Chapitre 22
— Ça y est, le petit Rémi est parti ! Et ça, vous savez ce que ça veut dire...
Lorsque l'annonce joyeuse de Cécilia me parvient, je laisse échapper un soupir de soulagement. Lorsqu'un soir de désespoir, nous avons dressé le classement des enfants partant le plus tard, le petit Rémi avait remporté la palme d'or haut la main. À la longue, nous avons fini par le surnommer entre nous « Rémi sans famille », en référence à l'illustre personnage de roman. Une chose est sûre : son départ sonne généralement le glas de notre journée de travail.
Ah, le week-end...
Entre la catastrophe de Noa et l'humeur maussade de mon binôme, le moins que l'on puisse dire est que cette journée n'a pas été de tout repos. Lorsque Cécilia s'éclipse pour rejoindre des amis, je me retrouve seule avec Martin, qui récupère encore les derniers ballons traînant dans la cour. Je décide alors de profiter de ce moment d'accalmie pour discuter avec lui :
— Hé, ça te dit de marcher un peu ?
Martin m'adresse un regard teinté de reconnaissance, avant de hocher la tête. Sans un mot, nous ramassons alors nos affaires et saluons la directrice, Zozo, avant de quitter le centre.
Nous marchons en silence le long du chemin surplombant la mer. Je laisse mes yeux dévier vers l'horizon, trait clair et net dissociant le bleu azur de la méditerranée de celui du ciel, aujourd'hui zébré de nuages.
— Je ne me lasserai jamais de ce paysage, soupiré-je d'un air rêveur.
Martin, qui s'est arrêté à côté de moi pour contempler la vue, hoche la tête.
— Je pourrais passer des heures à regarder la mer ou l'océan, me confie-t-il. J'y trouve quelque chose de rassurant. Rien dans la vie n'est sûr, tout peut changer d'un jour à l'autre... mais la mer, elle, sera toujours là.
Les yeux rivés sur l'horizon, je ne réponds rien. Ses réflexions font étrangement écho aux miennes : depuis petite, je me suis toujours sentie attirée par l'eau. Quand mes parents étaient trop accaparés par leurs disputes pour m'accorder l'attention dont j'avais besoin, ou quand je me demandais ce que pouvait bien être en train de faire mon père dans sa nouvelle vie, j'aimais me raconter que la mer était aussi ma mère de substitution. Elle représentait à mes yeux un élément d'ancrage, fidèle au poste, bien plus que certains proches.
— Ce genre de vues me rappelle le Venezuela. À Caracas, nous avons aussi des montagnes qui donnent sur la mer. Ce qui diffère de Nice, c'est que la ville ne se situe pas au bord de l'eau, mais de l'autre côté de ces montagnes.
Tirée de mes pensées par cet aveu inattendu, j'observe mon ami d'un regard curieux :
— Le Venezuela ?
— C'est mon pays d'origine, affirme Martin. Ma mère est française, mais mon père est vénézuélien. C'est là-bas que je suis né et que j'ai grandi. Puis, l'année de mes dix-huit ans, on a dû partir.
Le récit que je découvre m'aide à assembler les pièces du puzzle. Le pays étant en proie à une énorme crise économique, politique et sociale depuis de nombreuses années, je comprends mieux pourquoi le sujet est difficile à aborder pour lui. Ces origines expliquent également son léger accent, ainsi que son nom de famille, Romero.
— Je suis désolée.
— Ne le sois pas, ce n'est pas ta faute.
— Comment est-ce que tu as vécu ce départ ?
Martin frotte son dos d'un air pensif avant de répondre :
— C'était difficile, je ne te le cache pas. La situation était mauvaise au Venezuela depuis un moment. Mes parents parlaient souvent de quitter le pays, mais je ne pensais pas qu'ils le feraient vraiment. C'est déjà si dur de voir son propre pays partir en miettes... Jamais je n'aurais imaginé qu'on puisse en arriver là. J'étais convaincu, comme on le dit souvent, que c'est le genre de choses qui n'arrivent qu'aux autres. Puis, un soir, mon père s'est fait agresser par un type armé... Il aurait pu y passer s'il n'avait pas eu les bons réflexes. C'est malheureusement ce qui se passe quand un pays tombe dans la misère, certaines personnes sont prêtes à tout pour survivre et sauver leur peau. Ce soir-là, mon père nous a annoncé qu'on allait devoir quitter le pays. On avait l'habitude de visiter la famille de ma mère en France durant les vacances, mais déménager n'était pas dans nos plans avant que tout ça n'arrive. Le Venezuela, c'était chez nous.
Je sens les dernières notes de la voix de mon collègue se briser. Les yeux perdus au loin, il semble chercher à éviter à tout prix mon regard.
— Et tu sais, Kaïa, le pire de tout ça, c'est que je fais partie des chanceux. Je ne peux pas me plaindre, parce qu'on a eu la chance d'être accueillis en France au moment où on en avait le plus besoin. On a pu repartir de zéro ici et s'intégrer vite grâce à la nationalité française de ma mère. Mon père a trouvé du travail dans une boîte anglophone et, peu à peu, la vie a repris son cours. Aujourd'hui, tout va bien pour nous, on se sent en sécurité et c'est déjà une telle chance... Je n'ai pas à me plaindre. C'est pour ceux qui sont encore là-bas, au Venezuela, que c'est compliqué. La situation sociale et économique ne fait qu'empirer, à tel point que j'en viens à parfois croire qu'il n'y a plus aucun futur là-bas. Il y a parfois de belles initiatives, mais le système les tue dans l'œuf avant même qu'elles ne voient le jour.
Remuée par son histoire, je marque un temps de silence, avant de reprendre doucement :
— Martin... Le fait que tu aies pu être accueilli ailleurs ne rend pas ta situation plus simple. Tu as vécu des choses que beaucoup de personnes ne s'imaginent pas. Ta douleur et ta tristesse sont plus que légitimes.
À côté de moi, mon collègue ferme les yeux en respirant profondément. Lorsqu'il rouvre ses paupières, le soleil de fin de journée se reflète dans ses iris, faisant ressortir leur couleur miel, saupoudrée de quelques touches de vert.
— Merci, Kaïa. Vraiment.
— Merci à toi. Ça ne doit pas être facile de partager cette histoire.
— En effet... C'est aussi pour cette raison que je parle très peu de mes origines.
Je hoche la tête. Voilà qui explique sans doute sa tendance à éviter certains sujets...
— Puis, en général, les gens ne savent pas comment réagir face à ce genre d'histoire, je le vois sur leur visage, poursuit-il. Quand je dis que je viens du Venezuela, ils prennent leur air de pitié et je deviens le garçon à plaindre, le pauvre réfugié. Dès qu'on entend le nom de mon pays, on l'associe à la guerre civile, à la crise économique, à la misère et à rien d'autre... En soi, je le comprends et je n'accuse personne parce que, c'est vrai, la situation y est vraiment difficile. Le truc, c'est que le négatif efface tout le reste. Les discussions que je peux avoir sur le Venezuela, je sais qu'elles ne parleront que de ça... Si je commence par évoquer mes origines et mon passé, j'ai l'impression que je ne pourrais rien être de plus. Et je crois que je suis fatigué de lire de la pitié dans les yeux de gens que je connais à peine.
Sa réflexion me serre le cœur. Je n'ai jamais eu à vivre cette situation, mais je peux l'imaginer.
— En tout cas, le fait que tu te sois confié à moi me touche vraiment, soufflé-je en posant une main sur son épaule.
— Je le fais quand je me sens en confiance, alors merci de m'avoir ouvert cet espace. C'est un peu lourd comme sujet, je suis désolé...
— Comment ça, désolé ? Tu n'as pas à t'excuser de me raconter ton histoire ! Elle mérite cet espace et bien plus encore. Elle mérite d'être entendue.
Je soutiens le regard de Martin, qui m'adresse un sourire timide. Parfois, les mots ne sont pas nécessaires.
— C'est pour cette raison que tu ne te sentais pas bien aujourd'hui ?
À ma grande surprise, ma question arrache un nouveau soupir à mon ami.
— Pas vraiment... Ce que je te raconte, c'est mon quotidien. Bien que j'en parle peu, cette histoire fait partie de moi, elle ne m'affecte plus autant.
— Dans ce cas, que s'est-il passé ?
— Je n'ai plus de nouvelles de ma grand-mère depuis trois jours.
Surprise par cette annonce, je lève des yeux interrogateurs vers Martin.
— Comment ça ? Quelle grand-mère ?
— Ma grand-mère paternelle. Elle est encore au Venezuela, à Caracas... Seule. D'habitude, on est en contact au quotidien. Sauf que là, je n'ai plus de réponse à mes messages depuis avant-hier. Je ne sais pas ce qu'elle fait, où elle est... Et j'ai peur qu'il lui soit arrivé quelque chose.
— C'est terrible... C'est la première fois que ça arrive ?
— Non, c'est ça, le pire. Il y a souvent des coupures de courant qui peuvent durer jusqu'à plusieurs jours. La ville entière se retrouve plongée dans le noir, sans internet et sans lignes téléphoniques...
— Vraiment ? Vous savez à quoi c'est dû ?
— Personne n'en est totalement sûr, mais c'est sûrement lié au mauvais entretien des infrastructures publiques... En tout cas, ces pannes sont devenues monnaie courante dans beaucoup de villes du pays. Comme pour tout le reste, les gens apprennent à vivre avec. Mais quand on est seul et isolé, comme ma grand-mère... Ce n'est pas si simple.
Je projette instinctivement son histoire sur mes propres grands-parents et sens aussitôt une boule se former dans ma gorge. Les imaginer isolés chez eux sans lumière et sans électricité durant plusieurs jours est impensable.
— Je suis désolée d'apprendre ça, Martin... Mais bon sang, comment est-ce que tu as fait pour tenir toute la journée ? À ta place, j'aurais été incapable de travailler.
— Oh, tu sais, les pires catastrophes n'ont jamais empêché la vie de continuer. C'est pour cette raison que je ne voulais pas aborder le sujet, ce matin. Je savais que, si je me mettais à parler, j'allais ouvrir la boîte de Pandore. Tout ce que je gardais en moi serait sorti d'un coup... Et ce serait devenu difficile à gérer.
— Je comprends, mais... Tu es certain que garder toutes ces émotions en toi est la bonne solution ? Tu ne peux pas juste prétendre qu'elles n'existent pas...
— Je sais mais, des fois, c'est compliqué de garder la tête hors de l'eau. Certains disent que l'hypersensibilité est un cadeau... Si ça en est un, il n'est pas tous les jours facile à porter. Je me suis senti submergé plus d'une fois par la violence de ce que je ressentais. Alors, à la longue, la vie m'a appris à ranger mes émotions dans des petites boîtes pour les mettre de côté le temps nécessaire. Je ne sais pas s'il s'agit de la meilleure des stratégies, mais c'est ce qui m'a permis de vivre avec.
Ses paroles me laissent pensive. Moi qui ai toujours admiré l'empathie et l'altruisme de Martin, j'ai le sentiment de découvrir le revers de la médaille.
— Et comme tu as pu le constater aujourd'hui, ajoute-t-il, certaines émotions ne sont pas évidentes à dompter. Une goutte de trop peut vite faire déborder le vase... Je suis désolé que tu aies eu à subir ça cet après-midi.
— Ce n'est pas grave, on est tous humains, le rassuré-je en hochant la tête. Cela dit, si je ne m'abuse, j'ai l'impression qu'il y a quelque chose de plus derrière ce débordement...
L'expression déroutée de Martin me laisse croire que j'ai visé juste.
— Comment ça ?
— Eh bien, tu as l'air d'avoir de l'expérience dans la gestion de tes émotions, j'ai donc du mal à m'imaginer qu'une gaffe malencontreuse réussisse à te faire sortir de tes gonds.
— Une gaffe malencontreuse ? répète Martin. On parle de Noa Laval. Rien de ce que fait cet enfant n'est laissé au hasard.
— C'est donc Noa, le souci ?
Ma question crispe immédiatement les traits de mon ami.
— Tu sais que j'ai du mal à supporter cet enfant, Kaïa. Il me pousse à bout. C'est pour ça que je t'ai dit que je ne pourrais pas t'aider à savoir ce qu'il cache.
Son revirement d'attitude m'interroge : je ne l'ai jamais vu se braquer ainsi face à un enfant.
— Qu'est-ce qui t'irrite chez lui ?
— Ce gosse est bien trop lisible ! Il est prêt à faire n'importe quoi par manque d'attention, pour qu'on le remarque. Ça crève les yeux. Je connais trop bien ce schéma de comportement, j'étais comme lui, avant. Sauf qu'à la longue, ça m'a amené à me mettre en danger... Et à faire du mal aux autres.
Les mots de Martin me laissent de nouveau pensive. Avec plusieurs semaines d'animation dans les pattes, je commence à le comprendre : les enfants nous donnent l'impression d'être constamment confronté à des centaines de miroirs. Et parmi eux, certains peuvent parfois refléter le pire en nous.
— Mais, si tu es passé par quelque chose de similaire, pourquoi ne pas essayer de l'aider ?
— C'est compliqué, Kaïa. Ce gosse me met face à tout un tas de choses que je ne suis pas prêt à affronter. Je suis trop impliqué personnellement.
Le ton de Martin est sans appel et je comprends que je n'aurais pas gain de cause. La seule manière d'espérer y voir plus clair est de faire, comme jusqu'à présent, preuve de patience.
— Très bien, comme tu le sens, cédé-je. Mais, avant qu'on change de sujet, je suis sûre que les choses vont s'arranger. Pour ta grand-mère... Comme pour le reste.
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