Chapitre 17 : Sans limites
Nous sommes vendredi et je ne suis pas sûre d'avoir été intégralement sobre une seule seconde de la semaine qui vient de s'écouler. Tous les soirs sans exception, je suis sortie avec mes nouveaux compagnons de beuverie. Je n'ai pas revu Yann, mais ça ne m'a pas empêchée de m'amuser.
Après m'être saoulée lundi, je me suis bourré la gueule mardi. Mercredi, j'ai bu sans modération et j'ai remis ça jeudi. Bref, la semaine était aussi grisante qu'enivrante et cette nuit promet d'être aussi festive et alcoolisée que les précédentes. Sam, qui est agricultrice, a aménagé pour l'occasion l'une de ses granges.
Le lendemain de ma rencontre avec cette fascinante tribu, Freddy n'était pas ravi.
« Je me suis inquiété, t'as répondu à aucun de mes messages, m'avait-il reproché quand j'étais arrivée au boulot.
— Désolé, j'ai totalement zappé, je me suis incrustée dans une fête. J'ai rencontré des gens extra, c'était dément.
— T'aurais pu me prévenir. Faut que tu m'expliques comment tu t'es débrouillée pour rencontrer des gens alors que t'étais censée rentrer chez toi.
— Je les ai croisés sur la plage et ils m'ont embarquée avec eux.
— Comment ça ?
— Ils m'ont invitée à leur soirée, quoi. Ils faisaient un barbecue au bord de la rivière, c'était fun.
— Ils sont fréquentables, au moins, ces gens ?
— Ça te va mal de jouer au daron, avais-je pouffé.
— Permets moi de me méfier, t'étais pas en super état quand je t'ai laissée hier et t'es en train de me raconter que tu t'es faite embarquée par des inconnus je ne sais où.
— Eh bien sois rassuré, grâce à eux j'ai passé une super fin de soirée. »
Les jours suivants, il ne s'était pas passé de commentaires en me voyant revenir avec mes habits de la veille ou lutter contre la gueule de bois et mon manque de sommeil.
« Je sais ce que je fais. » lui avais-je assuré pour mettre un terme à ses inquiétudes.
Pour l'heure, nous faisons le plein de provisions avant notre sauterie de ce soir. J'ai profité de mon après-midi de libre pour accompagner Maeve et Sam au supermarché.
Nous nous séparons astucieusement les tâches pour être efficaces. Sam se charge de la viande et Maeve de l'alcool tandis que je m'occupe de l'apéro.
Je pousse le caddie jusqu'au rayon des biscuits apéritifs et commence à calculer le nombre de paquets de chips qui sera nécessaire pour éponger la grande quantité d'éthanol que nous allons ingurgiter.
Jouant au virtuose de la cuisine, je m'amuse à alterner les saveurs. Un sachet au parfum poulet rôti dans une main et paprika dans l'autre, je me retrouve face à une dame élégante que je connais bien. Elle me dévisage un instant, comme pour s'assurer qu'il s'agit bien de moi.
Moi, je l'ai reconnue sans mal. Isabelle Bailly. La mère de Max et Quentin.
Elle est toujours aussi distinguée. Rien n'a changé dans son apparence, si ce n'est son regard qui semble éteint. L'est-il à jamais où est-ce à cause des souvenirs que ma vue doit lui évoquer ?
Je bredouille des salutations maladroites. La conversation qui suit est tout aussi confuse. J'essaie d'éviter les platitudes et surtout de lui demander comment elle va. Comment peut-on se porter quand son enfant défie l'ordre des choses en mourant avant soi ?
Elle esquisse un sourire que je sais de façade, probablement forgé par des mois d'entraînement. Malgré tout le soin qu'elle y met, il contraste avec ses yeux tristes et fatigués.
« Quentin m'a dit que vous étiez à l'étranger, votre voyage s'est bien passé ?
— Très bien, merci. Bertrand et moi sommes rentrés quelques temps pour nous détendre un peu. Et toi, comment se déroulent tes vacances ? Tes parents vont bien ? »
C'est le moment que choisit Maeve pour surgir derrière moi et charger trois bouteilles d'alcool fort dans le charriot.
« Tu crois que ça suffira ?
— Euh...
— T'as raison, je vais en chercher d'autres. »
Elle disparaît sous le regard surpris et perplexe de madame Bailly.
« Ils vont bien, éludé-je. Ils reviennent bientôt de vacances. Quant à moi, je travaille au château pour l'été, avec Freddy.
— Ce doit être une belle expérience. Tu devrais venir manger à la maison, bientôt. »
Je ne sais si son invitation tient d'un souci de politesse ou si elle souhaite réellement déjeuner avec celle qui doit fatalement lui rappeler le souvenir de son fils disparu. Quoi qu'il en soit, je doute que son aîné ait envie de me voir débarquer chez lui.
Lorsque Maeve revient avec une nouvelle cargaison, nous nous quittons pour poursuivre nos courses.
« C'était qui ?
— La mère d'un ami.
— Elle a l'air coincée. »
Elle est surtout brisée.
Je ne m'attendais pas à la croiser ici. Je ne savais même pas qu'elle et son mari étaient revenus de voyage. J'espère que Quentin va bien. Peut-être devrais-je le contacter ?
Non, ça n'en vaut pas la peine. S'il voulait me parler et s'excuser, il l'aurait sûrement déjà fait.
🍹🍹🍹
La délicieuse odeur de la viande grillée se mélange à celle de la paille. Deux énormes enceintes propulsent leur son à travers l'édifice et font vibrer les poutres.
Une trentaine de personnes au style affirmé ont répondu présent. Ils ont tous l'air cool, avec leurs tatouages, leurs piercings ou leurs coiffures que j'interprète comme l'expression de leur personnalité. Tout le monde est sympa avec tout le monde, et ça me fascine.
Je suis en train de fumer à l'extérieur de la grange avec Maeve lorsque je reçois un message de Thomas.
« C'est qui ?
— Un mec que j'ai rencontré en soirée.
— Il est BG ?
— Ouais.
— C'est un bon coup ?
— Plutôt, oui.
— Invite-le, alors !
— Je sais pas trop...
— Meuf, on a qu'une vie. Faut arrêter de se prendre la tête et en profiter. »
Sans plus de négociations, elle s'approprie mon téléphone et appelle Thomas pour l'inviter.
« Tu vois, c'est pas si compliqué. Il a dit qu'il arrivait, m'informe-t-elle en raccrochant après lui avoir donné l'adresse. Pourquoi tu l'as appelé "Le parisien" dans tes contacts ?
— C'est un pur produit de la capitale. Mais il est sympa.
— Eh bien, un peu d'exotisme et de tolérance ne nous feront pas de mal. »
Une demi-heure plus tard, Thomas débarque et fait la connaissance de mes nouveaux potes. Malgré les vannes sur ses origines franciliennes auxquelles il n'échappe pas, il s'intègre facilement et a l'air de les apprécier autant que moi.
Assise avec lui sur une botte de paille, sa main est posée derrière mon bassin que ses doigts caressent subtilement. Je savoure cet instant dans cette ambiance constituée d'alcool, de musique et de gens cool. C'est tout bonnement parfait. Maeve a raison, il faut profiter de la vie quand on sait combien elle peut être courte.
« T'en veux ? propose JP à Thomas en agitant un pochon rempli de sortes de bonbons colorés.
— C'est quoi ?
— De la MD.
— Non merci.
— Et toi, Chloé, t'as déjà goûté ?
— Jamais.
— Alors tiens.
— Non merci, j'en veux pas. C'est pas trop mon truc.
— Comment tu peux savoir si t'as pas testé ? »
Je réitère mon refus mais il semble avoir du mal à le comprendre car il insiste encore. Sam interrompt finalement son argumentaire en nous rejoignant.
« Y a l'autre vioque d'à côté qui est venu râler.
— Encore ? Toujours aussi chiant, lui, soupire Jo.
— T'as réussi à le faire partir ? s'enquiert Nils.
— Je lui ai dit qu'on allait baisser. » répond-elle en tournant le bouton de l'enceinte la plus proche.
Le volume augmente de plus belle, couvrant nos ricanements.
« Soyons pas radin, il doit s'emmerder tout seul, autant le faire profiter. Avec un peu de chance, il partira enfin à l'Ehpad. »
Le sol tressaute sous nos pieds et il devient impossible de se parler. Thomas passe son bras autour de ma taille pour me rapprocher de lui. Nous remuons au rythme des vibrations en nous marrant.
Quand la lumière de gyrophares bleus se joint aux clignotements de nos spots, nous nous marrons moins. JP s'empresse de disparaître pour planquer sa cam tandis que Sam part à la rencontre des troubleurs de fête.
Ce n'est apparemment pas la première fois que les gendarmes se déplacent ici, car ils ne sont pas enclins à négocier. La fête est officiellement terminée. Ceux qui ne se sont pas déjà barrés à l'arrivée des forces de l'ordre s'en vont à leur tour. Les flics regardent le parking se vider tout en expliquant à la propriétaire des lieux les modalités de règlement de son amende pour tapage nocturne. S'ils sont assez malins, ils pourront les contrôler plus loin et faire péter les records de leurs éthylotests.
« Je te ramène ? me propose Thomas.
— Non, restez, objecte Maeve. Vous allez voir, on va encore s'amuser un peu. »
Curieux de savoir comment elle compte poursuivre la fête, nous la suivons derrière la grange où nous retrouvons Nils, Jo et JP.
Quand Sam nous rejoint, ils nous embarquent dans une excursion à travers les champs jusqu'à la ferme voisine. Je comprends vite qu'il s'agit d'une opération de représailles contre son propriétaire rabat-joie.
Nils et Maeve sortent de leur sac des bombes de peintures et entreprennent d'exprimer leur art sur la façade du hangar. La nuit est claire, mais nous les éclairons quand même avec les lampes de nos téléphones, dévoilant un résultat plutôt esthétique agrémenté d'un message moins élégant.
« Ils vont pas faire le lien avec toi ? demande Thomas à Sam.
— Ils n'auront aucune preuve.
— On peut voler une chèvre, cette fois ? s'enthousiasme JP.
— Non, les gars, on a dit qu'on touchait plus aux animaux.
— Même pas un cochon ? Ou une poule ? C'est pas comme si on allait leur faire du mal.
— Et tu vas en faire quoi de ta poule dans ton appart ?
— Vous avez aucune couille. Viens avec moi, Chloé. »
Sans attendre ma réponse, il m'entraîne jusqu'à un enclos où roupillent des cochons. À notre approche, certains se réveillent et viennent vers nous en grognant.
« Ils sont énormes !
— T'as raison, on va jamais réussir à transporter ça.
— Désolé que ta tentative de kidnapping soit si vite avortée. Oh, il est mignon lui. Comment tu t'appelles, mon beau ? demandé-je à la bestiole grassouillette qui vient presser son groin contre la barrière. Chewbacon, ça t'irait bien. Ça te plaît, hein ? Tu veux qu'on soit copains ? Viens, on va prendre une photo. »
Sous l'œil amusé et dilaté de JP, je tourne mon téléphone pour archiver un superbe selfie avec le gros porc.
« Hé ! Qu'est-ce que vous faites ici ? »
Une lumière s'allume sous le porche d'une maison située un peu plus loin. Un vieux monsieur se tient sur le perron avec ce qui ressemble à un fusil entre ses mains.
« Merde. Dis au revoir à Chewbacon, va falloir tracer.
— Ravie de t'avoir connu, gros. »
Nous partons en courant sous les insultes et les menaces du fermier, récupérant au passage le reste de la bande qui achève à peine son superbe acte de vandalisme.
Deux coups de feu sont tirés au loin, probablement davantage dans le but de nous effrayer que de nous atteindre. Du moins, je l'espère. Nous traversons les champs à toute vitesse pour nous arrêter seulement lorsque nous atteignons le terrain de Sam.
« Beau travail, les gars, nous félicite Maeve tandis que nous reprenons notre souffle.
— J'aurais aimé voir la tête du vioque quand il découvrira notre œuvre d'art.
— Regarde, je me suis fait un nouveau copain, dis-je à Thomas en lui montrant la dernière photo de ma galerie. Il s'appelle Chewbacon.
— Et moi j'ai donné de mon talent pour contribuer à la fresque, réplique-t-il fièrement en illustrant ses propos par l'image d'un pénis géant figurant désormais sur la façade du hangar voisin.
— Vous êtes mignons, tous les deux, s'attendrit Maeve.
— On recommence quand ? surjoué-je un enthousiasme enfantin.
— Y a une rave ce week-end, ça vous dit ?
— Carrément ! »
Après ces réjouissances, Thomas offre de me raccompagner chez moi.
« Ils sont cool, tes potes. Celui avec la casquette était un peu lourd, mais c'était une soirée sympa.
— Je suis contente d'avoir croisé leur chemin. Je me suis jamais sentie aussi bien depuis le début de l'été !
— Et la nuit n'est pas encore finie. » renchérit-il avec un sourire suggestif.
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