Chapitre 41
Le lendemain, je suis réveillée de bonne heure par les rayons du soleil filtrant à travers les persiennes. Après m'être étirée, je descends de mon lit pour esquisser quelques pas sur le parquet tiède. Seule l'empreinte douce de mes pas s'élève dans le calme de la maison.
Je frotte mes yeux, encore gonflés par toutes ces larmes. Il faut dire qu'hier, je suis passée par tous les états : frustration, peur, surprise... Heureusement, le bonheur immense de voir ma mère aussi rayonnante a pris le dessus. Après des semaines à sentir qu'elle me cachait quelque chose, voilà que je peux enfin mettre le doigt sur la pièce manquante !
Ces moments d'authenticité avec ma mère sont précieux, je le sais : c'est pour cette raison, que je décide d'enfiler une robe de plage aux tons pastels avant d'attraper un petit sac. Prête à partir, je saisis en vol ma pierre préférée, le quartz, pierre de l'amour et de la bienveillance. Ma paire de tongs à la main, je descends les deux volées d'escaliers sur la pointe des pieds.
Je remonte la rue Scaliero, paisible en ce début de week-end – même le Comptoir d'Azur est encore fermé. Il ne me faut qu'une poignée de minutes pour atteindre ma boulangerie favorite. Je connais bien la commerçante, une femme passionnée qui fait son pain et ses viennoiseries elle-même tous les matins.
Je ressors de la boutique avec deux pains au chocolat, deux croissants et un gros pain de campagne. D'un pas léger, je m'apprête à rentrer chez moi, lorsqu'une voix m'interpelle :
— Regardez qui va là ! Dichosos los ojos que te ven, comme on dirait chez nous...
Devinant de qui il s'agit, je ne peux réprimer le sourire qui naît sur mes lèvres. Lorsque je me retourne, je réalise que la devanture du Comptoir d'Azur a été ouverte par Samuel qui, café en main et lunettes de soleil sur le nez, est en train d'y installer une chaise pliante.
— Ce qui signifie ? demandé-je d'un air curieux.
— Que les yeux qui te croisent sont bien chanceux.
Embarrassée, je souris et baisse les yeux. Je découvre alors le fameux chat en train de se prélasser au soleil. Lorsque je me baisse pour le caresser, le félin s'étire de tout son long.
— Moi aussi je suis heureuse de te voir, Samuel, murmuré-je.
Le colombien m'observe en silence avant de me demander :
— Comment se sont passées les retrouvailles avec ta mère ? Ce que j'ai pu voir m'a laissé augurer que c'était plutôt positif...
En réaction à ses paroles, je feins un air choqué.
— Tu nous as épiées depuis le bar ?
— Je m'assurais simplement que tout se passe bien, se défend Samuel en levant les mains.
— Tu es au courant que tu n'as plus à jouer ton rôle de chaperon lorsque ma mère est là ?
— Oui, je sais. Mais ça ne m'empêche pas de me soucier de toi.
Malgré moi, je sens mon cœur battre un peu plus fort. J'inspire alors un grand coup :
— Ma mère m'a dit, pour l'adoption.
— Ah ! Chouette projet, non ?
— Tu connaissais cette histoire depuis le début ?
— Eh bien... Oui. Ta mère est venue vers moi lorsqu'ils ont commencé à envisager la Colombie pour adopter. Je t'avoue que ça n'a pas été facile de garder la face quand tu m'as demandé comment j'avais connu ta mère... Mais j'ai tout de même préféré te donner une version abrégée des faits. Ce n'était pas à moi de te le dire.
Silencieuse, je hoche la tête.
— En tout cas, je suis heureux que ta mère adopte là-bas. C'est un beau geste qu'elle fait. La plupart des familles qui décident de donner leurs enfants à l'adoption sont très pauvres et le font en dernier recours, dans l'espoir qu'on leur offre une vie meilleure...
Son récit me serre le cœur. La simple perspective de devoir renoncer à son enfant me paraît déchirante. Et, en même temps, accepter de laisser partir un être aimé pour qu'il puisse avoir les chances que l'on ne peut pas lui donner, quelle preuve d'amour...
— Désolé, je ne voulais pas plomber l'ambiance, reprend Samuel. Je ne t'ai même pas proposé un café, tu en veux ?
— C'est gentil, mais j'allais justement ramener le petit déjeuner à ma mère. Il ne faut pas que je traîne. Elle pourrait croire que je me suis enfuie...
Ma dernière phrase semble amuser Samuel, qui pose sa tasse en m'envoyant un clin d'œil.
— Oh, si jamais, tu as le meilleur des alibis : tu étais avec ton chaperon !
* * *
Suite à ce petit déjeuner surprise, la journée se déroule tranquillement, entre plage et repas en terrasse. En fin d'après-midi, nous nous installons dans le canapé du salon : moi avec un carnet et ma mère avec un livre.
Inspirée par ces retrouvailles émouvantes, je décide de griffonner quelques mots. Cela fait une éternité que je n'ai pas écrit, mais je me sens étrangement inspirée.
— Qu'est-ce que tu écris ?
Tirée de mon écriture par la voix de sa mère, je sursaute.
— J'essaie d'écrire un poème.
— Je peux lire ?
Ma mère se rapproche déjà pour regarder, mais je plaque aussitôt mon carnet contre moi.
— Pour le moment, non. Je te le montrerai en temps venu.
— De quoi parle-t-il ?
— D'un tas de choses. De la vie, du fait de grandir, de l'amour qui unit une mère et sa fille...
Pendant que je laisse ma phrase en suspens, je constate que les yeux de ma mère commencent déjà à briller d'émotion.
— Il me tarde de le lire.
Je laisse planer quelques instants de silence, avant de poser enfin la question qui me travaille tout ce temps :
— Est-ce que... Est-ce que tu as aimé papa ?
Visiblement surprise, ma mère se redresse et pose son livre.
— Si j'ai aimé ton père ? Kaïa, si tu savais... J'ai aimé Yannis comme je n'avais jamais aimé auparavant.
Curieuse, je garde le silence. Je n'ai que très peu l'occasion d'entendre ma mère parler de son passé avec mon père, et il est hors de question que j'en perde une miette.
— On s'est connus jeunes. Je n'avais que dix-sept ans et lui dix-neuf. C'était l'été, à Toulon, je filais un coup de main à mes parents qui organisaient des allers-retours entre le port et des petites îles au large. Ton père, lui, s'occupait du nettoyage. Il avait été missionné par le personnel du port pour passer sur les quais et les bateaux qui le demandaient, mais disons qu'il venait nettoyer le nôtre un peu plus que nécessaire. Lorsque mes parents ont commencé à s'en rendre compte, ils m'ont tout de suite dissuadée de traîner avec lui. Ils le voyaient d'un mauvais œil parce qu'il était issu d'une famille étrangère et modeste, tout juste immigrée et, malheureusement, mes parents n'ont jamais été très ouverts d'esprit là-dessus... Enfin, de mon côté, je m'en moquais. Petit à petit, j'ai commencé à le voir en cachette. Il venait me chercher la nuit et on allait faire les quatre cent coups... Si tu savais tout ce qu'on a fait !
L'évocation de ces souvenirs fait naître un sourire mièvre sur le visage de ma mère.
— Non, je ne sais pas, mais c'est bien que vous préserviez votre jardin secret, maman.
— Bon, très bien, ricane-t-elle. Suite à ces vacances, nous ne nous sommes plus quittés. Un an plus tard, nous venions tout juste d'emménager ensemble lorsque, à seulement dix-huit ans, je suis tombée enceinte de toi. Ton arrivée n'était pas vraiment prévue et je ne m'attendais pas à avoir un enfant si jeune, mais ton père et moi nous aimions tellement... Mes parents ont tout fait pour me dissuader, mais rien à faire : nous avions envie de vivre cette expérience tous les deux. Je ne te cache pas que les premières années ont été difficiles, entre le jugement de mes parents et nos difficultés à joindre les deux bouts, mais je ne regrette pas. S'il fallait tout revivre, je ne changerais absolument rien.
Emue par ces paroles réparatrices, je presse l'avant-bras de ma mère.
— Si tu savais comme ça me rassure, maman. Entre le fait que tu m'aies eu si jeune, et tout ce qui s'est passé suite à votre séparation, je me suis toujours demandé si, au fond, ma naissance n'avait pas été une erreur. Si je n'avais pas poussé votre couple à sa perte...
Alertée par ces paroles, ma mère se relève d'une traite.
— Kaïa, comment peux-tu penser une chose pareille ? Bien sûr que tu étais désirée, ton père et moi étions les parents les plus heureux du monde quand nous avons appris ton arrivée !
Puis, ses yeux plongés dans les miens, elle poursuit :
— Il faut que tu comprennes que j'ai vécu une relation passionnelle avec ton père. Nous avons eu des hauts, mais aussi de gros bas... Ce genre de relation, aussi belle qu'elle soit, est parfois difficile à faire perdurer dans le temps. Ce n'était pas ta faute, loin de là : tout arrive pour une raison et, comme pour ta naissance, la fin de notre couple était ce qu'il y avait de plus salutaire. Crois-moi, j'ai aimé ton père et je l'aimerai toujours... Mais tout l'amour du monde ne justifie pas qu'une relation nous enlève plus d'énergie qu'elle ne nous en donne. La passion, comme on nous la vend dans les livres, ce n'est pas la réalité. Ce dont nous avons réellement besoin, c'est d'un ancrage, de stabilité...
Pensive, je triture mon stylo.
— Et, dis-moi... Est-ce que papa m'aime, lui ?
En relevant les yeux, je décèle une ombre de tristesse dans le regard de ma mère.
— Évidemment qu'il t'aime.
En croisant mon air peu convaincu, ma mère insiste :
— Kaïa, il faut que tu comprennes que chacun gère les choses à sa manière. On fait tous du mieux qu'on peut. Dieu sait que ton père n'a pas été parfait, loin de là... Mais notre séparation l'a plus affecté que ce qu'il ne laisse voir. Je le sais, parce que je le connais mieux que quiconque. Yannis a tendance à se couper des autres quand les choses ne vont pas. C'est sa manière à lui de gérer la douleur. Je pense que, pour repartir du bon pied, il avait besoin de prendre ses distances. C'est ce qui lui a permis de rencontrer Marina et de fonder de nouveau une famille.
— Mais enfin, comment peux-tu lui trouver des excuses ? Tu ne lui en veux pas, toi ? Il... Il nous a abandonnées ! C'est trop injuste !
— Je comprends ta colère, ma chérie, crois-moi... Je l'ai aussi ressentie. Mais ce que j'ai compris avec le temps, c'est que de m'accrocher à cette rancœur allait me faire plus de mal qu'autre chose. Alors non, je ne cherche pas à excuser ce qu'il a pu faire. Je voulais juste que tu comprennes qu'il avait ses raisons, et qu'elles n'avaient rien à voir avec toi.
Ces paroles font leur chemin dans mon esprit et, pour la première fois, je commence à comprendre. Depuis toute petite, je rêve d'un père présent, attentionné, prévoyant. Le souci, c'est que la réalité est toute autre : Yannis n'est pas ce père modèle et il faut que je l'accepte. Cultiver la nostalgie de ce qui n'est pas ne changera jamais les choses.
— D'ailleurs, je sais que j'ai moi aussi failli un nombre incalculable de fois à mon rôle de mère. Crois-moi, j'en suis navrée... Mais je pense que ça fait aussi partie des choses à accepter en tant que parent. On ne pourra jamais totalement protéger nos enfants, ni leur éviter la souffrance... On a beau le souhaiter plus que tout au monde, c'est impossible. Crois-moi, Kaïa, j'ai toujours fait du mieux que j'ai pu...
— Je le sais, maman. Je le sais et je ne t'en veux pas...
Face à moi, ma mère laisse planer un silence, avant de sourire.
— Dis, pour marquer le coup de ce week-end particulier, j'ai une idée un peu folle qui m'est venue... Ça te dirait, un tatouage mère-fille ?
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