Chapitre 12
« RDV à 6h30 à la statue de la femme-poisson demain. Je compte sur toi pour me challenger encore plus ! »
Douloureusement tirée de mon sommeil par une sonnerie stridente, je relis ce texto en grognant. En revoyant Martin me parler de sa séance de nage matinale d'un air enthousiaste, je maudis ma complaisance. Ce n'est pas la première fois que ma facilité à dire oui m'entraîne dans un plan malgré moi.
Nous sommes déjà jeudi, avant-dernier jour de la semaine. Les jours et les nuits passent bien trop vite, si bien que j'ai l'impression de traîner une fatigue latente depuis ma gueule de bois du week-end dernier. Après avoir caressé de près l'idée de la fuite, je me fais violence et réussis à m'extirper de mon lit. Une fois douchée, je comprends que le plus difficile est passé.
Ce n'est qu'en pédalant le long du port que je commence à saisir l'intérêt de la démarche. Le paysage revêt un caractère tranquille, ce qui est plutôt rare en saison estivale. À cette heure-ci, seuls quelques coureurs profitent de cette précieuse quiétude pour fouler le bitume du port désert. En toile de fond, la silhouette de la ville endormie est baignée d'une douce lumière tamisée où flottent des centaines de petites poussières scintillantes. Je lève le nez et hume le parfum frais du matin. La rumeur paisible des vagues est entrecoupée par le chant des oiseaux et, parfois, le vrombissement d'un moteur au loin.
Une fois arrivée à notre point de rendez-vous, j'entrevois Martin debout, les pieds dans l'eau. Immobile, il semble se fondre dans le paysage, comme si la mer et lui ne faisaient qu'un. Afin de ne pas le déranger, je retire mes habits en silence pour le rejoindre.
— C'est un beau lever de soleil. Tu méditais ?
Mon binôme se tourne vers moi. Le regard qu'il affiche semble si serein.
— Je ne sais pas si on pourrait parler de méditation... Je profitais simplement de ce moment.
Une brise fraîche hérisse la mer endormie et me fait frissonner. Au loin, un groupe de mouettes endormies dessine une constellation de petits points gris et blancs sur la surface de l'eau.
— Je t'avoue qu'au début, quand tu m'as dit que tu venais ici tous les matins, je t'ai pris pour un fou, confessé-je dans un murmure. Mais maintenant... je crois que je comprends.
Martin me sourit et nous passons quelques instants à admirer le paysage. En laissant mon regard dévier vers mon binôme, je découvre un tatouage sur son biceps gauche. Surprise de ne pas l'avoir aperçu plus tôt, je l'observe avec attention. L'encre y dessine la silhouette de deux oiseaux en vol.
— Ce sont des aigles ?
L'espace d'une fraction de seconde, un voile de tristesse semble frapper les traits de mon ami, mais cette expression disparaît aussitôt, balayée par un léger sourire.
— Non, ce sont des condors andins. De grands oiseaux qui, comme leur nom l'indique, vivent dans la cordillère des Andes.
— Et pourquoi avoir choisi cet animal ?
Martin marque une courte pause, avant de déclarer :
— Oh, c'est rien. Avec un ami de lycée, on aimait se lancer des défis, et ce tatouage en a été un. Comme j'ai toujours admiré cet animal, c'est celui que j'ai choisi.
Cette explication évasive m'interroge. J'aurais peut-être pu y croire si je n'avais pas remarqué la tristesse qui s'était abattue sur le visage de mon ami au moment où je posais les yeux sur son avant-bras. Quelle est l'histoire qui se cache derrière ce tatouage, a-t-elle quelque chose à voir avec ce subtil accent dont je n'ai toujours pas identifié l'origine ? Bien que nous ayons passé beaucoup de temps ensemble au centre, je ne connais somme toute pas grand-chose du passé de Martin.
— Bon, assez bavardé, reprend-il. Si on allait nager un peu ?
Comprenant que mon ami ne semble pas avoir envie de se livrer, j'acquiesce avant de le suivre pour avancer dans l'eau. Le contact de la mer encore fraîche m'enveloppe comme un vieux jean réconfortant, dessinant un sourire spontané sur mon visage.
Nous nageons une quinzaine de minutes et dépassons rapidement la bouée des deux-cent mètres. Essoufflée, je jette un coup d'œil vers mon voisin. En croisant mon regard, Martin arrête de nager et se redresse dans l'eau.
— La vue d'ici est superbe, pas vrai ?
Comprenant qu'il improvise cette pause pour me permettre de reprendre mon souffle, je lui adresse un sourire reconnaissant.
Le paysage qui s'offre à nous est impressionnant. Depuis la distance, les quelques voitures et passants défilant le long du bord de mer ressemblent à de petites fourmis. À l'arrière de la ville, les reliefs de l'arrière-pays se dessinent dans des strates de plus en plus estompées. Les monts et baous aux sommets arrondis viennent en premier, suivis des pics escarpés du Mercantour. D'ici, la réserve naturelle alpine semble presque à portée de main.
— Tu as déjà visité l'arrière-pays ?
Martin secoue la tête.
— Non, je n'en ai pas eu l'occasion, répond-il. Mais j'aimerais beaucoup.
— Si tu veux, je pourrais t'y emmener. J'adore aller par là-bas.
— Ce serait avec plaisir.
Comme tous les bons moments ont une fin, nous finissons par reprendre notre nage pour rejoindre la rive. Après un petit temps de séchage au soleil, nous grimpons sur nos vélos respectifs pour nous rendre au centre aéré avant que la montée ne devienne insupportable à cause de la chaleur.
Dès l'instant où nous franchissons le portillon, Marylin nous tombe dessus.
— Alors comme ça, il y a eu une nouvelle galette hier ?
Ce mot ravivant de mauvais souvenirs, je tique :
— Une nouvelle galette ?
— Viens là, Valentin ! Il vous l'expliquera mieux que moi.
Mon ami, rappelé d'une voix ferme par notre collègue, s'empresse de nous rejoindre :
— Vous avez peut-être entendu qu'un enfant malade avait vomi hier, à la garderie du soir. Devinez qui s'est retrouvé au mauvais endroit, au mauvais moment...
Devinant sans peine la suite de l'histoire, j'esquisse une grimace.
— C'est à croire que tout le monde y passe ici, hein ? s'exclame Marylin.
— Pourquoi, tout le monde y passe ? demande innocemment Martin.
— Oh, c'est pas au vieux singe qu'on apprend à faire la grimace ! Ce n'est pas parce que j'ai manqué la soirée de vendredi dernier que je n'ai pas eu écho de ce qu'il s'était passé...
Ce n'est pas possible, elle est encore bloquée sur cette satanée rumeur ? À force de la crier sur tous les toits, elle va finir par faire le tour du centre !
— Mais enfin, de quoi tu parles ? renchérit Martin, définitivement perdu.
— Ben voyons, de Jean ! Je n'aurais pas imaginé qu'il était du genre à boire à ce point. Mais franchement, pour en arriver à vomir de partout dans le bar...
Son discours me laisse muette. Je suis partagée entre l'horrible sentiment d'avoir contribué à divulguer une telle rumeur pour sauver ma peau, et le soulagement de me savoir à l'abri des soupçons.
De son côté, mon binôme tente de prendre la défense du pauvre Jean :
— Je ne sais pas où tu as entendu une chose pareille, mais c'est totalement faux. Personne n'a vomi ce soir-là.
— Mais oui, bien sûr... Je ne suis pas née de la dernière pluie !
Sans attendre de réponse, Marylin s'éclipse. Martin se tourne alors vers moi :
— C'est quoi, cette histoire ?
— Je ne sais pas, c'est vraiment bizarre, soufflé-je en feignant un air surpris.
— Kaïa, tu mens très mal. Pourquoi j'ai l'intuition que tu as quelque chose à voir là-dedans ?
Rongée par la culpabilité, je craque et confesse tout à mon ami. Je termine mon récit d'un air piteux.
— La situation m'a échappé... Le truc, c'est que je ne suis pas en très bons termes avec Vanessa. Pour l'instant, les choses se passent plutôt bien, mais si elle découvre cette histoire de beuverie, j'ai peur qu'elle ne s'en serve contre moi.
— C'est vrai ? Je ne savais pas que vous aviez des différends. Qu'est-ce qui s'est passé ?
Je ronge l'ongle de mon pouce d'un air préoccupé. L'espace d'un instant, j'hésite à lui livrer une partie de l'histoire, mais me ravise en réalisant le nombre d'oreilles indiscrètes qui pourraient surprendre notre conversation.
— Je suis désolée, je préfère ne pas en parler...
— Ne t'excuse pas, je ne voulais pas être indiscret. Mais maintenant que tu le dis, ça ne m'étonne pas tant... Je ne la sens pas, cette Vanessa.
— Vraiment ?
— Oui, sous ses airs aimables, je sens que quelque chose coince... Je me souviens du premier jour, quand on était en train de fouiller les placards de la salle polyvalente et qu'elle est venue nous dire d'aller nous occuper des enfants. J'avais trouvé son intervention franchement déplacée.
J'ai beau vouloir rester loin de ces histoires, je ne peux pas nier que le soutien de mon binôme me procure une certaine satisfaction.
— Merci pour ton honnêteté. Je me sens moins seule.
— En tout cas, je ne comprends pas ce qu'elle peut bien te reprocher. Le simple fait que tu sois capable de te coltiner Noa Laval fait de toi une animatrice modèle !
— Je ne te le fais pas dire. Sacré Noa...
En repensant à sa dernière altercation avec Karim, je soupire. Je ne sais pas quoi penser de cet enfant : une part de moi ne le supporte pas, mais l'autre se sent étrangement... curieuse. Cet enfant est un mystère que je veux parvenir à déchiffrer.
— C'est vrai qu'il n'est pas facile, cédé-je en lâchant enfin mon pouce. Au début, je pensais que c'était juste un gosse mal élevé qui cherchait à se rendre intéressant, un peu comme les jumeaux Tessier... Mais plus le temps passe, plus j'en doute. En fait, j'ai l'impression qu'il fait ça presque malgré lui.
— Comment ça, malgré lui ? m'interroge Martin.
— Pour quelqu'un qui cherche à attirer l'attention, il se fiche pas mal de ce que pensent ses camarades. Plus d'une fois, ses bêtises ont fait de lui un ennemi plutôt qu'un modèle.
Face à moi, mon binôme acquiesce d'un air pensif.
— Ce n'est pas tout, ajouté-je. Il est capable de passer d'une émotion à l'autre très rapidement. Il est vif, son cerveau tourne sans arrêt. Puis, il est toujours en train de bouger frénétiquement un membre de son corps... Je me demande s'il n'est pas un peu hyperactif.
— Un peu, tu dis ?
L'air blasé de Martin m'arrache un sourire.
— Bon, peut-être pas qu'un peu. En même temps, je l'ai dans mon groupe et sa fiche de suivi n'en dit rien.
— Oh, tu sais, il y a beaucoup d'enfants hyperactifs qui ne sont jamais diagnostiqués, sans en arriver au stade de Noa pour autant. Cet enfant est juste insupportable !
— Je sais qu'il te pousse à bout, observé-je. Mais je ne sais pas, c'est bizarre, Noa m'intrigue. J'ai l'impression qu'il cache quelque chose de plus. Est-ce que tu penses que je suis folle ?
— Pourquoi est-ce que je le penserais ?
— Je ne sais pas. J'ai l'impression que personne ne comprend.
— Si, je comprends. Seulement, je ne peux pas aller creuser là-dedans et, de toute façon, ce n'est pas à moi de le faire. J'insiste : si ton instinct te dit d'y aller, alors cesse d'écouter les autres et fais-le, Kaïa.
Dans la lignée de cette histoire de tatouage, la réponse mystérieuse de mon binôme m'interroge. Qu'est-ce qui lui fait dire qu'il ne peut pas aller vers Noa ? Malheureusement, son ton intransigeant ne laisse pas la moindre porte ouverte.
— Enfin, bref... évase Martin une fois de plus. C'est bien beau tout ça, mais ça ne nous aide pas sur cette histoire avec Jean.
— C'est vrai, cédé-je. C'est injuste qu'il ait à souffrir des conséquences de cette rumeur. Tu ferais quoi, toi, à ma place ?
Mon binôme se frotte le dos d'un air pensif, avant de déclarer :
— La vie m'a appris que le meilleur moyen d'effacer une rumeur est d'en lancer une nouvelle.
Intriguée par une telle phrase, surtout venant de lui, je plisse les yeux.
— C'est à dire ?
Martin me tire par le bras vers un coin de la cour, les yeux brillants d'excitation.
— Voilà le plan que je te propose. Notre cible, c'est Jean. Ce que nous pourrions faire pour effacer la rumeur, c'est d'orchestrer pour lui une action qui fasse l'unanimité et de laisser croire qu'elle est de son initiative !
Ce début de stratégie ne me convainc pas vraiment mais je n'en vois pas d'autres, alors je le laisse poursuivre. Aussi lâche que cela puisse paraître, je ne suis pas encore prête à subir les potentielles répercussions de cette histoire de vomi, désormais complètement extrapolée.
— En discutant avec Jean l'autre jour, j'ai appris qu'il était passionné de jeux vidéo, m'explique Martin. C'est un thème que les enfants adorent et il y aurait un gros potentiel d'activité là-dedans. Le truc, c'est qu'il est bien trop réservé pour entreprendre quoi que ce soit... C'est là que nous intervenons !
Je plisse les yeux, commençant à voir se dessiner les contours de sa réflexion.
— Vas-y, continue ! Ça m'intéresse.
— Eh bien, ce serait l'occasion de, comment on dit, déjà... Tuer deux oiseaux d'un seul tir ! On pourrait aider Jean à organiser une activité autour des jeux vidéo demain, ce qui résoudrait en même temps notre pénurie d'activité pour la fin de la semaine !
D'abord amusée par ses drôles d'expressions, je finis par acquiescer.
— Tu as raison, c'est une super idée ! D'ailleurs, tu sais quoi ? On pourrait même organiser un grand jeu ! Ça marquerait encore plus les esprits.
Ma proposition fait naître un large sourire sur le visage de mon binôme et, une fois accordés sur la marche à suivre, nous nous tapons dans la main dans un geste de victoire. Nous nous apprêtons à partir, lorsque je pose une main sur son épaule.
— Attends, Martin... Avant qu'on mette notre plan en route, il faut que je te dise un truc.
— Oui ? m'interroge-t-il d'un air préoccupé.
— On ne tue pas deux oiseaux d'un seul tir, mais on fait bien d'une pierre deux coups.
Ma réponse semble soulager mon binôme, qui se met à rire.
— Ah oui, tu as raison ! Des fois, j'invente des phrases qui n'existent pas en français...
Je l'observe d'un air curieux. Martin aurait donc bien des origines étrangères ? Je m'apprête à l'interroger à ce sujet, lorsqu'il me devance en lançant d'un air jovial :
— Bon, on va le retrouver, ce Jean ?
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