?
— Oui, tu verras. Il se peut que je m'en serve après notre baignade.
— Je vois, tu la joues mystérieux, alors...
— Tu sais que j'adore ça !
Nous nous regardons avant d'échanger un sourire complice. Puis, sans plus de paroles, nous ôtons nos t-shirts pour nous élancer dans l'eau et commençons à nager comme si notre vie en dépendait. Ce n'est qu'à une bonne centaine de mètres du bord que nous nous arrêtons pour reprendre notre souffle. Dans ma cage thoracique, mon cœur pompe de l'ocytocine dans tout mon corps. Bon sang, qu'est-ce que la mer va me manquer.
— Tu me dois encore une excursion dans l'arrière-pays, Kayita.
Je me tourne vers Martin, qui fixe les reliefs montagneux se dessinant devant nous. Je me souviens alors de l'offre que je lui avais faite lors de cette fameuse baignade matinale.
— L'excursion du pont en chantier, elle ne compte pas ?
— Ben, non ! C'est moi, qui l'ai organisée.
— Pas faux. Très bien, dans ce cas, on la fera, c'est promis.
Détestant les au-revoir, j'ai toujours aimé ce genre de promesses. Au moins, nous aurons tous les deux quelque chose à quoi nous raccrocher pour espérer nous revoir de nouveau.
Après quelques instants à flotter en silence, nous regagnons la rive. Je prends sur moi pour rester souriante, mais c'est de plus en plus difficile. J'ai beau tenter de garder le cœur léger, je ne parviens pas à me défaire de ce poids. Je sens au fond de moi qu'une page de ma vie est sur le point de se tourner... Et cette sensation me donne le vertige.
— Ta patience va être récompensée.
Tirée de mes pensées alors que je m'enveloppe dans ma serviette, je relève les yeux. Martin, qui vient de se sécher, a sorti sa guitare.
— Tu sais que cet été a été particulier, autant pour toi que pour moi...
Attentive, j'acquiesce en ancrant mes yeux dans les siens.
— Je crois que je ne m'étais jamais autant ouvert à quelqu'un. Tu ne t'imagines pas à quel point j'ai appris à tes côtés... Le fait de te livrer toute mon histoire, surtout les parties les plus sombres, m'a fait un bien fou. J'ai grandi en entendant à longueur de journée qu'un homme ne doit pas faire preuve de faiblesse et que la vulnérabilité en est une... Mais, avec toi, j'ai compris que c'était loin d'être le cas.
Les paroles de Martin me touchent. Moi qui ne voyais que l'aide qu'il m'avait prodiguée, je suis à la fois surprise et heureuse de voir ce que j'ai également pu lui apporter.
— Je ne pourrais jamais te remercier assez pour tout ce que tu m'as donné, Kaïa, mais je tenais tout de même à marquer le coup... C'est pour cette raison que je t'ai composé une chanson. Elle s'appelle « N'oublie pas », et j'espère qu'elle te plaira.
En face de moi, mon ami s'installe en tailleur et commence à gratter les cordes de sa guitare dans un rythme lent et mélancolique. Puis, sous mes yeux émus, il se met à chanter :
Il arrive que le ciel se brise
En éclats de désarroi
Que ce monde cruel te noie
Et arrache tes ailes
Kaïa oh, Kayita,
Ne l'oublie pas,
On a toujours le choix...
L'espace d'un instant, le vénézuélien porte son regard sur moi. Un peu plus fort, il reprend :
Tes yeux ravivent les lanternes
Et entre tes doigts se referment
La solitude qui s'éloigne
Le désespoir qui s'éteint
Et soudain viennent les lendemains
D'une lueur qui perce dans l'obscurité
La tristesse se meurt entre tes mains
Pour se déposer au pied des cyprès...
Après une courte transition, Martin entonne un air plus rythmé et joyeux :
Kaïa oh, Kayita,
Comment ne vois-tu pas
Cette terre est à toi
Les étoiles se démultiplient par centaines
Et le calme s'échoue sur les berges
D'une terre qui s'arrête et t'observe
Donner cette danse qui est la tienne
Kaïa oh, Kayita,
Tu portes en toi
Un océan de joie
Dans la mélodie de la mer
L'été se reflète sur ta peau
Tes cheveux s'enroulent dans l'air
Et ton regard vaut mille mots
Kaïa oh, Kayita,
Comment ne vois-tu pas
Le monde t'ouvre les bras
Ton rire se mêle au chant des oiseaux
Tandis que tes yeux cherchent le ciel
Où tu t'envoles chaque fois plus haut
Là où les astres t'emmènent...
La fin de sa strophe est ponctuée d'un sourire, avant que le rythme ne se calme de nouveau :
Peu importe ce que te réserve demain
N'oublie jamais d'où tu viens
Tes victoires comme ton désarroi
Tous deux t'ouvriront la voie
Et dans la peine comme dans la joie
Les étoiles veilleront sur toi...
Martin marque un nouveau silence. Dans un faible sourire, je lève mes yeux embués vers le ciel, qui commence tout juste à virer dans des teintes plus sombres.
Kaïa oh, Kayita,
Ne l'oublie pas
Je serai là pour toi...
Je baisse les yeux en posant une main sur sa guitare. Mon ami y ajoute la sienne et nous restons ainsi quelques instants.
— Merci Martin, je... Les mots me manquent. C'était magnifique.
Pour seule réponse, le vénézuélien m'offre un sourire qui me serre le cœur. Afin de dissiper le poids qui s'est abattu sur ma poitrine, je reprends d'un ton plus léger :
— Tu sais que c'est la première fois qu'on me dédie une chanson ?
— C'est vrai ? Eh bien, je suis sûr que ce ne sera pas la dernière. En tout cas, je tenais à ce que ces paroles t'accompagnent dans cette aventure à venir.
J'acquiesce sans un mot, avant de soupirer. En dépit de mes efforts, la boule qui m'obstrue la gorge ne disparaît pas. Au contraire, j'ai l'impression qu'elle menace d'exploser à tout moment.
— J'ai peur, Martin, confessé-je dans un murmure. J'ai la sensation d'être au bord d'un précipice et d'attendre pour sauter, sans savoir ce qui m'attend de l'autre côté...
Martin m'adresse un regard attentif.
— Kayita... Tu t'apprêtes à partir pour de nouveaux horizons, évidemment que c'est effrayant. Mais souviens-toi du conseil de ma grand-mère, celui que je t'ai partagé avant le concert. C'est une bonne chose, d'avoir peur. Ça signifie que tu es sur le point de réaliser une action qui est importante pour toi.
Comme pour m'en persuader, je hoche la tête. Mon ami ajoute d'une voix plus douce :
— Je sais que cette décision te vient du cœur, alors elle ne peut qu'être la bonne. Tu as des rêves, et ça... C'est ce qu'il y a de plus précieux. Je te connais, je sais que tu es une battante et que tu vas rayonner, peu importe où tu iras. Comme tu as déjà rayonné sur moi...
Cette dernière phrase me fait tiquer.
— Comment ça ?
— Kaïa, ce que je ressens pour toi va au-delà de notre relation de binôme et de notre amitié. Je l'ai su depuis que j'ai commencé à travailler avec toi... Mais l'obstiné que je suis n'a pas pu s'empêcher de se jeter à corps perdu dans cette aventure. Après tout, on ne peut pas s'empêcher de vivre des choses par peur de souffrir... Alors je l'ai fait mais, dans le fond, j'ai toujours su que je n'en sortirais pas indemne.
— Mais... Pourquoi ne m'avoir jamais rien dit ?
— Je savais que ce serait compliqué... Tu es en pleine recherche de toi-même et je sais à quel point ça peut être éprouvant. Tout ce que je pouvais faire, c'était d'être là pour toi et de t'offrir tous les conseils que j'avais. Maintenant que tu sembles avoir trouvé ton cap, je ne peux que me réjouir pour toi. Tout ce que je souhaite, c'est ton bonheur, et... Sache que je serais à jamais reconnaissant d'avoir pu croiser ta route.
Je ne pensais pas pouvoir être plus bouleversée que je ne l'étais déjà, mais ces paroles terminent de me prouver la beauté de l'âme de Martin. C'est alors qu'il me partage une dernière phrase empreinte de sagesse :
— Ce que j'ai appris c'est que, parfois, il faut être capable de s'effacer pour permettre à une personne aimée d'aller là où elle doit être.
À travers les larmes qui brouillent ma vue, je le contemple d'un regard teinté de gratitude.
Voilà certainement la preuve d'amour la plus pure qu'on puisse faire à quelqu'un...
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