Chapitre 45
S'il y a bien une chose à savoir sur moi, c'est que je déteste les au-revoir.
J'ai toujours eu du mal avec le concept de fin. À mes yeux, la vie n'est qu'un continuum fait d'allers-retours et d'éléments en mouvement permanent. Dans ce sens, je ne parviens pas à accepter que les situations, les relations, puissent se terminer. Le temps passe, c'est vrai, mais les choses ne s'évanouissent pas dans le néant. Elles restent toujours vivantes sous une forme ou une autre.
Ce dernier jour a été difficile. Lorsque Gabi et Sofia sont venues me remercier, j'ai pris sur moi pour ne pas fondre en larmes. « Merci d'avoir réussi à ouvrir ma petite sœur comme ça, je ne l'avais jamais vue si épanouie », m'a confié l'aînée. Puis, lorsque la cadette s'est collée à moi en pleurant à chaudes larmes, je n'ai pas pu résister bien longtemps.
Voilà pourquoi je fuis toujours ces moments.
Heureusement, certains enfants ont été bien moins tragiques dans leurs adieux. Les jumeaux Tessier, par exemple, ont vu dans ce moment de baisse d'attention l'opportunité de faire une dernière crasse. Quand ils m'ont offert un paquet d'oreo, je me suis innocemment sentie touchée. Ce n'est qu'à ma première bouchée que j'ai compris que les deux vilains s'étaient amusés à changer la crème des biscuits par du dentifrice. Si je les ai maudits sur le moment, je dois bien reconnaître que leur bêtise m'a au moins permis de relativiser.
La seule chose qui m'a donné la force d'affronter ces au-revoir est la soirée des « Cyprès awards » prévue par Zozo, une cérémonie de remise de prix aux membres de l'équipe.
Pour ce moment spécial, notre choix s'est porté une fois de plus sur le Comptoir d'Azur. Je n'ai même pas eu à le proposer, mes collègues s'en sont chargés à ma place.
En pénétrant dans le local avec Cécilia, je tombe sur un Valentin plutôt éméché, accompagné de Zozo, qui l'a désigné comme présentateur de cérémonie. Un choix plutôt audacieux...
— Salut, les girls ! Ça fait longtemps ! s'exclame-t-il en faisant de grands signes depuis le fond de la salle.
Les girls ? OK, Valentin est bel et bien ivre.
— On était encore ensemble il y a une heure mais, à ce que je vois, vous n'avez pas perdu de temps, remarqué-je en riant. Vous n'êtes pas censés organiser la cérémonie ?
— Oh, détrompe-toi ! On a travaillé d'arrache-pied, articule mon ami en prenant un air exagérément sérieux.
— C'est vrai, vider des fûts de bière est une tâche très éprouvante, commenté-je en arquant un sourcil.
— Comme l'a un jour dit Einstein : l'alcool libère la créativité !
Dubitative quant à ses sources, je me mords la lèvre pour ne pas rire. À côté de lui, je remarque que Zozo en fait de même.
— Ce qui se passe en dehors du centre n'est pas de mon ressort, se défend-elle.
Nous sommes encore en train de nous installer aux côtés du reste de nos collègues lorsque Valentin, comme pris d'un élan de motivation, se lève d'une traite, faisant tomber sa chaise au passage.
— Bon, allez, c'est parti ! Balance la sauce, Samuel !
J'aperçois le colombien, posté derrière l'ordinateur relié à la chaîne hi-fi. Quand nos regards se croisent, il mime de se passer un couteau sous la gorge.
Le son d'une musique aux beats lourds se déverse alors dans toute la salle, attirant des regards curieux. Dès les premières notes, Valentin adopte une dégaine de rappeur ridicule.
— Yo-yo, salut, bonsoir les amis, soyez les bienvenus à la cérémonie ! Ce soir on va vous balancer des prix ! On est là pour quoi ? Pour les Cyprès awards ! Les Cyprès awards ! Les Cyprès aw...
Mon ami est encore en pleine envolée lyrique, lorsque la musique s'interrompt brusquement.
— Oups, je crois que j'ai débranché le mauvais câble...
Le haussement d'épaules désolé de Samuel ne me convainc pas une seconde. Sans doute a-t-il fait cela pour sauver la réputation du Comptoir d'Azur. Enfin, pour peu qu'ils en aient encore une après notre karaoké de dimanche dernier...
Valentin, pas le moins troublé du monde, reprend le fil de son discours :
— Merci, merci pour vos applaudissements.
Sa phrase est sublimée d'un silence écrasant.
— Pour vous expliquer, poursuit-il d'un air imperturbable, les Cyprès awards sont une cérémonie organisée par Zozo et moi-même afin de marquer le coup, tout en vous décernant des prix absolument stup...
L'animateur, qui reçoit un coup de coude assez explicite de Zozo, s'empresse de corriger :
— Stupéfiants ! Car oui, mes amis, nous en avons vécu, des choses, cet été. Se coltiner certains enfants pendant deux mois était loin d'être évident et nos nerfs ont été titillés plus d'une fois. Mais, malgré tout, dans les bons comme les moins bons moments, nous avons ri ensemble, pleuré ensemble... Lutté ensemble !
Valentin semble si passionné par son discours que j'en viens à me demander s'il plaisante réellement. Discrètement, je me tourne alors pour glisser à Martin :
— C'est vrai qu'en ce qui concerne les jumeaux Tessier, ça se rapprochait pas mal de la lutte.
Mon binôme rit tout bas, pendant que notre maître de cérémonie poursuit sa tirade :
— Tout ça pour dire que, nous, animateurs, avons largement mérité une récompense à nos efforts ! C'est là que les Cyprès awards interviennent... Alors, sans plus attendre, j'aimerais décerner le premier prix de la soirée : la palme d'or de la commère, qui revient à... Marylin ! Un tonnerre d'applaudissements pour elle, s'il vous plaît !
Fière comme un coq, l'animatrice se lève pour récupérer son prix dûment gagné.
— Pour honorer ton titre, nous t'offrons cette casquette ainsi qu'une paire de lunettes camouflage, qui t'aideront à rester incognito pendant tes nombreuses missions secrètes.
Marylin s'empare de sa nouvelle paire de lunettes dont les verres affichent « I love apéro », ainsi que d'une casquette à l'effigie de la marque Ricard.
— Parfait ! Avec ce genre de dégaine, les gens s'inquièteront plus de mon taux d'alcoolémie que des possibles ragots que j'essaierais de leur soutirer. Merci à vous, l'équipe ! Je promets de ne pas vous décevoir !
Une nouvelle salve d'applaudissements salue sa déclaration.
— Place au suivant ! J'aimerais désormais appeler le plus hot de tous les animateurs sur ce centre... Celui que tous ont maté avec envie et ont secrètement rêvé d'avoir dans leur lit...
Face aux interrogations de la foule, Valentin précise :
— Et, malgré ce que vous pensez tous, non, ce n'est pas moi.
Je suis alors le regard de mon ami, qui se porte sur ni plus ni moins que... Ahmed. Fier comme un coq, l'heureux élu arbore son éternel sourire charmeur.
— Non, je rigole. Le prix que j'aimerais décerner à notre Ahmed est la palme d'or du pire dragueur, qui lui revient haut la main ! Dans les bons comme dans les pires moments, il n'a jamais perdu espoir et nous ne pouvons que saluer sa persévérance !
Contrairement au reste de l'équipe, l'intéressé semble plutôt rire jaune.
— Comment ça, le pire dragueur ?
— Ah, Ahmed... soupire Valentin. Je te donnerais des conseils, si tu veux. En attendant, voici ton cadeau : un paquet de chewing-gum à la menthe, l'arme fatale de tout serial dragueur qui se respecte.
En les regardant d'un air amusé, j'entends Martin ricaner à côté de moi :
— Imagine ce que donnerait un cours de drague de Val à Ahmed...
— Bon, suivant ! Ou plutôt, devrais-je dire, suivante... Ce prix revient à une personne que nous avons tous bénie durant ce séjour car elle nous a épargné plus d'une crise de nerfs. Je souhaiterais remettre la palme d'or spéciale « Noa » à notre chère Kaïa ! Pour son infinie patience qui lui aura permis de supporter cet enfant comme aucun autre n'y sera jamais parvenu !
Prise au dépourvu, j'ouvre grand les yeux en me levant.
— Viens donc récupérer ton prix, déclare Valentin en me tendant la main. Nous te l'offrons en souvenir de tous les moments que tu as passés avec lui.
— Une balle anti stress... Hum, merci !
Je regarde l'objet d'un air amusé. Peut-être qu'il m'aidera à cesser de me ronger les ongles ?
Je m'apprête à retourner à ma place, lorsqu'une voix redoutée me fait tressaillir. En me retournant, je vois Vanessa se lever de sa chaise.
— Blague à part, j'aimerais souligner l'investissement de Kaïa. Contrairement au premier été que nous avions passé ensemble, cette fois-ci, tu as su trouver ta place et repérer une situation très grave qui nous avait jusqu'à présent échappée. Et ça, c'est tout à ton honneur.
Surprise, je ne parviens pas à dire un mot. Je suis partagée entre la joie de voir mes efforts enfin reconnus, et mon envie de crier à l'hypocrisie. Ça aurait presque pu être crédible, si Vanessa n'avait pas passé l'été à me persécuter avec ses remarques acerbes.
— Alors là, j'approuve ! renchérit Zozo. Vous vous rendez compte ? Noa en est même venu à prendre la parole pour s'excuser ! Je crois qu'aucun d'entre nous ne s'y attendait. Je ne sais pas ce que tu lui as fait, Kaïa, mais c'est un vrai miracle.
Lorsque l'ensemble du groupe m'acclame, je souris en serrant ma balle anti stress.
— Bon, assez d'émotions, intervient Valentin. À présent, j'aimerais décerner un prix très attendu par l'ensemble de l'équipe... Il s'agit de la palme d'or de la galette ! Qui revient à notre ami Jean !
Je suis en train de me rasseoir tranquillement, mais ces paroles me figent aussitôt. Cette histoire de vomi, encore ?
— Euh... La galette ? Je ne suis pas sûr de comprendre...
— Oh, Jean... On ne nous la fait pas, à nous, celle là ! rétorque Valentin d'un air railleur.
— Attendez ! Il a raison, vous vous trompez.
Surprise par ces paroles, qui sont sorties de ma bouche sans que je ne les contrôle, je me relève de ma chaise.
— On se trompe ? Sur quoi ?
— Euh, ben... Le régurgiteur mystère... C'était moi.
Le silence qui suit ma déclaration semble éternel.
— Mais non, Kaïa... C'était toi ?
De l'autre côté de la table, Marylin me fixe d'un regard surpris.
— Pour ma défense, tu t'es fait tes propres films toute seule.
— Oh, mais enfin, Kaïa ! Tu n'as pas honte de voler son prix à Jean comme ça ? s'exclame alors Valentin.
Le frêle garçon, trop heureux de s'en débarrasser, s'empresse d'intervenir :
— Non mais il n'y a aucun problème, je lui laisse... Il lui revient, de toute façon.
Merci d'enfoncer le clou, Jean.
— Bon, dans ce cas... Voilà ton prix, championne.
Résignée, je récupère mon dû auprès de Valentin, une sorte de récipient en plastique noir.
— Qu'est-ce que c'est ?
— Une bassine. Elle t'évitera de vomir partout dans le bar, la prochaine fois.
Alors que je ne pense pas pouvoir tomber plus bas, Samuel choisit ce moment pour s'exclamer allègrement :
— Partout dans le bar ? Sur ma chemise, vous voulez dire !
Lorsqu'il croise mon regard foudroyant, son sourire s'évanouit immédiatement.
— Comment ça, sur ta chemise ? répète Valentin.
— Euh, je plaisantais bien sûr... Kaïa ne serait jamais capable de faire une chose pareille. Oh, je crois qu'on m'appelle, en terrasse, je dois filer !
Je le regarde prendre ses jambes à son cou et me dis que tout ceci n'est peut-être au fond qu'un juste retour de karma. Ça m'apprendra à me servir de Jean pour noyer les soupçons ! Tout finit par se savoir un jour ou l'autre...
Heureusement pour moi, la cérémonie suit son cours. Cécilia reçoit la palme d'or de la zénitude, ce qui me fait bien rire au vu de ses séances de relaxation ponctuées de crises de nerfs. Martin, quant à lui, gagne la palme d'or du rangement de l'antre de l'oubli, avec pour lot de récompense le mystérieux sac de litière. Lorsque l'heureux gagnant précise qu'il n'a pas de chat, Valentin, toujours aussi éméché, lui répond : « eh bien, tu n'auras qu'à t'en servir pour faire tes besoins ».
— Mais, attendez... Du coup, je n'ai pas de prix ?
Cette question, innocemment posée par Jean, lève un silence sur l'ensemble du groupe. J'ai presque l'impression d'entendre les rouages du cerveau de Valentin.
— Hum, comment ça ? Bien sûr que si ! Jean, tu as gagné la palme d'or de... L'existence. Merci, euh... D'être toi.
Voyant que le garçon le toise d'un air perplexe, Valentin s'empare d'un chapeau de paille qui traîne sur la table.
— Voilà ton prix.
— Ce chapeau est à moi.
Mon ami, visiblement à cours d'idée, décide d'esquiver le sujet en s'exclamant :
— Maintenant, que la fête commence !
— Eh, mais attends ! l'interrompt Martin. Toi non plus tu n'as pas eu de prix, Val.
L'ensemble du groupe acquiesce et, assez vite, nous commençons à nous concerter à voix basse. Frappée d'une illumination, je file chez moi pour revenir deux minutes plus tard en dissimulant un objet dans mon dos.
— Après délibération, nous en sommes venus à un commun accord, déclaré-je. Val, on ne peut que te remettre le prix Nobel du lourd de service. Au nom de ton humour divin qui a illuminé nos journées les plus sombres, permets-nous de t'offrir ce chapeau-coq.
Pour accompagner ma déclaration, je sors le fameux accessoire qui m'a accompagnée lors de ma soirée du 14 juillet. Valentin s'en empare d'un air ému.
— C'est... Pour moi, vraiment ? Merci, je... Je ne sais pas trop quoi dire... Je tenais à remercier mes parents, à ma famille qui a toujours cru en moi. À mes proches, qui ont su me soutenir... À l'univers, qui m'a montré la voie, et m'a permis de...
En voyant le garçon se perdre dans son discours nébuleux, je m'empresse d'intervenir afin de mettre un terme aux souffrances de tout le monde :
— Et merci à notre maître de cérémonie ! Pour Val... Hip-hip-hip, hourra !
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