Chapitre 19
— Salut, ma belle, je te paie un verre ?
Interpellée par une voix caverneuse, je fais volte-face et tombe nez-à-nez avec un vieil homme coiffé d'un chapeau de paille. Sa chemise est à moitié ouverte sur son torse poilu et son pantalon évasé à motifs psychédéliques. Paralysée à la vue d'un tel spécimen, j'ouvre et referme la bouche sans parvenir à émettre le moindre son.
— Ben alors, t'as perdu ta langue ? Un peu d'alcool te rendra peut-être plus bavarde !
— Désolé, elle est avec moi.
La voix de Martin, qui a discerné mon appel à l'aide muet, m'aide à retrouver mes esprits.
— Ben, ce n'est pas un problème ici, pas vrai ? Plus on est de fous, plus on rit ! s'exclame alors l'homme en tendant son chapeau de paille à mon binôme.
En voyant Martin fixer le chapeau d'un air perplexe, je relève courageusement les yeux :
— C'est très gentil à vous, mais nous allons devoir décliner cette proposition. Bonne soirée !
Instinctivement, je saisis le poignet de Martin et commence à détaler. Par miracle, nous arrivons à retrouver notre chemin dans ce club labyrinthique et débouchons sur la rue. Une fois devant la porte, je me retourne pour m'assurer que personne ne nous a suivis, puis m'adosse contre le mur en regardant mon binôme. Le fou-rire est immédiat.
— Mon dieu, mais quelle horreur ! m'exclamé-je.
— Oh, oui, renchérit Martin. Maintenant, on saura que le V.I.P est un club échangiste...
— Et dont la moyenne d'âge plafonne les soixante-dix ans.
— L'angoisse ! Désolé d'avoir prétexté qu'on était ensemble pour te tirer de là, ce n'était pas ma meilleure réplique... Mais sincèrement, dans la hâte, c'est tout ce que j'ai trouvé.
— Tu plaisantes ? Merci de m'être venu en aide !
— C'est normal, Kayita.
Nous nous regardons en silence, les yeux brillants. Je sens encore la poussée d'adrénaline de notre fuite courir joyeusement dans mes veines.
— Par contre, on a perdu nos amis, constate Martin en se frottant le dos d'un air embarrassé.
— C'est vrai... Mais je t'avoue que je n'ai pas super envie de remettre les pieds dans ce club douteux. On peut tenter de les appeler ?
Mon binôme s'exécute et marque le numéro de Valentin, mais les sonneries s'enchaînent sans réponse. Nous tentons l'expérience avec les autres, sans succès. Nous en déduisons que le volume sonore de la musique environnante les empêche d'entendre quoi que ce soit.
— On n'a qu'à essayer de trouver un autre endroit et leur passer l'adresse. Comme au bar d'en bas de chez toi, par exemple. Tu sais s'il y a quelque chose là-bas ? m'interroge Martin.
Sa proposition enclenche aussitôt le mode « alerte ». Il est hors de question que je mette les pieds là-bas : après ce que j'ai dit à Samuel, cela reviendrait à une pure et simple capitulation.
— Au Comptoir d'Azur ? Houla, non. Ils organisent une soirée patriote, tu imagines ? ricané-je en insistant sur ces mots d'un air dédaigneux, comme pour convaincre mon binôme de la ringardise du concept.
— Une soirée patriote ? Ça peut être marrant, non ?
— Franchement, Martin... On peut trouver bien mieux que ça.
— Ah oui, comme quoi ?
— Comme... En laissant leur chance aux Sardines Déjantées ? Qui sait, ce nom un peu étrange pourrait cacher une chouette découverte musicale !
— Kaïa, oublie ! Je n'irai même pas en rêve.
Voyant que mes tentatives ne sont pas très fructueuses, je tente le tout pour le tout :
— Dans ce cas, pourquoi ne pas aller au Beach Club nous déhancher sur les tubes de DJ Patoche ?
Je tente d'appuyer ma proposition d'un pas de danse disco, mais comment convaincre quelqu'un sans être soi-même convaincu ? Réalisant que tout semble nous mener vers cette satanée soirée patriote, je laisse retomber ma tête en arrière.
— OK, j'ai compris. Mais si c'est trop ringard, ce qui a toutes les chances d'arriver, je te préviens : je pars direct !
— Franchement, ça ne pourra pas être pire qu'ici, hein ?
Sauf si ta dignité est en jeu, mon cher Martin...
Incapable de trouver de quoi répliquer, je le suis à travers les petites rues d'un pas résigné. En quelques minutes à peine, nous arrivons au bar où la fête bat son plein. En plus des clients installés aux tables, nombre de personnes attendent debout, un verre à la main. Je me retiens de rire en entendant la rue vibrer au rythme de la chanson « Les sunlights des tropiques » de Gilbert Montagné. Philippe et Samuel ont même installé un énorme drapeau français qui barre la moitié du trottoir.
— Ben, tu vois, c'est sympa, non ?
Réalisant que je suis en train de sourire, je hausse les épaules d'un air désinvolte.
— Mouais, dans le genre cliché, c'est pas mal.
Sans perdre de temps, je commence à scruter les alentours à la recherche de celui que je dois à tout prix éviter. Lorsque Martin me propose d'aller chercher à boire, je décline l'offre sans réfléchir.
— Euh, non merci... Je n'ai pas soif.
Peut-être réussirai-je à l'éviter toute la soirée en restant dehors ?
— Tu es sûre que tu ne veux pas jeter un œil ? L'ambiance a l'air sympa.
— Non, ça ira. Il fait... beaucoup trop chaud dedans. Je suis déjà dégoulinante de sueur !
Comme pour appuyer mes propos, je fais mine de ventiler mon haut.
— Bon, comme tu voudras. On se retrouve dehors, alors.
Dès que Martin s'éloigne, je n'attends pas pour me lancer en quête d'une planque. Car oui, je me fiche totalement de cette soirée : mon seul objectif est que Samuel ne me voie pas. Une fois l'ennemi public repéré à travers la vitre du local, je me précipite vers l'immense drapeau français planté en travers de la rue.
— Et voilà pour vous, trois verres de rouge et deux verres de champagne. Bonne dégustation !
Je me raidis en percevant l'accent chantant du serveur à moins d'un mètre de moi. Je jette alors un coup d'œil furtif vers l'arrière et entrevois Samuel en train de servir un groupe de clients. Vêtu d'une marinière et d'un béret, il semble prendre son rôle de patriote français à cœur. Heureusement, il ne va pas plus loin et repart avec son plateau vide. Fière d'avoir trompé mon chaperon, j'arbore un sourire triomphant. Mon esprit de contradiction est si fort que je suis bien capable de passer le restant de ma soirée tapie dans l'ombre.
Ce n'est que lorsque Gilbert Montagné laisse place à Claude François avec « Alexandrie, Alexandra » que je sors de ma cachette improvisée. Entraînés par la chanson, mes pieds commencent à taper le sol en rythme.
Les sirènes du port d'Alexandrie, chantent encore la même mélodie !
Au grand désespoir de mon esprit de contradiction, je dois bien reconnaître que cette soirée patriote n'est pas si terrible. Si elle n'avait pas été à l'initiative de Samuel, je l'aurais même presque appréciée. Je comprends alors que me cacher toute la soirée n'est pas la solution : je dois trouver une autre stratégie.
Le cerveau tournant à plein régime, je scrute les environs. Une idée lumineuse me vient lorsque j'aperçois un vendeur de rue proposant une ribambelle d'accessoires inspirés du quatorze juillet. Après maintes hésitations, je lui achète des lunettes de soleil aux couleurs de la France et un chapeau en forme de coq. Ces accessoires sont de loin les plus ridicules que je n'aie jamais achetés, mais s'ils me permettent de profiter de l'ambiance, je suis prête à fermer les yeux sur mes principes le temps d'une soirée. Avec ce stupide coq sur la tête, aucune chance que l'on me reconnaisse, non ?
Une fois coiffée de mes nouvelles trouvailles, j'intercepte la serveuse blonde – malgré ma dégaine méconnaissable, je ne me sens pas audacieuse au point de passer commande auprès de Samuel.
— Bonjour, j'aimerais un verre de vin, s'il vous plaît.
La serveuse me contemple d'un air perplexe, avant d'acquiescer sans rien dire.
Une fois mon verre en main, je commence à me mouvoir plus librement. Les chansons s'enchaînent et, lorsque Samuel fait de nouveau son apparition sur le pas de la porte, je continue de danser sur « Allumez le feu » comme si de rien n'était.
Ce n'est qu'en voyant le serveur continuer de balayer la foule du regard que je commence à douter. Lorsque son regard s'attarde sur moi, mon cœur s'accélère. Prise de panique, je fais volte-face et me glisse derrière un groupe de personnes, mon verre de vin toujours en main. Dans mon dos, la sono continue d'enflammer littéralement le dance floor.
Allumez, le feu ! Allumez, le feu ! Et faire danser, les diables et les dieux !
En me retournant, je m'aperçois que Samuel a disparu. Mince, où est-il passé ? Lorsque je parviens à le retrouver, le serveur est bien plus proche et marche dans la direction du groupe derrière lequel je suis dissimulée. Flairant la catastrophe, je ne réfléchis plus et plonge derrière l'énorme baffle disposée dans la rue.
Allumez, le feu ! Allumez, le feu !
Mais c'est sans compter le câble dudit baffle sur lequel, évidemment, je trébuche.
Et voir grandir, la fl...
Les participants, qui entonnaient le refrain d'une voix allègre, se retrouvent quelque peu déconcertés par l'arrêt net de la chanson en son point culminant. C'est alors comme si toute la tension de la soirée s'effondrait d'un coup sur moi. Cerise sur le gâteau : en chutant inévitablement vers l'avant, je lâche mon verre de vin, qui termine son vol plané dans un grand fracas.
Le silence qui s'abat sur la scène est tel que j'aurais presque pu entendre des mouches voler. Prisonnière des regards de l'intégralité du public, j'ai la sensation d'être l'actrice d'un mauvais canular. Une fois de plus...
Puisant dans le peu de dignité qu'il me reste, je rebranche le câble de la sono et relance la chanson de Johnny Hallyday, mettant fin à ce que je peux qualifier comme le silence le plus mortifère de ma courte existence. Heureusement pour moi, les gens détournent vite le regard et reprennent leur danse comme si de rien n'était.
— Kaïa ?
Maudissant mes idées stupides, je suis encore en train de me relever, lorsque Samuel se dirige vers moi. Mue par l'énergie du désespoir, je tente une dernière esquive :
— Euh, non, vous vous trompez. Je m'appelle... Claire.
Visiblement peu convaincu, Samuel hausse un sourcil.
— Vraiment ?
J'émets un simple « hm-hm », prenant sur moi pour garder un air digne.
— Kaïa, je sais que c'est toi. Martin m'a dit que tu étais dehors.
Je serre le poing en maudissant mon ami. Le traitre !
— Sympa, le chapeau, ajoute Samuel.
Le sourire railleur qui flotte sur ses lèvres me rappelle ce stupide accoutrement que j'avais presque oublié. Pourquoi faut-il que je me mette dans de telles situations ? Afin de me donner une contenance, je retire mes lunettes de soleil et joue la carte de l'indifférence.
— Merci. J'aime bien... les poules.
— C'est toi la française ici, mais je crois que c'est un coq, non ?
— Certainement. Peu importe.
— Je suis surpris de te trouver ici, en tout cas. Je croyais que l'électron libre avait de bien meilleurs plans pour ce soir...
Je m'apprête à riposter mais me ravise aussitôt. Me faire sortir de mes gonds est exactement ce que Samuel cherche à faire, et je refuse de lui donner cette satisfaction.
— C'est toujours le cas. Je n'étais que de passage pour accompagner Martin.
— Ah oui ? Je me demande pourquoi tu as refusé de mettre les pieds à l'intérieur, dans ce cas.
— J'étais bien, dehors.
Voyant que je n'en démords pas, le colombien s'accroupit pour se pencher vers moi et s'arrête à deux centimètres de mon visage, son sempiternel demi-sourire accroché aux lèvres.
— Je crois surtout que tu as trop de fierté, Kaïa. Et, à la longue, ta fierté va en finir avec les verres du Comptoir d'Azur. On en est déjà à sept malheureuses victimes.
Piquée par ce reproche injustifié, je tente de me défendre :
— Le premier accident n'impliquait pas que moi...
Préférant sans doute garder le silence, Samuel se relève en me tendant la main.
— Allez, on ne va tout de même pas rester ici toute la soirée... Profitons de l'ambiance au lieu de se faire la guerre.
Démunie face à l'échec écrasant de mes tentatives d'évitement, je soupire et baisse les armes.
— Très bien, faisons ça. Mais à une condition : tu arrêtes de me fliquer.
— Quoi, moi ? Je ne t'ai jamais fliquée.
Pris pour cible par mon air dubitatif, Samuel abdique à son tour :
— OK, très bien. Marché conclu, l'électron libre.
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