Chapitre 43
Attablée au café du boulevard Saint-Roch, je triture nerveusement la lanière de mon sac.
Quand le père de Noa m'a appelée pour me demander de nous revoir, j'ai grandement hésité. Notre première rencontre m'a marquée et je ne peux pas m'empêcher de redouter ce qu'il a à me dire, mais finalement, mon optimisme à toute épreuve a tranché. J'espère qu'il ne me portera pas préjudice...
Je me redresse en voyant la silhouette de Didier s'engouffrer dans le café. Je ne pensais pas qu'on pouvait avoir l'air plus à bout que cet homme mais, lorsqu'il s'installe à ma table, je remarque que sa barbe s'est allongée et que ses cernes se sont creusées.
— Où est Noa ? l'interrogé-je d'un air inquiet.
— Chez son amie, Sofia. J'ai viré Marie-Pierre la semaine dernière, après que vous m'ayez fait entendre cet enregistrement.
Cette annonce m'arrache un soupir de soulagement.
— C'est vrai ? Noa n'a rien voulu me dire. J'avais peur que vous ne m'ayez pas crue...
— Même si j'avais eu des doutes, je n'aurais pas pris le risque de laisser passer une chose pareille.
— Je suis désolée, je sais que c'était brutal à entendre. Je peux comprendre que vous m'en vouliez, que vous en vouliez à la Terre entière...
— Bien sûr que non, je ne vous en veux pas. Ma réaction a été froide et injuste, j'en suis désolé... Si je tenais à vous voir, c'était justement pour vous remercier, Kaïa. Vous avez été capable de repérer quelque chose de grave que je n'ai pas su voir, et je vous en serais éternellement reconnaissant. Ça fait des années que Marie-Pierre garde Noa, je lui octroyais une confiance aveugle. Je m'en veux tellement, si vous saviez...
— Vous avez fait du mieux que vous avez pu. J'ai vu cette Marie-Pierre à l'œuvre et, croyez-moi, certaines personnes sont très douées pour cacher leur jeu.
— Je sais... Mais c'est mon enfant. Mon seul enfant. J'aurais dû le voir...
Je sens mon cœur se serrer en voyant la tristesse envahir le visage de Didier.
— Enfin, peu importe, on ne peut pas changer ce qui est arrivé. Je voulais simplement vous faire part de mes excuses... Avant d'affronter tout ce qui est à venir.
Ses paroles m'interpellent.
— Qu'avez-vous prévu de faire, à présent ?
— Il faut que vous sachiez une chose, Kaïa... soupire Didier. La vie n'a pas été facile pour Noa et moi. Inaya, sa mère, mon épouse... Elle nous a quittés tôt, bien trop tôt. Mon fils n'avait que cinq ans. On avait des plans, comme d'emmener Noa au Mali, la terre d'origine de sa mère... On avait acheté un terrain pour construire notre maison ici, à Nice... On avait même prévu de monter notre entreprise de traiteur...
La simple évocation de ces souvenirs fait naître des larmes dans ses yeux.
— Quand Inaya a eu cet accident de voiture, je me suis retrouvé à vivre dans un cauchemar. Du jour au lendemain, j'étais tout seul, avec un fils à gérer et des rêves par quantités dont je ne savais plus quoi faire. Ça fait déjà quatre ans, Kaïa, quatre ans qu'elle est partie, mais la douleur, elle, ne nous a jamais quittés. Inaya a laissé son empreinte partout autour de nous, dans cette maison qu'on construisait tous les deux et que je n'ai jamais été fichu de terminer, dans ces cartons remplis d'affaires desquels je n'ai pas été capable de me défaire, et même dans ce fils, qui lui ressemble tellement... Le voir est à la fois beau et douloureux, parce que je la retrouve en elle, dans chacun de ses regards, de ses sourires, et même dans son fort tempérament...
Le cœur de plus en plus serré, je prends sur moi pour retenir mes larmes.
— Alors, apprendre que Marie-Pierre maltraitait Noa depuis toutes ces années, ça a été la goutte de trop. Je pensais que je m'en sortirais suite au décès d'Inaya, mais... C'est trop pour moi, je ne peux pas, je n'arrive pas à gérer. J'ai besoin d'aide pour surmonter cette épreuve et je ne suis pas apte à m'occuper de Noa dans mon état. Ce n'est bon ni pour moi, ni pour lui. Il a besoin de personnes saines, qui sachent quoi lui dire, qui soient disponibles pour lui.
Attentive, je lui adresse un regard compatissant.
— Je comprends... Mais comment comptez-vous vous y prendre ?
— J'y ai beaucoup réfléchi, et... Je pense que le mieux à faire serait de renoncer temporairement à sa garde et de le placer dans une famille d'accueil.
* * *
Les paroles de Didier me hantent toute la nuit, si bien que j'ai du mal à trouver le sommeil. Je m'étais tout imaginé, sauf ça. Moi qui pensais que son père se battrait pour surmonter l'épreuve aux côtés de son fils, je me sens soudain bien naïve. À croire que certaines réalités sont parfois difficiles à appréhender.
En poussant la porte du centre aéré le lendemain, je prends sur moi pour garder la face. Quand je tente d'approcher Noa, l'enfant m'ignore. Les yeux dans le vague, il semble absorbé dans une autre dimension. Je devine alors que son père a dû lui faire part de sa décision.
Désemparée, je m'efforce de mener au mieux mes activités du jour. Sans que je n'aie besoin de lui demander quoi que ce soit, Martin prend naturellement le lead, ce qui me permet de souffler un peu. Ce n'est qu'à la fin de la journée, au moment de vider le chariot des goûters, que je décide de faire appel à lui :
— Dis, Martin...
L'interpellé repose une pile d'assiettes pour m'étudier d'un regard attentif.
— Oui ?
— Tu crois que tu pourrais m'aider à parler à Noa, pendant l'accueil du soir ?
— Tu penses avoir besoin de moi ? Jusqu'à maintenant, c'est pourtant toujours toi qui as réussi à le faire parler...
— Détrompe-toi, je pense que tu pourrais beaucoup lui apporter. Tu n'as pas à le faire si tu ne le sens pas, mais... Vos histoires de vie se répondent. Vous avez tous les deux eu à vivre le deuil d'une personne très proche et, à présent, Noa va certainement devoir quitter son foyer pour aller Dieu sait où ! Un peu comme toi, quand tu as été contraint de quitter ta maison au Venezuela pour venir en France... Les situations ne sont pas les mêmes, mais je pense quand même que ton témoignage pourrait l'aider.
Après quelques instants de silence, Martin finit par céder.
— Très bien. Si je peux t'être utile, compte sur moi.
En guise de réponse, je lui offre un sourire sincère et, une fois les chariots débarrassés, nous rejoignons la cour. Il ne nous faut pas longtemps pour trouver l'enfant, assis au pied de l'arbre où j'ai pris l'habitude de méditer avec lui.
— Hé, Noa.
Voyant qu'il ne bronche pas, je m'approche doucement.
— Est-ce qu'on peut s'asseoir ?
Noa hausse les épaules, ce que je prends pour un oui.
— Ton père t'a sûrement dit qu'il m'avait vue, hier, non ?
Nouveau silence. Cette fois-ci, Martin prend la parole :
— C'est important que tu parles, Noa. Ne te gêne pas, dis-nous ce que tu as sur le cœur. On ne dira rien à personne et on ne te jugera pas.
Face au silence de l'enfant, mon binôme poursuit :
— Tu sais... J'étais comme toi quand j'étais plus jeune. Quand les choses n'allaient pas, je gardais tout à l'intérieur. J'avais peur de ce qui se passerait si je les laissais sortir. Mais j'ai fini par comprendre que taire ses problèmes, c'est très douloureux, et parfois dévastateur... On pense bien faire, mais c'est tout le contraire.
— Tu n'as pas à porter ce fardeau seul, Noa, on est là pour toi... murmuré-je. Laisse-nous t'aider, s'il te plaît.
Un long silence s'en suit, avant que le petit garçon ne se décide enfin à répondre :
— Parler, parler... Mais qu'est-ce que vous voulez que je dise ?
Visiblement en colère, il serre les poings avant de repartir de plus belle :
— Je suis habitué à ce qu'on m'abandonne, qu'on se lasse de moi. Mais mon père... C'est pas juste ! On a déjà perdu maman, alors pourquoi il me fait ça, maintenant ? Je comprends pas, c'est pourtant mes parents qui ont décidé de me faire ! C'est de leur faute si je suis là...
Touchée par ces paroles, je pose aussitôt une main sur le bras de Noa. C'est de leur faute si je suis là... Est-ce réellement ainsi qu'il voit sa propre vie, comme une sentence, une punition ?
— Tu sais, cette douleur que tu ressens, ton père l'éprouve aussi. Tu ne le vois peut-être pas parce qu'il le cache, mais il ne va pas bien et il a besoin d'aide. D'ailleurs, crois-moi, s'il en vient à renoncer à ta garde, c'est parce qu'il sait qu'il n'est pas capable de t'offrir la sécurité physique et émotionnelle dont tu as besoin. C'est une décision qui est loin d'être facile à prendre, mais s'il a fait ce choix, c'est parce qu'il t'aime et qu'il veut le meilleur pour toi.
L'enfant ne répond rien, le regard perdu au loin.
— Noa... commence Martin. Je sais qu'aujourd'hui, la vie te semble injuste, insurmontable, et c'est plus que légitime... Mais je te promets qu'un jour, quand tu auras dépassé ces épreuves, tu arriveras à regarder en arrière et à tirer des leçons de tout ce que tu as vécu. Tu verras que les mémoires de ces périodes difficiles deviendront tes leçons les plus précieuses.
— Je m'en fiche, de ça... À quoi ça sert, la mémoire, quand on n'a pas d'avenir ?
— Pas d'avenir ? s'exclame le vénézuélien. Comment ça, pas d'avenir ? Je ne te laisserais pas dire une chose pareille. Regarde-moi, Noa, c'est très sérieux.
Surpris par ce changement de ton, l'enfant fixe Martin droit dans les yeux.
— Je sais que tu as surmonté des choses que peu de personnes s'imaginent. Je le sais parce que je le reconnais en toi, comme dans toutes les personnes dont l'histoire m'a marqué... Ceux qui vivent les pires épreuves ne se plaignent jamais.
Le vénézuélien marque une pause, mais Noa ne décroche pas son regard du sien.
— Sois toujours fier de là d'où tu viens. Toujours. Peu importe ce que les autres diront, il faut que tu te battes, pour toi, pour toutes les personnes qui tiennent à toi, et même pour ceux qui s'obstineront à te faire croire que tu ne vaux rien. Sois fier de toi, et n'oublie jamais. C'est important de ne pas oublier, parce qu'il faut être au clair sur son passé pour construire son avenir.
Assise en retrait, je regarde Noa et Martin avec émotion. Au-delà de la leçon de vie qu'il vient de donner au petit garçon, je suis fière du discours de mon ami. Lui qui a toujours eu peur d'incarner sa propre histoire par peur d'être jugé, aujourd'hui, il vient de se prouver qu'il pouvait surtout en être fier.
C'est comme si, au travers de cette discussion, Martin achevait de se réconcilier avec son propre passé.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro