Chapitre 25 : Sacré pèlerinage
Nous sortons en courant de chez Bernard, riant aux éclats sous la pluie torrentielle qui s'abat sur nous. L'eau ruisselle déjà le long du terrain pentu, et nos pieds qui frappent le sol enduisent nos mollets d'éclaboussures boueuses.
Lorsque nous atteignons la grange, nous sommes trempés. L'eau de pluie dégouline de nos vêtements pour former des flaques de gadoue sous nos chaussures spongieuses.
Quentin referme la porte derrière nous et le fracas de la pluie s'atténue légèrement. Je me tourne vers lui en dégageant les mèches trempées qui m'obstruent la vue.
« Que quelques gouttes, hein ? »
Nous avons passé la soirée chez Bernard. Non content de nous donner asile dans sa grange pour la nuit, ce dernier nous a aussi offert à dîner. Il a réchauffé pour nous une soupe à base de pommes de terre et d'autres ingrédients que je n'ai pas su identifier, mais dont l'association était incontestablement délicieuse.
« C'est l'aventure. » se défend Quentin en retirant son sac de ses épaules.
Je prends le pan de mon t-shirt et l'essore entre mes mains avant de faire de même avec mes cheveux.
« L'aventure, qu'il me dit, marmonné-je. J'étais plutôt partie sur une petite expédition pépère que sur un délire à l'Arche de Noé. »
Mon compagnon de galère lève les yeux au ciel avec un petit sourire. Je contiens le mien et fais un pas vers lui, dirigeant un doigt accusateur vers sa poitrine.
« Sachez, monsieur Bailly, qu'il n'y a rien de drôle.
— Je vous assure que vous êtes très drôle, mademoiselle Pelletier. »
Mes lèvres se resserrent en une moue boudeuse. Le sourire amusé de Quentin se fige subitement. Quelque chose change dans son regard qui me pousse à suspendre mon geste. Il retire une mèche trempée de mon visage et la glisse derrière mon oreille. Le dos de ses doigts effleure ma mâchoire avant que sa main vienne trouver la mienne, restée immobile entre nous deux. Elle descend ensuite le long de mon poignet jusqu'à venir s'immobiliser au milieu de mon avant-bras. Là, son pouce caresse le bleu qui y trône.
« Tu n'as aucune idée de ce que ça m'a fait de te retrouver dans cet état-là l'autre nuit, d'assister à ça depuis le début de l'été. » prononce-t-il dans un souffle.
Ses yeux quittent mon bras et retournent s'accrocher aux miens. Le trouble les fait briller malgré l'obscurité. Je sens nos corps se rapprocher sans qu'aucun de nous ne bouge. Mon visage est attiré par le sien, ma bouche happée par son souffle. Je me laisse étourdir par sa proximité tandis que mon regard multiplie les allers-retours entre ses yeux et ses lèvres. Elles ne me touchent pas encore que je ressens déjà leur chaleur.
Une étincelle qui pourrait réchauffer mon corps entier jaillit dans ma poitrine. Alors que nos visages convergent l'un vers l'autre, une fièvre chargée d'anticipation se diffuse en moi, embrasant chaque parcelle de mon organisme et incendiant plus intensément encore mon crâne et mes joues.
Soudain, un coup de tonnerre nous fait sursauter.
Le ciel se rappelle à nous et brise le moment, mettant un terme pour le moins brutal à la course de nos lèvres. Quentin et moi échangeons un regard confus. Il a l'air aussi désorienté que je le suis.
Je frissonne. Mes joues ont beau être encore brûlantes après notre sprint jusqu'à la grange et peut-être pour une autre raison moins avouable, le froid me saisit en traversant mes vêtements humides. Mes dents s'entrechoquent sans que j'en ai le contrôle. Je frotte mes bras dont la peau ressemble à celle d'un gallinacé plumé dans l'espoir de faire cesser mes tremblements, ce qui se révèle bien insuffisant pour ma chaleur corporelle en chute libre.
Les bras de Quentin m'enveloppent, remédiant provisoirement à ce problème thermique. Il m'attire contre lui et son menton se pose sur le haut de mon crâne.
« Va falloir se sécher et se changer. » dit-il simplement.
Mon oreille collée contre son torse, je perçois chacun des battements de son cœur. Son rythme a l'air bien plus stable que le mien.
Je suppose que nous n'allons pas parler de ce qu'il vient presque de se produire, et ça m'arrange. Heureusement que nous avons été interrompus. Je ne peux pas me permettre de merder avec lui.
Je choisis de mettre ce subit trouble sur le compte de la fatigue et de l'émotion du moment, tout comme ces sensations étranges qui se sont éveillées en moi. Ce n'est rien de plus qu'un moment d'égarement vite révolu ; un instant de faiblesse accidentel qui restera passager.
Quentin se détache de moi pour atteindre l'interrupteur. J'entends celui-ci claquer à plusieurs reprises mais aucune lumière ne s'allume. Nous allons devoir nous en tenir à nos lampes torches.
M'éclairant donc à l'aide de mon téléphone, j'ai la mauvaise surprise de découvrir qu'aucune des affaires contenues dans mon sac n'a été épargnée. Celui de Quentin, abrité par le renfoncement du toit, a eu en revanche plus de chance.
Je soupire. Un rapide inventaire suffit à conclure que tous mes vêtements sont trempés. Mon sac de couchage semble être le seul rescapé de la noyade.
« Si c'est ta vengeance pour hier à la cascade, tu crois pas que ça manque un peu de mesure ? »
Quentin émet un rire désolé et passe une main dans ses cheveux encore mouillés.
« Tiens, prends mon sweat, offre-t-il en me l'envoyant. Je dois avoir un t-shirt propre en rab aussi.
— Tu me sauves, merci. »
Il retire son t-shirt et le balance sur le tas d'herbe entreposé plus tôt dans la journée par nos soins. Je détourne le regard alors qu'il attrape sa serviette, bien décidée à ne pas me laisser perturber par les pensées qui menacent de ressurgir dans mon esprit et de se matérialiser sur mes joues. Les émotions ne l'emporteront pas une nouvelle fois sur ma raison ce soir.
J'enfile ces vêtements qui ne m'appartiennent pas, gardant mon short humide en espérant qu'il ne tarde pas à sécher sur moi. Malgré mon manque colossal de motivation, je prends la peine d'étendre mes affaires sur les barreaux d'une échelle. Cette activité se révèle être une excellente parade pour monopoliser mon attention et rester en mouvement. L'herbe a beau nous isoler de l'humidité extérieure, la porte n'est manifestement pas étanche aux courants d'air.
Un bruit de fermeture éclair se fait entendre dans mon dos. L'instant d'après, un sac de couchage atterrit sur mes épaules. Je le rabats autour de moi et me tourne vers mon bienfaiteur pour le remercier. Mes yeux s'agrandissent en réalisant que ce dernier ne porte qu'un t-shirt.
« Mais tu n'as pas d'autre pull ?
— J'en ai apporté qu'un.
— Attends, alors je te le rends. »
Je commence à retirer le sweat mais ses mains en retiennent le bord, glaçant ma peau au passage.
« Pas question, garde-le, dit-il en le remettant en place. Je suis pas frileux. Et puis, si j'avais un peu plus fait confiance à Bernard, on n'en serait pas là.
— T'es pas frileux mais t'as les mains gelées ! Je peux quand même pas te déshabiller et te laisser mourir de froid. On peut au moins partager une couverture. »
J'appuie mon invitation en m'installant par terre. Adossée contre le tas d'herbe, je me décale pour lui faire de la place et ouvre un pan de mon duvet. Il attrape le sien et me rejoint, le dézippant avant de le déplier sur nos jambes. Sa présence apporte une vague de chaleur humaine bienvenue.
« Je vais pas mourir de froid, vu que t'es là avec moi. »
Ses mots ne semblent pas vouloir s'estomper, stagnant dans mon esprit après avoir été prononcés si proche de mon oreille. Je ne réponds rien, trop occupée à éviter de croiser son regard par crainte de l'effet qu'il risque d'avoir sur moi et ma raison. J'en viens à questionner le bien-fondé de ma proposition de se rapprocher. Quelle idée de dire un truc pareil aussi !
Nous servant de l'herbe comme coussin, nous nous calons dans une position qui n'est définitivement pas des plus confortables mais qui nous permet de regagner un peu de chaleur. En dépit des quelques degrés récupérés, un nouveau frisson traverse mon corps.
Je sens le bras de Quentin passer dans mon dos et me rapprocher de lui.
« Viens. Normalement il faut porter le moins de vêtements possible dans un sac de couchage pour éviter l'hypothermie, lâche-t-il malicieusement.
— Compte pas sur moi pour me mettre à poil, ça caille beaucoup trop pour tester tes astuces de survie. »
Le bruit de la pluie remplace celui de nos voix. La terre et les murs tremblent à chaque nouveau grondement de tonnerre. La tête appuyée contre l'épaule de Quentin, je regarde la lumière des éclairs percer l'obscurité de la grange à intervalles rapprochés. Il n'y a pas de doute : l'orage est sur nous.
« Dire que tout à l'heure on n'avait pas assez d'eau.
— On peut pas dire qu'il nous a pas donné ce qu'on cherchait, concède Quentin.
— Sacré Bernard.
— Comme tu dis. Sacré Bernard. »
🍹🍹🍹
La nuit est courte et entrecoupée. À vrai dire, je ne suis pas sûre d'avoir réellement dormi. C'est donc avec de petits yeux et courbaturée que je salue Bernard lorsque nous nous remettons en route, avec pour seul carburant le café qu'il nous a offert ce matin et une bonne dose de déodorant sous mes aisselles. Mes affaires n'ayant pas séché, je n'ai pas eu d'autre choix que de garder le t-shirt de Quentin sur le dos.
Nous prenons un nouvel itinéraire pour ce dernier jour d'excursion, modifié avec l'aide de notre hôte. La pluie a rendu les chemins boueux, et l'odeur de la végétation humide contraste avec le soleil qui est de retour pour nous chauffer la peau. Personne ne semble avoir voulu se risquer dans les montagnes ce matin. Les seuls êtres vivants que nous croisons sont un groupe de chèvres sauvages, posées à l'ombre d'un arbre au bord de la route. Leurs grandes cornes et leurs poils longs ont de quoi impressionner, mais elles se contentent de nous regarder paresseusement passer.
Nous trouvons une fontaine dans un hameau et nous en profitons pour nous débarrasser des tâches de boue séchée sur nos mollets. Nous remontons ensuite l'unique route traversant le petit bourg vers le point de vue conseillé par Bernard.
Plus nous prenons de l'altitude, plus la forêt s'épaissit. Je suis d'autant plus dubitative lorsque nous arrivons au pied d'une falaise. Mon regard passe de la paroi rocheuse à la densité du feuillage qui nous entoure avant de se poser sur Quentin.
« On a dû se tromper de chemin.
— C'est pourtant bien l'endroit qu'il m'a indiqué.
— Bizarre, je ne vois pas ce que la vue a d'exceptionnel. On peut pas dire qu'on voit grand-chose d'ailleurs.
— Viens voir, on dirait qu'il y a un truc au bout du chemin. »
Je me décale de quelques pas et remarque un édifice bâti à même la roche. Son entrée est bordée de deux oliviers et surmontée d'une ouverture arrondie ressemblant à un vitrail.
« Attends, c'est une église ?
— Chapelle Notre Dame de la Paix, lit Quentin sur un panneau. Tu veux entrer ?
— Tu crois qu'on peut ?
— Ça a l'air ouvert. » dit-il en poussant la vieille porte en bois.
Je cligne des yeux en entrant à sa suite. Moi qui m'attendais à pénétrer dans un bâtiment sombre et humide, l'intérieur est étonnamment plus lumineux que l'extérieur. Si une partie est creusée dans la pierre, le mur opposé est traversé par une large ouverture.
« Je crois que j'ai trouvé la vue. Il mentait pas, c'est vrai que ça en jette. »
Je rejoins Quentin qui s'est accoudé au rebord de cette large baie et découvre à mon tour le panorama sur la vallée. Le spectacle est époustouflant. De notre perchoir, nous restons un moment à contempler la forêt et les champs qui s'étendent devant nous, tout en cherchant à identifier le hameau que nous avons traversé plus tôt ainsi que les quelques villages dispersés.
Je finis par me détourner de la vue pour explorer davantage les lieux. Mes narines ne trouvent pas l'odeur de renfermé que je m'attendais à sentir dans ce genre d'endroit. Seul un parfum singulier de vieilles pierres flotte dans l'atmosphère, curieusement réconfortant.
Je m'assois sur un banc afin de reposer mes jambes. Cette chapelle a quelque chose d'apaisant. La simplicité de son aménagement ne donne pas l'impression de débarquer dans un lieu réservé à un cercle religieux. Elle est sobrement meublée d'un autel, d'un brûloir avec un morceau de cierge et des lumignons éteints et de deux statues.
Si je devine que la première représente Jésus, la deuxième est une nonne tenant un crucifix entre ses bras. Celle-ci paraît avoir aussi piqué la curiosité de Quentin qui s'approche pour l'observer.
« Sainte Rita, sainte patronne des causes désespérées. » déchiffre-t-il l'inscription sur son socle.
J'esquisse un rictus.
Sacré Bernard.
Quentin vient s'asseoir à côté de moi et penche sa tête en arrière, les paupières closes.
« Tu crois en Dieu, toi ? demandé-je en détaillant la peinture écaillée des sculptures.
— Je ne sais pas. J'ai grandi dans une famille athée pas très portée sur la religion, mais ça m'arrive de me poser des questions. De me dire que tout ça, la nature, les humains, le fonctionnement du monde, ça peut pas être juste un hasard. Même si je suis pas sûr de tout comprendre. C'est un peu vertigineux d'y réfléchir trop.
— J'ai envie d'y croire, parfois. Ça rendrait beaucoup de choses moins effrayantes. Une vie après la mort. Une raison d'espérer. Se dire qu'il n'y pas rien, un grand vide, et que quelque part tout ça a un sens.
— C'est sûr, ça donne envie. J'ai beau ne pas m'être positionné, une part de moi a cette sorte de certitude que Max n'est pas loin.
— Ça m'arrive de lui parler, tu sais.
— Moi aussi. Et je suis convaincu qu'il écoute. »
J'échange un regard avec le Jésus de pierre.
Dieu, si tu existes, si tu m'entends, si tu m'écoutes... Prends soin de Max, s'il te plaît.
Je récupère mon briquet qui a apparemment survécu au déluge de la veille et allume l'une des petites bougies. Déposant le briquet, je fais de la place au centre du présentoir avant d'y installer le lumignon. J'ignore s'il y a un quelconque rituel, une prière ou une formule magique à prononcer ; je pense seulement à Max.
Alors que j'observe cette frêle petite flamme s'entourer d'une marre de cire, je sens un poids quitter mon cœur. C'est subtil, infime, presque imperceptible. Mais le fardeau dans ma poitrine devient moins lourd.
Plus léger.
Je choisis de remplir cet espace nouvellement libéré d'espoir. Que ce soit de l'acceptation ou de la résignation, un jour je me ferai peut-être à cette idée que je n'aurai jamais de réponse à mes pourquoi.
🍹🍹🍹
Après notre passage dans cette grotte-chapelle, nous terminons l'ascension du dernier col qui nous sépare de notre vallée. Les mains sur les hanches et le souffle court, je laisse mon regard se perdre au loin.
« Si seulement on pouvait rester là pour toujours. On est bien non ? Ailleurs ça craint. »
La confession s'est échappée de mes lèvres un peu trop librement, dévoilant le fond de mes pensées. Peut-être est-ce l'effet de l'altitude.
« Aussi tentante l'idée soit-elle... ce n'est pas ce que tu veux. Je comprends que ça t'inquiète, mais on va bien devoir finir par affronter l'extérieur. T'as pas un job qui t'attends, d'ailleurs ?
— M'en parle pas.
— Hey, ça va bien se passer, répond Quentin en posant une main sur mon épaule. Je suis toujours à un coup de téléphone si t'as besoin de moi. Si t'en as pas marre de moi, bien sûr. »
Je tourne un instant les yeux vers lui et lui adresse un petit sourire. Son expression est sincère. Je n'ai pourtant rien fait pour mériter toute sa gentillesse.
Reportant mon attention sur l'horizon, j'embrasse l'ensemble du paysage d'un regard pensif.
« C'est marrant. On est en haut de la montagne et pourtant j'ai l'impression qu'il m'en reste encore une énorme à gravir. Je suis même pas sûre d'en voir le sommet, un peu comme quand on passe dans un tunnel très long et très sombre dont on voit pas le bout. Je ne sais même pas quelle distance il me reste à parcourir, ni même par quel moyen y arriver.
— Peut-être que quand la lumière au bout du tunnel paraît hors de portée, il vaut mieux se concentrer sur les petites lumières qui nous guident vers la sortie.
— Y aller étape par étape alors ?
— C'est ça, étape par étape. Jusqu'à traverser le tunnel. Jusqu'à atteindre le sommet. »
À court de métaphores philosophiques, nous entreprenons de descendre le col par un chemin qui se révèle dangereusement escarpé. Aussi étroit que caillouteux, celui-ci borde la falaise. Je laisse Quentin passer devant moi et me concentre sur l'endroit où je pose mes pieds.
Juste au moment où ma vigilance commence à se relâcher, j'entends le bruit d'une chaussure qui dérape. Lorsque je lève la tête, Quentin a disparu de mon champ de vision. Sans réfléchir, je me précipite en avant pour essayer de le retenir. Je glisse sur les cailloux et m'agrippe à lui comme je peux dans l'espoir de freiner sa chute. Nous dégringolons encore sur quelques mètres avant d'enfin nous immobiliser. Ses pieds pendent au-dessus du vide. Seul le bruit des pierres passées par-dessus bord ou dévalant la pente résonne encore. Aucun de nous n'ose faire un mouvement.
Tout s'est passé si vite. Je resserre ma prise autour du torse de Quentin en évitant de réfléchir à ce qui aurait pu arriver. Je ne saurais dire si c'est son cœur que je sens tambouriner sous mes mains où le mien qui pompe mes veines à une allure folle.
Retrouvant un brin de lucidité, je le tire en arrière pour nous éloigner du vide. Là, il me rend mon étreinte. Nous restons accrochés l'un à l'autre en silence, chacun de nous assimilant les évènements.
Un rire nerveux me prend en regardant le bord de la falaise avec lequel nous avons mis une distance procurant un semblant de sentiment de sécurité. Quentin me rejoint, se déchargeant à son tour de ce trop-plein d'émotions.
Une fois toute la tension évacuée, je le regarde droit dans les yeux.
« Ne me refais plus jamais peur comme ça. Tu m'as promis de jamais me laisser, tu t'en rappelles ?
— Et je compte bien tenir parole. T'es pas encore débarrassée de moi. »
Mes jambes flanchent légèrement lorsque nous nous relevons. Après une grande inspiration et un regard entendu, nous reprenons notre descente tout en gardant un silence vigilant jusqu'à ce que nous quittions le chemin.
Ce n'est qu'une fois remis de nos émotions et le danger écarté que nous nous accordons une pause.
Je m'assois contre une pierre et expire en fermant les yeux. La fatigue qui enveloppe mes membres me procure une curieuse sensation de bien-être. Je jette un coup d'œil vers le chemin que nous venons de parcourir à nos périls encore plus qu'à nos risques et mes lèvres s'étirent imperceptiblement. Un certain sentiment de fierté devant l'effort accompli me traverse. Au cours de notre épopée de ces derniers jours, je n'ai cessé de me surprendre moi-même. Non seulement par l'étendue de mes capacités physiques, mais aussi par la sincérité avec laquelle j'ai apprécié les moments de joie.
Encore à moitié plongée dans mes pensées, je me tourne vers mon sac pour récupérer ma gourde et croise le regard de Quentin.
« Qu'est-ce qu'il y a ? Pourquoi tu me regardes comme ça ? J'ai un truc sur le visage ?
— Tu rayonnes, lâche-t-il sans détourner les yeux.
— Je luis, tu veux dire, répliqué-je en passant une main sur mon front.
— Ah, c'est donc ça ce qui brille.
— Très drôle. »
Fier de sa blague, il attrape ma gourde et me la tend avec un grand sourire. Je le gratifie d'une mimique expressive avant d'enfin étancher ma soif. Sortant de nulle part, l'épisode de la nuit dernière fait brusquement irruption dans mon esprit. Mes pensées se parent d'un réalisme troublant. Je revois Quentin face à moi, dans la grange, sous l'orage. La lueur dans son regard, le contact de ses doigts sur ma peau, la sensation de son souffle sur mon visage...
J'avale ma gorgée de travers et manque de m'étouffer. La quinte de toux qui s'ensuit a vite fait de chasser la scène de ma tête.
« Tout va bien ?
— Oui, oui, bien sûr, formulé-je en reprenant ma respiration.
— Faut quand même que tu m'expliques. On vient juste d'éviter un plongeon par-dessus la falaise et toi tu trouves le moyen de te noyer en buvant.
— Comme quoi, y en a pas un pour rattraper l'autre.
— Pas sûr que l'expression s'y prête après ton sauvetage de tout à l'heure. Merci, d'ailleurs. Même si...
— Même si quoi ?
— Tu n'aurais pas dû te jeter la tête la première comme tu l'as fait. C'était dangereux, j'aurais pu t'entrainer dans ma chute. La prochaine fois, évite de...
— Non mais ça va pas ? Comme si j'allais te laisser tomber ! Je suis censée faire quoi, me tenir à côté et te regarder basculer dans le vide ? Et puis quelle prochaine fois d'abord ? »
Il secoue la tête et esquisse un sourire. Essayer d'argumenter ne servira à rien, il l'a bien compris.
« Peu importe, c'est fini maintenant et tout le monde va bien. Ça nous aura juste fait une belle frayeur.
— Comme qui dirait : c'est l'aventure. Tiens, je crois que j'ai choppé un coup de soleil, constaté-je en étudiant le contraste laissé par la marque de mes doigts sur la peau de mon avant-bras.
— Ton nez aussi a pris des couleurs.
— Plutôt style clown ou ivrogne ?
— Je crois qu'on part sur le style de Rudolphe le renne qui tire sur le feu de circulation. »
Je passe une main dans mes cheveux brûlants en pouffant, retirant mes doigts presque immédiatement. Mon crâne commence à chauffer, et mon bandana que j'ai roulé en simple bandeau n'est pas d'une grande efficacité pour le protéger des rayons du soleil.
Une casquette se pose sur ma tête. Je m'apprête à protester mais Quentin paraît déjà prêt à parer toute objection.
« Je refuse que tu te chopes une insolation.
— Et toi ?
— T'inquiètes qu'avec la touffe que j'ai, je crains rien.
— Alors tiens, prends au moins mon bandana. Considère ça comme un troc. »
Je détache le foulard en question et le lui tends. Il le regarde un instant avant de le nouer autour de son poignet.
« Ça donne un certain style, je te l'accorde.
— Comme si t'allais dire le contraire, réplique-t-il. T'as l'air de plutôt bien l'apprécier, mon style. »
Je jette un coup d'œil au t-shirt que je porte. Son t-shirt. Je laisse échapper un petit rire en rajustant sa casquette. Décidément, c'est à croire que je vais finir par lui voler tous ses vêtements.
Nous choisissons de rester sur place pour pique-niquer, prenant une dernière pause avant d'avaler les derniers kilomètres qui nous séparent de Colombas. Être loin de chez moi a beau me faire du bien, une partie de moi a hâte de prendre une douche et de retrouver mon lit.
« En tout cas, tu m'auras pas ménagée. Je crois que je suis partie pour ressentir chacun de mes mouvements jusqu'à la fin de l'été.
— Et tu comptes me le faire regretter ou ça t'a plu ?
— J'hésite encore. »
Alors que Quentin s'éclipse derrière un arbre pour répondre à "l'appel de la nature" selon ses mots, mon regard tombe sur l'assiette de ball-trap trouvée hier. Celle-ci est encore entière, ce qui relève presque du miracle compte tenu de toutes nos récentes péripéties.
Je récupère un feutre traînant dans l'une des poches de mon sac et écris "Merci" sur la surface colorée. Je profite que Quentin ne soit pas encore revenu pour la glisser discrètement dans son sac entre ses vêtements. J'espère qu'en la découvrant plus tard il saura à quel point je suis reconnaissante pour tout ce qu'il vient de faire pour moi ces derniers jours.
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