
Chapitre 4
Après un dîner interminable face à ma mère et Hugues, je me réfugie dans ma chambre. Allongée sur le dos, j'écoute de la musique tout en méditant, lorsque trois coups sont frappés à la porte de ma chambre.
— Oui ?
La tête de ma mère apparaît dans l'embrasure de la porte.
— Je peux ?
Pour seule réponse, je me redresse dans mon lit et retire mon casque. Ma mère s'avance alors pour s'asseoir à mes côtés. Elle balaie une mèche de ses longs cheveux raides, d'un châtain miellé que j'ai longtemps rêvé d'avoir. Ce n'est qu'avec le temps que j'ai appris à aimer ma chevelure épaisse et bouclée, qui me vient de mon père, lui-même d'origine grecque.
— Je voulais te demander pardon pour hier.
Je triture le bord de mon couvre-lit d'un air pensif. La déception a beau persister, le fait d'avoir accepté la proposition de Cécilia et de visualiser l'été bien rempli qui m'attend m'aide à relativiser. Une longue inspiration plus tard, je déclare :
— Tu sais... ce n'est même pas tant le fait que tu partes qui me dérange. Ce qui m'énerve le plus, c'est que tu aies attendu le dernier moment pour me le dire. Si j'avais su avant, je me serais organisée différemment et, surtout, je ne me serais pas projetée dans un été avec toi.
— Je comprends, ma chérie. Je ne voulais pas te faire de peine, je suis désolée.
Comme toujours lorsque je lui en veux, un regard repenti de ma mère suffit à faire céder mes barrières. Je soupire, avant d'obtempérer :
— Ce n'est pas grave. Ce qui est fait est fait, on ne va pas rester là-dessus pendant des jours. Je n'ai pas envie que tu partes alors qu'on est en mauvais termes.
Lorsque ma mère amorce un rapprochement en posant une main sur mon épaule, je la serre dans mes bras. Le nez dans ses cheveux, je renifle son parfum réconfortant. Si je ne suis pas du genre à pardonner facilement, je sais que je tolère bien plus d'elle que de n'importe qui d'autre. L'absence de mon père nous a beaucoup rapprochées : en l'absence de second parent pour prendre le relais, c'est toujours elle qui a été là pour sécher mes larmes, pour m'encourager. Le lien que j'ai avec elle est plus fort que tout.
En m'éloignant d'elle, j'esquisse un sourire.
— J'espère que vous passerez de bonnes vacances en Bretagne. Vous avez intérêt à manger plein de galettes bretonnes et à m'envoyer des photos !
Ma mère m'étudie d'un air surpris, avant de m'interroger :
— Vraiment ? Bon, très bien, si tu insistes, tu auras droit à tout un tas de selfies de ta mère.
— Oui, bon, il ne faut pas non plus exagérer...
Mon visage méfiant fait pétiller les yeux de ma mère d'une étincelle d'amusement.
— Bon, ce n'est pas tout, mais une longue route nous attend demain... On doit se lever très tôt et je n'ai pas envie de te réveiller aux aurores un dimanche. Je voulais donc te dire au revoir et te souhaiter de bonnes vacances, ma chérie.
J'acquiesce en prenant une longue inspiration. Cette fois-ci, c'est ma mère qui s'avance pour me serrer dans ses bras. Nous ne sommes pas du genre à nous étreindre souvent mais, à cet instant, je sens que nous en avons toutes les deux besoin.
— Je t'aime, ma chérie.
La tête enfouie dans le creux de son épaule, je lâche un soupir d'aise. Ces mots, que je n'entends pas tous les jours, revêtent une grande importance.
— Moi aussi je t'aime, maman.
* * *
Mon dimanche passe en un coup de vent et je me retrouve rapidement de retour aux Cyprès à sept heures trente, horaire pour lequel Zozo nous a tous conviés – au grand désarroi de certains.
— Quelle idée, je te jure, comme si on avait tous besoin d'être ici aux aurores pour accueillir les gosses... On a déjà tout fait samedi ! grogne Valentin en traînant deux chaises.
De son côté, notre directrice semble totalement hermétique aux plaintes de l'équipe. Mue par une énergie surnaturelle, elle court comme un poulet sans tête en vociférant à tout va.
— Hé-ho, les anims ! Venez par ici.
En la rejoignant près de l'entrée, nous tombons nez à nez avec un grand brun de carrure athlétique qui nous offre son plus beau sourire.
— Je vous présente Ahmed, qui n'a pas pu venir à la réunion de préparation de samedi. Comme il n'a pas de pôle attribué pour le moment, il viendra en renfort là où c'est nécessaire. Est-ce que ça te convient, Ahmed ?
L'animateur commence à peine à ouvrir la bouche que Zozo s'exclame déjà :
— Super, dans ce cas, à vos postes ! C'est l'heure. Vous ferez connaissance au fur et à mesure.
Lorsqu'elle fait volte-face, Valentin se tourne pour me glisser :
— Eh ben, il avait intérêt à être d'accord, le Ahmed. Tu parles d'un accueil ! Pour ceux qui ont la tête dans le cul, c'est pas ça qui va nous motiver.
— Oh allez, souris un peu, lui retourné-je d'un air mesquin. Tu devrais être ravi de retrouver tes super collègues et tous les enfants qui sont sur le point d'arriver !
— Ah oui, c'est vrai... lâche Valentin, le regard perdu dans le vide. J'avais presque oublié qu'on avait des gosses à charge.
— Pourquoi ai-je le fâcheux présage que cette remarque est teintée de vérité ? l'interrogé-je d'un air inquisiteur.
— Tu sais que l'ironie n'est pas toujours totalement fausse... Enfin, tu riras moins quand tu auras vu la tronche de notre liste d'appel.
— Comment ça ?
— Ma pauvre petite Kaïa, c'est vrai que tu ne connais pas encore les pépites du centre... Heureusement que tonton Valourd est là pour te briefer...
Peu surprise par l'usage de ce surnom que mon ami s'est lui-même assigné, je le toise en plissant les yeux. Au même moment, Cécilia débarque les bras chargés de ballons de basket.
— Qu'est-ce que tu racontes encore, toi ? Ne commence pas à l'effrayer avec tes histoires !
Ignorant la remarque de mon amie, l'animateur poursuit d'une voix théâtrale :
— Laisse-moi commencer par nos intemporels, les Tessier. Cinq enfants, une dynastie entière de chaos dont la renommée transcende de loin tous les centres aérés de Nice. J'ai eu l'occasion de garder l'aîné, Yohann, il y a deux ans. Tout ce que je peux t'en dire, c'est que la saison avait été mémorable...
— Eh bien, je suppose que la patience va être de mise, marmonné-je en tentant moi-même de m'en convaincre.
— Oh, attendez, pas si vite madame ! Je ne peux pas omettre le favori du public, le petit Laval. Lui n'a pas besoin de quatre frères et sœurs pour devenir une légende. On va se le coltiner, et pour les deux mois de centre...
Cécilia, qui se contentait jusqu'ici de les lever au ciel, ouvre de gros yeux paniqués.
— Noa est inscrit pour les deux mois ?
— Eh oui, ma chère.
— Qui est cet enfant ? l'interrogé-je, prise malgré moi de curiosité.
— C'est un gosse très intelligent, mais qui s'en sert pour semer la pagaille, m'explique Valentin. L'été dernier, il a défié l'un de ses camarades d'appuyer sur l'alarme intrusion. Comme on ne savait pas d'où venait cette interruption, on a dû suivre le protocole et évacuer tous les enfants pour les faire ramper à quatre pattes jusqu'à la cave. Je ne te raconte pas, ils étaient tous terrorisés. Quand on a mis le doigt sur les coupables, ils ont passé un sale quart d'heure ! Mais contrairement à son camarade, Noa restait totalement serein. Il répétait, je cite, que c'était juste pour rire. Le plus perturbant chez lui, c'est qu'il ne craint en rien l'autorité.
Son récit me laisse perplexe. J'ai beau essayer, je ne comprends pas comment un enfant peut en venir à se comporter de la sorte. Bon sang, dans quoi me suis-je embarquée ?
— Que le ciel soit avec nous, je te le dis, ma petite Kaïa, déclare Valentin en posant une main sur mon épaule. Cet été aux Cyprès promet d'être mouvementé.
En me voyant fixer le sol d'un regard vide, Cécilia tente de prendre un air plus réjoui :
— Quoi qu'il en soit, on ne va tout de même pas se démotiver pour ça. Comme je le dis toujours, les enfants sont pleins d'agréables surprises !
— Ah, heureusement que Madame Joyeuse est à nos côtés pour nous aider à garder la positive attitude ! soupire mon collègue en prenant un air guilleret.
Je laisse échapper un sourire en regardant mes amis se chamailler. Ces deux-là ne changeront jamais.
— Libre à toi de rester ici à te lamenter, rétorque-t-elle. Moi, je vais m'activer car on a du pain sur la planche, et un tas de manières de nous rendre utiles !
— Comment tu fais, sérieusement ? Rien qu'à te voir comme ça, je suis fatigué.
Pour seule réponse, Cécilia lui tire la langue avant de déverser une cascade de ballons de baskets sur le terrain. Afin de me rendre utile, je décide de partir à mon tour en quête de jeux à proposer. Armée de tout mon entrain, je me dirige vers les placards de la salle polyvalente.
— Salut, binôme ! Tu n'aurais pas besoin d'un coup de main par hasard ?
Interpelée par la voix familière de Martin, je me retourne en souriant.
— Oh, ne t'en fais pas, je m'apprêtais à ramener un peu de matériel.
— Vraiment ? C'est de l'antre de l'oubli dont il s'agit. Crois-moi, tu as besoin d'aide.
— L'antre de l'oubli ?
— Peu de personnes osent se lancer dans l'inventaire de cette caverne d'Ali Baba, où la plupart des animateurs fourrent tous les objets dont ils ne savent pas quoi faire, avant d'oublier leur existence. Tiens, en voilà un échantillon type.
Pour illustrer ses propos, Martin sort au hasard un carton du placard. J'en observe le contenu d'un air perplexe. Des dictionnaires, une casserole, une perruque...
— Regarde, ça, c'est typique ! s'exclame le garçon en brandissant une paire de crayons blancs. L'exemple parfait d'un objet sans aucune utilité qui finit inévitablement par atterrir ici.
— C'est vrai que je n'ai jamais compris l'intérêt de ces trucs. Quand j'étais petite, j'espérais qu'ils puissent corriger mes dessins... Espoir qui se soldait toujours par une grosse déception.
Martin acquiesce en riant. Je reprends d'un air songeur :
— Mais le vrai mystère reste : que fait un fichu sac de litière pour chat là-dedans ?
Je pointe du doigt l'item en question, caché sous un une perruque de clown et un livre de mots fléchés au bord de la décomposition.
— Aucune idée, mais ça te donne un aperçu de ce qui t'attend... concède Martin. Tiens-toi prête, il y a beaucoup de choses inexpliquées dans ce placard !
— Tu es sûr que je peux trouver des jeux pour l'accueil ici ?
Je tente d'extraire le livret de mots fléchés du carton, mais seule sa vieille couverture reste entre mes doigts. Mon binôme me regarde faire d'un air mêlant dépit et admiration.
— Sans doute, suppose-t-il en haussant les épaules. Mais ce n'est pas garanti.
— Merci pour ton honnêteté. Tu as le droit de partir en courant, je comprendrais.
— C'est tentant, mais ce serait mal me connaître. Je ne te laisserai pas dans une telle galère.
Touchée par ses paroles, j'esquisse un sourire.
— Eh bien dans ce cas, allons-y, déclaré-je.
Il nous suffit finalement d'une dizaine de minutes pour dénicher des crayons de couleurs bien entamés, un Twister presque utilisable et une carcasse de baby-foot qui, selon Martin, pourrait servir de réceptacle à l'imagination débordante des enfants. Nous rions en découvrant une poupée borgne digne des plus grands films d'horreur, lorsqu'une voix suave nous interrompt.
— Qu'est-ce que vous faites ici ? Les enfants sont en train d'arriver, ce n'est pas le moment de papoter entre animateurs.
Happée par cette intonation fausse que je ne connais que trop bien, je me redresse d'un bond et croise le regard glacial de Vanessa. Je meurs d'envie de rétorquer que nous ne sommes pas en train de papoter mais de chercher des jeux pour les enfants, mais aucun son ne sort de ma bouche. À côté de moi, j'entends mon binôme déclarer :
— C'est déjà l'heure de l'accueil ? On arrive.
Voyant qu'il se redresse déjà en attrapant nos trouvailles, je décide de le suivre. Du fond de la salle, l'adjointe me scrute d'un regard insistant. Afin de calmer les battements de mon cœur qui s'affole déjà, je presse le pas en direction de la sortie.
Une fois dans la cour, j'ai à peine le temps de faire connaissance avec les premiers enfants que les jeux sont interrompus par un rituel matinal exigé par Zozo : la chorégraphie. L'idée est de passer la même musique chaque matin à la fin du temps d'accueil afin de signaler le début des activités tout en commençant la journée dans, je cite : « la joie et la bonne humeur ». De toute évidence, notre directrice ignore le malaise que ce genre de pratique peut provoquer – mais elle a tellement insisté sur le sujet que personne n'a osé la contredire. Au moment du choix de la chanson, certains animateurs ont humblement tenté de proposer des classiques mais, comme le veut la règle au sein des accueils de loisirs, la proposition la plus ringarde a fini par l'emporter.
Je me retiens de rire en apercevant Zozo débarquer dans la cour armée d'une énorme enceinte déversant des flots de décibels. À quelques mètres de moi, j'entends déjà pester Marylin, l'une des animatrices plus âgées, tandis que mon collègue Jean, bien plus timide, semble vouloir disparaître sous terre.
Intrigués, les enfants se rassemblent dans la cour. Encouragés par Valentin et Cécilia, qui se lancent à corps perdu dans la chanson, ils commencent à suivre les instructions de la chanson, passant du pas de « l'essuie-glace » à celui du poulet. À la fin de la chanson, les enfants semblent effectivement plus réveillés. Zozo avait peut-être eu raison d'insister, au final.
— Bonjour, les enfants !
Je sursaute. Comme par magie, cette dernière vient de se matérialiser à ma droite, armée d'un mégaphone qui, heureusement au vu de son niveau de décibels habituel, est en carton.
— Vous allez bien ? Vous êtes prêts à passer un super été avec nous ?
La horde d'enfants répond par de grands cris enthousiastes. Après une rapide introduction du fonctionnement du centre et des règles de base, la directrice passe le relai aux animateurs.
Je me charge de l'appel, ce qui me permet de mettre un nom sur le visage des jumeaux Tessier, Daniel et David. Deux petits blonds aux yeux clairs et au sourire malicieux dont les airs angéliques ne laisseraient jamais présager l'étendue de leur pouvoir de nuisance.
Au moment d'appeler le fameux Noa toutefois, rien.
— Noa Laval ? répété-je en scrutant les alentours.
J'ai beau prendre un air décidé, je ne sais pas réellement ce que je cherche. Un signe du destin, sans doute, vu que je n'ai jamais vu le visage de cet enfant.
— Comme par hasard... marmonne Valentin, avant de reprendre d'une voix plus forte : Est-ce que quelqu'un a vu Noa ce matin ?
Un petit garçon lève timidement la main.
— Moi, je l'ai vu.
Lorsque David Tessier, assis à sa gauche, lui assène un coup dans les côtes, il se reprend seul :
— Euh, non, enfin, je crois... Je ne suis pas sûr...
— Tu l'as vu, ou tu ne l'as pas vu ? l'interroge Valentin d'un air agacé.
Voyant que l'enfant reste muet, Cécilia tente de lui venir en aide :
— Écoute, mon grand, si tu l'as vu, il faut nous le dire. Nous ne pourrons pas commencer les activités sans lui.
— Hé, les anims ! Ce n'est pas lui que vous cherchez, par hasard ?
Sauvé par le gong, l'enfant interrogé se retourne. Derrière lui, le surveillant de baignade débarque en tirant un petit garçon qui gigote dans tous les sens. De peau noire, plutôt maigrichon, il arbore une paire d'yeux vifs. Au même moment, j'entends Valentin maugréer à côté de moi.
— Satané Noa Laval...
— Je l'ai trouvé dans le carton de la pataugeoire que je suis en train d'installer. Je ne savais pas que Décathlon livrait des testeurs avec ses équipements.
Valentin est tellement remonté qu'il ne réagit même pas à sa plaisanterie.
— Bon sang, Noa, qu'est-ce que tu fichais près des piscines ? Tu n'as pas à t'y aventurer seul sans autorisation !
Pas un poil troublé, l'enfant laisse s'échapper un rictus moqueur avant de consulter sa petite montre en caoutchouc, qui émet au passage un bip sonore.
— Dix-sept minutes et trente-trois secondes... déclame-t-il d'une diction bien plus claire que je ne l'aurais pensé. Je voulais voir combien de temps il vous faudrait pour voir que j'avais disparu. Maintenant, je sais qu'il vaut mieux pas compter sur vous en cas de danger.
J'ouvre et referme la bouche, abasourdie. Le cran de cet enfant n'est donc pas un mythe... Comprenant certainement qu'un rappel s'impose, Zozo prend la parole d'un air diplomate :
— Écoute-moi, Noa... Avant de commencer, j'aimerais te rappeler deux petites choses. Premièrement, on va cohabiter ici pour les prochaines semaines et, crois-moi, on a tous envie que ça se passe bien. Par contre, les règles s'appliquent à tous et, si on s'adresse à vous avec respect, on attend la même chose en retour. Deuxième chose, quand on t'appelle au moment du pointage, tu réponds présent, point. En t'absentant comme tu viens de le faire, tu retires du temps de jeux à tout le monde. Est-ce que c'est vraiment ce dont tu as envie ?
Le petit garçon ne lâche pas son demi sourire moqueur mais n'ajoute rien de plus, ce que je devine être une victoire. Je sens que chaque occasion de faire entendre raison est à célébrer avec ce Noa.
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