Chapitre 1 : Retour à Colombas
« Tu as changé ». Ces trois mots, je les entends souvent. Je pourrais me les répéter à chaque fois que je rencontre mon reflet dans le miroir, me les redire à chaque ancienne photo que je croise et à chaque nouveau regard familier qui me dévisage et m'examine.
Ce sont ceux que vient de prononcer cette ancienne amie du lycée sur laquelle je viens de tomber au détour de l'un des trois rayons de l'épicerie.
C'est vrai, j'ai changé.
« Ah oui ? dis-je en prenant un air faussement surpris.
— Oui, tu... Tu t'habillais autrement, avant. Tes cheveux sont différents, aussi. Cette coupe, ces mèches, c'est nouveau. Et je ne t'avais jamais vue maquillée. »
Comme les autres, elle se sent obligée d'énumérer ce que tout être humain doté de vision est capable de constater. Rien que je ne sache pas déjà.
« C'est possible.
— Mais ça te va très bien, hein, sent-elle utile de préciser.
— Merci. »
Pourquoi je la remercie alors que je n'ai strictement rien à faire de ce qu'elle peut penser ?
« Qu'est-ce que tu deviens, sinon ?
— Je viens de finir ma première année de licence et je suis de retour ici pour les vacances, et toi ?
— Pareil, je suis rentrée hier après une année à étudier le droit. Tu fais une licence de quoi, déjà ?
— Géographie et aménagements.
— Oh, c'est intéressant. »
Un silence gênant s'ensuit, comme cinq minutes plus tôt, quand nous nous sommes reconnues et scrutées entre les couches pour bébé et les gâteaux apéritifs avant d'amorcer un semblant de conversation.
« Ce serait bien qu'on se fasse un truc, avec les autres, reprend-elle. On avait passé un super été, l'an dernier.
— Ouais, ce serait chouette. »
Je feins d'être enthousiaste à l'idée de retrouver ceux avec qui je n'ai presque eu aucun contact depuis des mois. L'été avait été génial, ça oui. On s'en était dit, de belles paroles, avant de se perdre de vue même pas 6 mois plus tard.
« Désolé, ma mère m'attend. Elle a besoin de ces courses pour le déjeuner.
— Tu lui passeras le bonjour de ma part. Contente de t'avoir revue, on se tient au courant pour s'organiser une sortie.
— Ça marche. Au revoir, Lucie. Bonjour à ta famille aussi. »
Je passe en caisse et ajoute à mes achats un paquet de cigarettes, sous l'œil surpris de la gérante du commerce qui me connaît au moins depuis que je suis sortie du ventre de ma mère, soit environ 19 ans. Nous échangeons quelques amabilités et je reprends le chemin de la maison de mes parents.
Dehors, le soleil de l'été récemment arrivé tape déjà sur les rues de Colombas. Je laisse le chant des cigales envahir mes oreilles et le soleil baigner mon visage. À cette heure-ci, n'importe quel étranger de passage se demanderait si l'endroit est habité. Seuls quelques locaux attachés aux rares commerces encore ouverts rendent la bourgade moins déserte.
Je traverse la route et m'engage dans les ruelles du bled paumé qui m'a vue grandir. Avec ses vieilles pierres, ses airs médiévaux, ses rues pavées étroites et montantes, sa rivière et son château — bien qu'en ruines —, la petite commune a tout d'un village typique d'Ardèche.
Pour le plus grand bonheur des habitants, la bourgade voisine, inscrite au registre des plus beaux villages de France, nous éclipse totalement, nous épargnant ainsi l'affluence touristique estivale propre à la région. Bien sûr, il arrive parfois qu'un vacancier s'égare. Certains sont ravis de découvrir un coin isolé, d'autres déçus par le manque d'attraction du lieu.
À l'orée du parc naturel des monts de l'Ardèche et non loin de ses gorges, Colombas est pourtant idéalement situé pour profiter de toute la richesse de la région.
Mais ce qui était source d'enthousiasme et synonyme de liberté il y a un an offre à présent une saveur bien différente. Peut-être est-ce parce que je ne sais plus avec qui le partager.
Passer de mon petit village de campagne à la ville était une étape difficile pour moi. Jamais je n'aurais imaginé que l'inverse puisse l'être aussi. Plus d'agitation, de circulation, de métro, de gens pressés, de touristes, de bars ou d'originaux carburants à je ne sais quelles substances. Même pas un sans-abri !
L'effervescence de la ville me manque énormément.
Je suis seulement revenue depuis une semaine et je m'ennuie déjà. Une fois mon manque de sommeil post-partiel récupéré, j'ai bien entrepris de binge-watcher ces séries que je devais regarder depuis longtemps, mais je me suis rapidement lassée de passer mes journées dans ma chambre. Mes parents aussi, car ils m'ont fortement suggéré de trouver un job. Après tout, pourquoi pas. C'est peut-être la seule chose intéressante à faire ici en considérant mon manque de motivation à recontacter mes amis du lycée.
Je fais une pause dans mon ascension et m'arrête sur la place de l'église pour m'allumer une cigarette. En face de moi, mon ancienne école me nargue. Ce vieux bâtiment accueillant quatre classes mélangeant les niveaux de la maternelle au primaire est témoin du bonheur simple de l'enfance depuis des générations. Il l'a été du mien, aussi. Je garde un vague souvenir de cette époque bénie où mes préoccupations se limitaient au menu de la cantine et aux résultats de mes dictées.
À présent, le lycée est terminé depuis déjà un an, et ma première année d'université s'est achevée à son tour. Elle a été l'occasion de grands changements, plutôt inattendus. Seuls quelques mois séparent la fille toujours en jean, sweat et baskets qui se soucie peu de son apparence et celle qui se maquille tous les jours et se balade en talons.
J'ai réussi à valider mes deux premiers semestres. Aux rattrapages, mais j'ai obtenu le nombre de crédits nécessaire pour passer à l'année supérieure. Quand l'heure des vacances a sonné, je n'ai pas eu d'autre choix que de laisser mon studio étudiant pour retourner dans la maison qui m'a vue grandir, et retrouver mes parents.
Histoire de ne pas les brusquer, j'ai soigneusement fait en sorte qu'ils ne découvrent pas mon nouvel intérêt pour le tabac. Déjà qu'ils ont écarquillé les yeux en me voyant débarquer avec mes mèches roses et ma coupe au carré, mieux vaut les ménager. Pour eux, comme pour moi. Si je peux éviter des questions déstabilisantes ou l'expression d'avis non désirés, je ne m'en porterai que mieux. Intérieurement, je ne veux pas les décevoir non plus.
Toute l'année, je me suis cachée derrière une préoccupation studieuse pour ma réussite universitaire afin de limiter mes visites. Bien sûr, ils ont noté que quelque chose avait changé. Du moins en ce qui concerne mon apparence. Mais pour eux comme pour tant d'autres, cette jeune femme plus soignée ne peut qu'aller bien.
Ils sont loin d'imaginer tout ce que j'ai vécu cette année. Ces folles aventures si vivifiantes qui ont animé mes nuits. Ces tourbillons de sentiments et d'émotions qui m'ont secouée. Je compte bien continuer de cacher mon jeu.
« Chloé ? C'est bien toi ? J'ai failli ne pas te reconnaître ! »
J'interromps mes ruminations et tourne la tête pour rencontrer le reflet doré des yeux de Quentin. Je laisse les miens parcourir ses traits et lui rends son sourire. Il est toujours aussi beau.
Comme les autres, je ne l'ai pas revu depuis l'enterrement.
Son regard s'arrête un instant sur le mégot au bout de mes doigts, mais il ne dit rien.
« C'est bien moi.
— Comment tu vas ? »
Honnêtement ?
« Hé bien écoute, c'est les vacances, alors me voilà de retour au bled.
— Ce dépaysement n'a pas l'air de te ravir, relève-t-il.
— M'en parle pas. Fini l'ambiance de la ville, les bars et les boîtes ! Enfin, je suis sûre que tu comprends de quoi je parle.
— Tiens, tu y as donc pris goût ?
— Il faut croire. Je ne sais pas comment je vais pouvoir faire maintenant, je suis devenu accro à la fête et ici... ce sont deux mois de calme plat qui s'annoncent. Donne-moi ton secret pour survivre.
— Je dirais qu'il suffit d'avoir des contacts. J'ai un pote qui organise une soirée demain. Si ça te tente, je t'emmène. Et puis, ça fait longtemps qu'on ne s'est pas vu, tu dois avoir un tas de trucs à raconter !
— C'est vrai ? Génial, tu me sauves ! Et toi, dis-moi, comment ça se passe ?
— Je viens de terminer ma troisième année. Il ne m'en reste plus que deux !
— Ouah, respect ! Ça devient réel, alors ? Bientôt orthophoniste ?
— J'espère.
— Je suis contente pour toi.
— Merci. Je dois y aller, mais je passe te chercher demain à 20 heures, ça te va ?
— Ça marche. À demain ! »
Je le regarde s'éloigner. Contrairement aux autres, je suis réellement contente de le recroiser.
Quentin est le grand frère de mon meilleur ami. Quand nous étions au lycée, nous sommes sortis ensemble pendant près d'un an. Ça aurait pu devenir sérieux entre nous, mais il est parti faire ses études à l'autre bout du pays, et la vie étudiante battant son plein — je sais ce qu'il en est à présent —, notre couple n'a pas tenu longtemps. Chacun de nous a grandi en empruntant un chemin différent. Désormais, ni lui ni moi ne sommes les mêmes personnes qu'au lycée. Nous ne le serons plus jamais.
J'étais peut-être amoureuse. Aujourd'hui, je ne sais plus trop. Il y a tant de choses qu'on considère différemment quand on est gamin. Tant de choses qui changent quand on grandit.
Ragaillardie par cette nouvelle perspective de soirée, je me remets en chemin. Finalement, la vie ici cet été ne sera peut-être pas si ennuyeuse que ça.
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