Chapitre 28
— Tu n'es pas obligée de rentrer chez toi tout de suite, tu sais.
Un silence flotte entre nous. Plantée ainsi face à lui, je ne peux pas m'empêcher de retrouver dans cette scène un écho de mon étrange rêve. Je revois le regard passionné de Samuel, ses lèvres près des miennes...
Kaïa, calme-toi.
— C'est-à-dire ? l'interrogé-je, prenant sur moi pour garder un air détendu.
Samuel hausse les épaules.
— Eh bien, maintenant que nous avons la salle pour nous, je peux t'apprendre d'autres pas...
Séduite par l'idée, je repose mon sac par terre tout en laissant échapper un sourire.
— Ce serait avec plaisir. Par contre, tu as du pain sur la planche avec moi.
Le sourire du colombien me répond en perçant la poignée de mètres qui nous sépare.
— Pas de soucis, ça me va.
Il se glisse derrière le comptoir et, en quelques secondes, les notes d'une nouvelle chanson s'élèvent dans la salle. Cette fois-ci, l'orchestre que je perçois m'évoque une salsa, sur un rythme plus rapide toutefois.
— Kaïa-Elisa... M'accorderiez-vous cette danse ?
Mon nom, d'ordinaire si étrange, sonne étonnamment mélodieux dans la bouche de Samuel. Sans attendre, j'attrape sa main en laissant échapper un gloussement.
— Avec joie, Diego Samuel.
— Mon deuxième nom, vraiment ?
Sans détourner ses yeux des miens, il m'attire sur notre piste de danse improvisée.
— Ce que tu entends, c'est du merengue, m'explique-t-il. Les pas sont simples et répétitifs, c'est pas mal pour commencer. Il faut simplement marcher sur place en passant d'un côté à l'autre, comme ça. Tu peux te mettre à côté de moi, si tu veux, c'est plus simple pour suivre.
Je m'exécute et, après quelques ajustements, parviens à suivre le rythme de ses pas.
— C'est bien, tu as la base ! On va pouvoir passer à l'étape suivante...
Je m'apprête à lui demander de quoi il s'agit, mais le colombien me tire déjà par la main. De nouveau face à lui, je relève les yeux et croise son regard pétillant. Les mains enlacées, nous commençons par répéter ce pas de base à une vingtaine de centimètres de distance.
— On va pouvoir tourner une première fois, si ça te dit ?
Dès que j'acquiesce, Samuel commence le décompte :
— Un... Deux...
Face à moi, mon partenaire de danse fait un pas en avant pour s'approcher de moi. Son parfum aux senteurs boisées me ramène instantanément à notre escapade nocturne à vélo.
— Et trois.
Déjà perdue dans mes pensées, je sens ma main se soulever. Alertée par ce signal, je m'empresse de réaliser un tour sur moi-même et termine de nouveau face à Samuel, fière et souriante. Il y a quelque chose de magique dans le fait de danser à deux, de se mettre en harmonie pour faire coïncider ses pas.
— Super, bravo ! Tu vois que tu apprends vite !
— Tout le mérite revient à mon super prof.
J'offre un sourire au colombien, qui m'étudie d'un air pensif. Nous nous apprivoisons ainsi en silence durant quelques instants. Curieuse, je laisse mon regard parcourir les contours de son visage. Le dessin net de ses lèvres, l'inclinaison de ses sourcils sombres, la pente de ses grands yeux bleu-gris.
— Maintenant que tu connais cette première danse, je peux t'en proposer une autre.
Je baisse les yeux en sentant l'une des mains de Samuel se détacher de la mienne. Mon partenaire vient alors la poser dans mon dos pour m'attirer lentement à lui, réduisant encore la distance qui nous sépare. Son visage est désormais si proche que j'arrive à distinguer le grain de sa peau.
— Le merengue peut aussi se danser plus près, comme ça.
Je continue de me balancer en rythme d'un pied à l'autre, priant pour ne pas me laisser déconcentrer par cette nouvelle proximité.
— Ça te dirait, de tenter un nouveau mouvement ?
Invité par mon hochement de tête, Samuel s'empare de mes mains. Avant d'avoir eu le temps de comprendre ce qu'il se passe, je me retrouve face à lui, un bras enroulé à l'envers dans mon dos et l'autre au-dessus de ma tête.
— Euh, je ne comprends pas trop ce que l'on est en train de faire...
— Laisse-toi guider, tu as juste à tourner sur toi-même dans un sens, puis dans l'autre.
Ses paroles ne me perdent que plus encore, mais je décide tout de même de tenter le coup.
Face à moi, Samuel guide ma main le long de mon dos d'un geste élégant. De l'autre, il me ramène lentement à lui. Je comprends alors ce que « se laisser guider » signifie. Emportée par ses gestes, et sans réellement comprendre ce qui se passe, je me retrouve à tourner deux fois, puis à me ré-enrouler sur moi-même de manière fluide.
Mes pas me ramènent dos à Samuel, en même temps que sonnent les dernières notes de la chanson. Grisée par cet enchaînement réussi, je me retourne pour lui adresser un sourire triomphant.
— Félicitations, tu fais une excellente partenaire de danse.
La bouche du colombien est si proche de la mienne que je sens mes oreilles vibrer au contact de sa voix et son souffle chaud sur ma nuque. En prenant conscience de notre posture, je frissonne. Mon dos est plaqué contre le torse de Samuel, dont les mains sont enroulées autour de moi.
Nous restons immobiles et, dans le silence le plus total, je libère les mille et unes pensées qui se bousculent en moi. Qu'est-il en train de se passer, comment suis-je censée me comporter ? Cette situation est si inattendue ! Jamais je n'aurais soupçonné en arriver là en venant passer la soirée auprès de Sofia et Gabi. Moi qui parlais de lâcher prise, on dirait que la vie a décidé de me mettre à l'épreuve de toutes les manières possibles.
Je sens encore le souffle de Samuel m'envelopper comme un châle réconfortant, lorsqu'un violent fracas met fin à ce moment de douceur.
Le bruit strident d'un verre brisé.
Alertée, je m'écarte d'un bond et dirige mon regard vers le comptoir. C'est alors que je découvre l'importuné responsable de la casse : un certain chat noir aux longs poils...
— Putain, El trapo ! Qu'est-ce que tu fous, encore ? tonne Samuel en écartant les bras.
Pour seule réponse, le chat pousse un long miaulement.
— Quoi, t'as faim, c'est ça ? Tu disparais pendant deux jours et maintenant que tu te pointes, tu exiges qu'on soit à tes ordres ?
L'agacement de Samuel ne semble pas affecter le moins du monde son ami félin, qui se met à ronronner. En dépit de ma frustration, je ne peux pas m'empêcher de me sentir attendrie. Foutu chat manipulateur !
— Je suis désolé pour cette interruption... El trapo n'est vraiment pas un chat diplomate.
Je laisse échapper un sourire en observant Samuel qui, résigné, a déjà sorti une balayette pour ramasser les morceaux de verre.
— Et un de plus... Je vais commencer à me poser des questions, Kaïa ! Chaque fois que tu es dans les parages, les verres se cassent.
— Eh, cette fois-ci, ce n'était pas de ma faute !
Le colombien me scrute en plissant les yeux, avant de jeter les débris à la poubelle. Il sort alors une conserve de sardines sur laquelle le chat noir se jette, ravi.
Je regarde le chat déguster son repas, avant de relever les yeux vers Samuel. Lorsque nos regards se croisent, je sens les pulsations de mon cœur s'accélérer. Comment est-il possible que tout se soit déroulé de manière si fluide et qu'à présent, je ne sache plus comment me comporter ? Je me sens tellement coincée que je dois ressembler à une ado paumée devant son crush au jeu de la bouteille.
Qu'est-ce qui m'a pris de me laisser emporter comme ça ? Vouloir lâcher prise est une chose, me laisser aller à de telles rêveries en est une autre. La vie, ce n'est pas un film, et les belles histoires ne sont qu'un mirage passager. Un mirage qui nous abrutit tellement qu'il nous laisse seul et en colère lorsque la réalité finit par nous rattraper. Je l'ai bien vu avec ma mère.
Prise dans ces sombres pensées, je passe une main dans mes cheveux et me penche pour ramasser de nouveau mon sac, qui gît encore là où je l'avais laissé avant cette emportée.
— Je pense qu'il est temps pour moi de rentrer... Il est tard, une longue journée m'attend demain.
Cette déclaration soudaine me vaut un regard interrogatif de la part du colombien.
— Tu es sûre ? Je veux dire, tu peux rester encore un peu, si tu veux...
Sentant déjà mon cœur repartir de plus belle, je m'efforce d'esquisser un sourire poli pour dissimuler mon trouble.
— C'est gentil, Samuel, mais il vaut mieux que je me repose.
Comprenant sans doute que je ne céderai pas, il acquiesce. Je cale alors mon sac sur mon épaule gauche et commence à pivoter les talons. Avant de partir, je me retourne une dernière fois.
— En tout cas, merci, pour cette soirée, glissé-je à demi-voix. J'en avais grandement besoin.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro