• Chapitre 8 •
''Pour être heureux dans la vie, il faut simplement laisser venir ce qui vient et laisser partir ce qui s'en va''
Paulo Coelho
Une semaine. Ça fait une semaine. 7 longs jours. 168 heures que j'ai voulu partir. 10 080 minutes que Léo m'a retenue. Et autant de temps qu'il m'obsède nuit et jour. Lui, ses yeux, sa peau, sa voix, son odeur. Lui tout entier me hante.
604 800 secondes que Jess est absente. Pas physiquement. Non, moralement. Son âme est ailleurs. Elle essaie de se comporter normalement avec nous, mais j'ai bien vu qu'elle a changé. Elle refuse pourtant de me dire ce qu'il se passe, se cachant derrière un ''je suis fatiguée, t'inquiète ça passera''. Et un petit rire qui sonne tellement faux. Elle n'est quasiment plus avec nous, aux récréations. Et, quand elle nous accompagne, elle est toujours avec une blondasse. Et moi je n'existe plus. La bise, bonjour, au revoir. J'ai l'impression qu'elle me glisse entre les mains. Elle a pas le droit. Elle a pas le droit de m'ignorer comme ça, comme si j'étais rien ! Après tout ce qu'on a vécu ensemble... Après les confidences, les soirées à parler de tout et de rien. De garçons, de bonbons, de desserts, de livres. Elle lit peu, ma Jess. Mais elle aime quand même ça. Et puis là, il y a l'autre fille qui casse tout. Elle s'incruste, et elle ne part pas. Un peu comme cette tache d'herbe qui reste sur un jean, souvenir d'un pique-nique de l'année précédente. Je ne sais pas qui c'est, cette fille, mais je sens que je la déteste déjà.
Elle est superficielle. Mathilda, qu'elle s'appelle. J'aime pas les noms qui finissent en ''a'' alors que les mêmes prénoms existent avec un ''e''. Ça fait prétentieux. Je ne la sens pas. Elle m'exaspère, elle, son maquillage exagéré, son décolleté plongeant, son leggings à motifs léopard, ses chaussures à talon et son sac de cours aussi petit que mon porte-monnaie. Je me demande même si son téléphone tient dedans. Et ses cours ? N'en parlons pas. Je ne l'avais jamais remarqué avant, Mathilda.
De toute façon ça ne m'a pas manqué, et si elle pouvait ne jamais avoir croisé mon chemin, ça m'arrangerai bien. J'essaie de faire comprendre à Jess que j'aime pas cette fille. Je lui ai même dit. Mais elle n'a rien changé. Alors quoi ? C'est elle sa nouvelle meilleure amie ? Je suis pas assez bien pour elle ? Moi qui pensais avoir trouvé une personne qui m'acceptait telle que je suis... Je suis déçue. Même pas triste. Juste énervée. Je ne pensais pas que je puisse ressentir un tel mélange de sentiments pour Jess.
***
Elle s'éloigne de plus en plus. Je le ressens au plus profond de moi. C'est comme si la corde qui relie nos deux cœurs se tendait. De plus en plus. Mais une corde ne peux pas se tendre indéfiniment. Un jour elle se rompt.
Aujourd'hui, nous sommes vendredi. Ça fait plus de deux semaines que Jess a changé. Je la vois passer le portillon du collège. Son regard semble scanner chaque personne. J'ai l'impression qu'elle cherche quelqu'un. Elle ralentit. Tiens, elle a changé de sac. Avant, nous avions les deux mêmes, des eastpak noirs avec des imprimés militaires. Là, elle a pris une sorte de sac à main en cuir brun. Elle reprend sa marche. Elle regarde dans ma direction. Ses yeux s'illuminent. Ah ! Enfin j'existe ! Elle va devoir avoir une solide excuse pour se faire pardonner de ces 2 semaines d'ignorance... Je m'avance vers elle, impatiente de savoir ce qui peut justifier son attitude. Elle dévie. S'arrête à nouveau. Je fulmine. De toute évidence, je ne suis pas celle qu'elle recherche. On dirait une lionne comme ça. Le regard perçant. On la croirait prête à bondir sur sa proie. Elle avance un pied, puis l'autre. Quelqu'un vient vers elle. Je ne doute pas une seconde de qui ça peut être. Mathilda, évidemment.
Après, tout se déroule au ralenti. Même les feuilles rougeoyantes des arbres semblent tomber plus doucement. On dirait un film. Si étrange... Mon sac descend de mon épaule droite. Il tombe au sol, à mes pieds. A quelques centimètres seulement d'une flaque d'eau. Mais plus rien n'a d'importance. Pas après ce que je suis en train de voir au ralenti.
Je me sens blanchir. J'ai l'impression que je vais m'évanouir. Et pourtant, tout autour de moi, la vie suit son cours. J'entends la sonnerie qui retentit au loin. Elle me parvient atténuée, comme si j'étais dans une nappe de brouillard insonorisée. Le vent s'est levé. Je frissonne. Mais mes yeux restent fixés là où s'est déroulée la scène. J'aurais préféré ne rien avoir vu. Être n'importe où, sauf ici. Aux casiers, aux toilettes, dans mon lit, avec un livre, au pied d'un arbre, dans la rue, dans le salon de la vieille voisine grincheuse. Partout. Sauf là. Tout s'est déroulé comme dans les vieux films. Comme des retrouvailles d'amies d'enfance. Jess. Mathilda. Les sacs posés. Mathilda qui s'avance. Jess qui la rejoint. Câlin. Qui dure. Et mon cœur. Qui se brise. Je suis persuadée de l'avoir entendu.
Ce n'est pas si grave. J'essaie de me persuader. Ce n'est qu'un petit câlin de rien du tout. Mais un câlin quand même. A toi aussi, elle t'en fait. Non, elle t'en faisait. Si ça se trouve, elle a juste été obligée de répondre à l'étreinte de Mathilda. Non, pas Jess. Si elle l'avait voulu, elle l'aurait repoussée. Ce n'est pas possible, elle ne peut pas m'avoir remplacée si vite. La preuve est pourtant sous tes yeux.
Mon démon a gagné. Et moi je suis démoralisée. De toute façon, il a bien raison, mon petit diable. Elle ne veut plus de moi.
Les cours passent, les heures défilent. J'ai du mal à me concentrer. J'ai envie de pleurer de rage. Pourquoi ne l'avais-je pas vu plutôt ? Ça faisait déjà un moment qu'elle était absente. Les mots défilent sur mon cahier de brouillon. Je ne suis plus le cours. J'écris. J'écris ce que je ressent. J'écris mon désespoir. Ma colère. Je livre mon cœur sur le papier. La plume du stylo crisse sur la feuille. La cartouche d'encre se vide. Je m'en fiche, plus rien n'a d'importance. Plus rien que ces mots qui sortent de mon cœur, qui me libèrent. J'écris, je me livre. Pourquoi j'écris d'ailleurs ? Mes phrases n'auront sûrement aucun sens. Tant pis, je ne compte pas me relire. Un ramassis de mots. Je décharge mon fardeau, et je brûlerai tout. J'écris. Pour moi. C'est ça, l'écriture. La vraie, celle qui est faite de larmes et de sang, dirait Amélie Nothomb. Parce que, écrire, c'est avant tout livrer ses émotions.
Écrire. Écrire car on ne peut rien faire d'autre. Écrire car c'est aussi indispensable qu'inutile. Écrire pour vider sa tête sur des mots jusqu'à en oublier la réalité. Rester de longues minutes à chercher les mots justes, ceux qui permettront de dire ce que l'on ressent. Écrire pour une foule. Écrire pour soi. Écrire pour personne. Écrire pour ensuite brûler ces écrits. Écrire rêveusement, délicatement du bout des doigts, le souffle accroché à chacune des lettres. Écrire rageusement jusqu'à en noircir totalement la page. Écrire pour revivre. Écrire pour se souvenir. Écrire pour oublier. Écrire pour se confier à quelqu'un qui ne jugera pas. Écrire pour ne pas avoir à se rappeler. Un verbe. Il désigne tant de choses. Certaines utiles. D'autres futiles. Écrire, vouloir capturer l'instant entre deux pages pour le garder précieusement. Écrire. Écrire pour donner de l'émotion. Écrire pour ne plus rien ressentir. Écrire pour vivre une autre vie. Écrire pour s'évader. Écrire pour mieux comprendre la réalité.
Ce mot est à l'opposé de lui-même. Il signifie tout et rien à la fois. Les grandes décisions comme les moins importantes. Les longs textes comme les plus courts. La solitude. Le soutien. Un bout de soi comme un bout d'inconnu. Écrire c'est tout mélanger et tout séparer. C'est se réinventer à chaque instant, à chaque mot.
Écrire. Une expérience qui n'est jamais la même. Un texte écrit lorsque l'on est énervé ne sera jamais le même que son acolyte écrit lorsque l'on est calme. Écrire, c'est laisser imagination et réalité s'entremêler jusqu'à tout mélanger. Rêver de sa vie et vivre ses rêves. Écrire pour y croire. Pour croire que ce que l'on vit a un sens. Croire que ça peut rester. Car tout n'est que rien. La vie n'est qu'un passage. On dit souvent que seuls les écrits restent. C'est vrai autant que c'est faux. Ils peuvent disparaître avec leurs auteurs. Mêler vie et mort. Naître à notre mort comme mourir pendant notre vie. Un mot, c'est une arme. De destruction autant que de création. Chacun choisit ce qu'il veut en faire. Les mots sont assassins et juges. Mais nous sommes toujours leurs victimes. Les mots ont le pouvoir de nous manipuler. Ils nous mènent où ils veulent que l'on aille. Sans les mots, nous ne sommes rien. Sans nous, ils n'existeraient pas. Ce n'est pas juste un ensemble de lettres. Un mot, c'est une partie de notre vie, un bout de notre histoire.
La sonnerie retentit. La brume qui entourait mon cerveau se disperse. 4 pages. 4 pages de mon cahier de brouillon sont désormais noircies par mes mots rageurs. Je n'ai rien écouté des dernières vingt minutes du cours d'histoire. Je rattraperai ce que l'on a écrit sur le cahier de l'un des gars. Peut être Léo d'ailleurs. Je range mon cahier ainsi que mes autres affaires, ferme mon sac et sort de la salle. J'essaie de me concentrer tant bien que mal sur ce que disent les professeurs.
A midi, je vais voir Jess, décidée à lui demander des explications.
- Tu veux bien manger avec moi ? J'ai besoin de te parler Jess.
- Non. J'ai promis à Titi de manger avec elle
- Titi ?
- Mathilda.
- Ah. Ok. Comme tu veux.
Je pars sans lui laisser le temps de répondre. Cette fille, elle était tout pour moi. Elle m'a relevée, me consolait quand j'allais mal. Elle m'a greffé des ailes et m'a appris à m'en servir. Il est temps que je les utilise. Je lui laisse une dernière chance, car après tout c'est un peu niais et infondé de ne plus vouloir lui parler parce qu'elle a fait un câlin à une autre amie et qu'elle a refusé de manger avec moi. Mais bon, ça fait quand même deux semaines qu'elle nous ignore. La prochaine fois que je l'ai en face de moi, je lui demanderai des explications. Ça fait déjà deux fois que je recule. Je dois être forte, me relever. Cette fille n'a pas le droit de me briser ainsi. Je ne sais pas d'où me vient cette détermination nouvelle, mais elle est la bienvenue. Je sens que je vais bientôt prendre un tournant dans ma vie. Bientôt... Très bientôt...
Un peu comme la fille avec sa valise. J'ai l'impression qu'elle est un peu mon sosie. La valise, c'est Jess. Son fardeau est le mien. Mélange de larmes, de peurs, de regrets, et de tant d'autres choses encore. Moi aussi, je dois être forte.
Comme cette fille dont j'ignore tout, jusqu'au prénom. Mais, en même temps, je n'ai pas besoin de le connaître pour savoir qu'elle est comme moi. Bloquée par quelque chose qu'elle refuse d'abandonner. Parce qu'elle n'a plus d'espoir. Et moi, désespérée de nature, il faut que je fasse comme elle. Que j'abandonne tout ce qui m'empêche de partir là où je veux aller. Que je vive ma vie comme je l'entends, et non pas pour faire plaisir aux autres. Il ne faut plus que j'entende les insultes. Il y en a moins, mais elles sont toujours présentes. Elles me tuent à petit feu. Me font pleurer lorsque je suis seule le soir.
Mais je dois transformer mes pleurs en rage, et mes doutes en espoir. Je dois vaincre, surmonter les obstacles qui se dressent sur mon chemin. Et le plus proche est désormais Jess. Je dois comprendre, pardonner si elle le mérite, et partir si j'en ai envie.
La sonnerie qui annonce la fin du dernier cours retentit enfin. J'aide le professeur à fermer les rideaux métalliques puis sors de la classe. Je marche d'un pas décidé vers le portillon pour sortir de l'établissement. J'ai faim. Je m'apprête à prendre la direction de ma maison quand une main se pose sur mon bras. Je sursaute et m'immobilise. Je ne sais pas à qui appartient cette main, mais je sens beaucoup d'autorité dans la façon dont elle s'agrippe à mon bras. Je ne tente pas de bouger. La main inconnue me tire en arrière et me force à me retourner. Une personne pas si inconnue se tient devant moi.
- Jeny...
- Tu veux quoi. Me dire que c'est elle, ta nouvelle meilleure amie ?
- Non, c'est plus compliqué que ça...
- Vas-y, c'est bon, te fatigues pas. J'ai compris.
- Ecoute moi s'il te plaît..
- Pour quoi faire ? Je ne pense pas avoir besoin que mon EX-meilleure amie me dise que je ne suis pas à la hauteur ! m'énervais-je
- Jeny ! Ecoute moi à la fin !
J'ai volontairement appuyé sur le mot ex. Je sais bien que Jess accuse le coup, mais elle n'en montre rien. Je ne suis pas sûre d'avoir envie de l'écouter. Mais, après tout, si je ne le fais pas, je ne saurais jamais ce qu'elle comptait me dire. Et je me connais bien. Ça va me tourner dans la tête et m'empêcher de dormir cette nuit. Et, franchement, je n'ai pas envie de passer un mauvais week-end à cause d'une fille qui m'a abandonnée.
Alors, malgré mon envie de m'enfuir, je ne bouge pas. Elle a gagné. Encore une fois. Je vais l'écouter. Mais elle a intérêt à avoir de solides arguments si elle veut me récupérer. Et encore. Ça ne fera pas tout. Il va vraiment falloir qu'elle fasse des efforts. Parce que je n'accepterai pas que la personne qui m'a relevée me brise, c'est catégorique. Je ne me reconnais plus. Une colère sourde gronde en moi, comme un volcan qui menacerait d'entrer à nouveau en irruption alors qu'on le pense éteint. Je sens une détermination nouvelle inonder mes veines. Je veux maîtriser mon futur, le faire à mon image. Être maîtresse de mon chemin, garder espoir et faire ce que j'ai envie.
Je hoche brièvement la tête, signifiant à Jess que j'accepte de l'écouter et de la suivre. Nous nous dirigeons vers le parc. Aucune de nous deux ne parle. Nous aurons le temps après. C'est étonnant, mais je ne pense à rien. Je marche mécaniquement, un pied devant l'autre. Je sens la présence de Jess à côté de moi, mais je l'ignore complètement. Nous nous asseyons sur un banc à l'écart des autres personnes. Et Jess se met à parler.
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