• Chapitre 6 •
''La vie n'est-elle qu'une illusion ? Pourquoi tant de souffrance, tant de désespoir si tout finalement se réduit au néant ?''
Christiane Villon
J'ai beau rouvrir le livre, rien n'a changé depuis des mois. Nous sommes début janvier maintenant. Les fêtes de Noël et du nouvel an sont terminés. Je suis retournée au collège le jour suivant cette découverte et il m'a semblé que le temps reprenait son cours normal, comme si ce livre l'avait arrêté le temps de quelques heures. Les heures, les cours et les jours défilent comme si une parenthèse s'était refermée. Au début, après la lecture de cet étrange texte, j'étais plus ou moins toujours sur mon petit nuage. J'étais un peu brumeuse aussi, comme lorsqu'on sort d'une salle de cinéma après avoir regardé un film particulièrement prenant et qu'on est encore un peu dans l'histoire.
Mais c'est redevenu comme avant. Ils n'ont pas arrêté de s'en prendre à moi. La dure réalité de ma vie a repris le dessus. Le soleil chauffe par intermittence, mais il fait encore froid. Aujourd'hui, après avoir éclaté une énième fois en sanglots, je rouvre le livre, dirigée par une intuition étrange. Je n'arrive pas à m'arrêter de pleurer. J'en ai marre de toujours souffrir. Une de mes larmes tombe sur le livre. J'observe la page plus attentivement. Trois petits points, un peu comme des points de suspension, sont apparus dessus. Je ne sais pas depuis combien de temps ils sont là. Ça fait longtemps que je n'aie pas rouvert le livre. Ça fait un peu comme si ce roman attendait quelque chose, un événement spécial, pour me révéler un autre de ses secrets.
Étonnamment, je m'aperçois que j'ai placé de l'espoir dans ce bouquin. Je ne sais pas vraiment si c'est sensé, mais j'ai l'impression qu'il est mon dernier espoir. J'ai l'impression que c'est en quelque sorte mon guide. Que c'est le livre qui contient mon destin, là, entre les pages, entre les lignes. Mes larmes s'assèchent peu à peu. Je suis assise en tailleur sur mon lit. Je ferme les yeux. J'imagine ce que serait ma vie idéale. Juste être tranquille. Seulement ne pas avoir à lutter contre les mots chaque jour.
Plus je pense à mon avenir, plus je me dis qu'il n'y a aucune chance pour que demain soit différent d'aujourd'hui. Aucune porte de sortie ne se dessine à l'horizon. Les jours se suivent et se ressemblent. Je ne peux rien y faire. Parfois j'aimerais me réveiller en sursaut dans mon lit, et m'apercevoir que tout ça n'est qu'un cauchemar. J'aimerais me rendormir sereinement en me disant que la vie est belle, que la vérité est tout autre. Mais cela m'est impossible. Tout simplement parce que ce cauchemar, c'est ma vie réelle.
J'observe les cadres accrochés aux murs de ma chambre. Ils ne représentent qu'une infime partie de ma vie. Un photo de classe où tous les élèves, ou presque, sourient. Une photo de moi petite, dans les bras de ma mère. Une autre où le soleil se couche derrière des champs de blé. Une autre encore où je suis prise en photo dans une piscine, en compagnie de Jess. Ces moments immortalisés sont les rares qui me font sourire.
J'ouvre le tiroir de ma table de nuit et prend le couteau suisse. J'ai envie de recommencer, pour voir si le refaire me procurerait à nouveau ce sentiment de liberté. J'ai l'impression de n'avoir jamais été libre. J'approche à nouveau la lame de ma peau, comme je l'ai tant fait ce jour-là. Il me semble à la fois lointain et très proche, comme si le temps entre les deux variait selon mon état d'esprit. J'appuie le couteau sur ma peau, exactement au même endroit que la fois d'avant. Les marques sur ma peau ont presque disparu, mais je sais encore où elles étaient. J'accentue encore la pression sur la lame, sans pour autant la mettre en mouvements.
Mais, je ne sais pas pourquoi, au lieu de commencer à faire des allés et retours avec le couteau jusqu'à ce que mon sang noie la lame, je récupère mon smartphone et compose le seul numéro que je connaisse par cœur. A l'autre bout, le téléphone doit sonner. Malheureusement, après quelques sonneries, le répondeur s'enclenche automatiquement : ''Bonjour, tu es bien sur le répondeur de Jess Bon's, laisse un message et je te rappellerai plus tard'' Biiiiiip.
Je raccroche. Je ne laisse pas de message. Ça ne sert à rien. Elle n'est pas là. Je me sens abandonnée. Je veux parler à quelqu'un. Un ami. J'ai besoin de me livrer. De dire à quelqu'un que ça ne va pas, que c'est encore pire qu'avant. Après quoi, je partirai. J'essaie d'appeler quelqu'un d'autre. Je cherche dans mes contacts quelqu'un qui pourrait m'écouter. Léo peut-être ? J'aimerais tellement. Je voudrais qu'il soit là. Je ne sais pas si il m'aime, mais moi je l'aime, et ça me suffit. J'ai baissé les bras il y a longtemps, je sais bien que personne ne voudra jamais sortir avec moi. C'est pour ça que je me tais et que je ne lui dis pas. Parce que, temps que je ne dis rien, je peux continuer à rêver. À rêver de lui, à rêver qu'un jour il me demande de sortir avec lui. Évidemment, je ne dirais pas oui tout de suite, il ne faut pas qu'il s'aperçoive que je l'ai aimé dès que je l'ai vu.
Je recherche son numéro dans mes contacts et enclenche l'appel. Il réponds dès la première sonnerie. ''Jeny ?'' Oui, c'est moi, qui veux-tu que ce soit d'autre ? Je l'entends rigoler, puis il finit par arrêter. ''Ça me fait plaisir de te parler" Moi aussi. ''T'es pas très bavarde aujourd'hui toi ! Pourquoi tu m'appelles ?'' J'ai besoin de te parler, face à face. ''Ah ? Tu veux qu'on se voit ?'' Oui. ''Maintenant ?'' Ça serait mieux, sinon ça sera jamais. Rejoins moi au pont dans une demi-heure. ''Ok, mais...''
Je raccroche avant qu'il n'ai pu terminer sa phrase. Je sais parfaitement qu'il allait me demander pourquoi je veux le voir. Je ne veux pas avoir à lui expliquer par téléphone. Je veux seulement lui demander... Quoi ? Qu'est-ce que je veux lui demander d'ailleurs ? Je n'en sais rien en fait. J'ai juste besoin de parler. De prendre l'air. De ne pas être seule. De savoir que quelqu'un est là, pour moi. De raviver la dernière étincelle d'espoir qui risque à tout moment de s'éteindre en moi. Je me prépare à y aller. Je tente de dompter mes cheveux et de les rassembler en une tresse épi, bien que j'ai du mal à me la faire seule. Pourquoi je me donne tant de mal alors que c'est la dernière fois que je me coiffe ? Dans un dernier sursaut d'espoir, j'ouvre une énième fois l'étrange livre. Il y a évidemment la première devinette, ainsi que le texte qui y est associé. Mais, lorsque je tourne la page, au lieu d'y voir les vers habituels, j'y trouve une nouvelle devinette.
Je la lis en silence, puis, redressent la tête, je cherche la réponse. Contrairement à la première fois, je vois tout de suite de quoi il s'agit.
2
Chacun essaie de le garder,
Même si parfois on le perd.
Un soupçon, on essaie de récupérer,
Car il nous fit vivre naguère.
J'ai beau chercher, je ne trouve qu'un mot qui puisse convenir. C'est l'argent. C'est évident, on en a tous besoin car il nous fait vivre. Et, quand on en perd, on essaie par tous les moyens d'en récupérer afin de subsister. Contente de moi, je regarde l'heure. Cela fait déjà un quart d'heure que j'ai appelé Léo. Sachant qu'il me faut cinq minutes pour atteindre le pont où je lui ai donné rendez-vous, cela signifie qu'il me reste dix minutes devant moi. Je saisi le stylet et le plante à nouveau dans mon doigt. Une goutte de sang perle, puis s'accroche au stylet. J'approche celui-ci du papier et commence à tracer avec application le mot. Puis, je referme le livre d'un claquement sec et m'empresse de le rouvrir. Je suis stupéfaite : le mot a tout simplement disparu ! Comme si je n'avais jamais rien écrit. Pfffuit, envolé ! Je recommence une dizaine de fois, sans plus de succès.
Allons bon, même le livre ne veut plus de moi désormais. Tant pis. Je saisis la lettre que j'ai écrite tout à l'heure, en guise de testament. Je ne vais pas m'attarder dessus mais, en gros, j'y ai dit que je ne pouvais plus rester, que je n'aie qu'une seule envie, partir. Je balance le bouquin sous mon lit, enfile une paire de chaussures, mon blouson et ferme la porte de la maison. Je marche rapidement en direction du pont. Le soleil est masqué par des centaines de nuages, comme si mon humeur avait une répercussion sur le temps. Je sais que ce sont mes derniers instants. Cette fois-ci, j'ai décidé que je partirai vraiment. Pourquoi continuer à souffrir alors qu'on peut mourir ? C'est étrange, mais je suis très calme. Je ressens les choses avec plus de profondeur que d'habitude.
Les fleurs suspendues aux balcons de mes voisins me semblent plus colorées, plus odorantes aussi. La moindre parcelle de ma peau ressent la légère caresse du vent. Je sens distinctement la moindre aspérité du bitume, comme si j'étais pieds nus. J'arrive presque au pont, l'esprit vide.
Je ne sais pas ce que je vais dire, quels seront mes derniers mots. Mais je sais que ce seront les derniers. J'aperçois Léo, appuyé le long du muret qui borde le pont. Ses cheveux blonds sont coiffés avec du gel. Il a caché ses yeux bleus derrière une paire de lunette de soleil, bien que celui-ci ne soit pas spécialement éblouissant. Il a toujours fait comme ça, d'après lui ça donne un style. Moi je trouve que ça lui va bien, ça lui fait un look de beau gosse un brin rebelle. Surtout quand, comme aujourd'hui, il revêt son slim en simili cuir et sa veste en skaï. Il l'a laissée ouverte, laissant apparent un tee-shirt blanc orné de l'inscription ''Bad Boy''. J'adore ce haut, il moule ses abdos comme aucun autre. Je rêve de ce gars depuis que nos regards se sont croisés, lorsque Jess m'a présentée à lui.
Et, pour mon dernier jour, il m'a fait l'honneur de s'habiller avec les vêtements que je préfère. Il regarde sa montre rétro, puis passe négligemment sa main dans ses cheveux. Je n'ai pas besoin de regarder mon téléphone pour savoir que je suis en retard au rendez-vous que j'ai moi-même fixé. Un autre jour, j'aurais pu passer des heures à l'observer ainsi, fascinée par le moindre de ses gestes.
Mais, aujourd'hui, j'ai décidé d'aller le voir sans trop tarder. A mon approche, un sourire illumine son visage. J'aime tellement quand il sourit... Ses commissures de lèvres ne se relèvent que légèrement, ce qui lui donne un air un peu mystérieux. Nous nous faisons la bise, puis je m'accoude au muret, juste à côté de lui. Je ne dis rien, je sais qu'il finira par parler pour briser le silence. Je n'ai pas envie de parler tant qu'il ne me le demande pas. Et, immanquablement, il se met à parler :
- Bon, alors, qu'est-ce que tu voulais me dire ?
- Tu veux la version longue ou la version courte ?
- J'ai tout mon temps.
- C'est pas une réponse ça.
- Je sais, dit-il en souriant malicieusement
- Tu sais, parfois, je me dis que je serais mieux ailleurs, je me dis qu...
- Où ça ailleurs ?
- M'interromps pas.
- Ah oui, pardon
- Pas grave. Je disais, tu sais, parfois, je me dis que je serais mieux ailleurs, je me dis que ma place n'est pas ici. À vrai dire, je n'ai jamais eu véritablement de place ici. Dès ma naissance, mon père l'avait compris. Je n'aurais jamais dû naître. Tu sais, j'ai été des années à tenter de me pendre chaque soir, mais, à chaque fois, il y avait comme une petite voix qui me disait que j'avais encore plein de choses à vivre.
Aujourd'hui, j'ai voulu recommencer avec le couteau. Mais, au dernier moment, j'ai changé d'avis et j'ai appelé Jess. Enfin, j'ai essayé. Je suis tombée sur sa messagerie. Elle a sûrement mieux à faire que de me remonter le moral. Alors, j'ai réfléchi, et je me suis dit que ma vie ne vaut rien. Que, de toute façon, ça sert à rien de faire tout ça. C'est vrai, à quoi ça sert de travailler, d'avoir des amis, de passer des moments sympas, si à la fin on perd tout ? Car, contrairement à d'autres, je suis persuadée qu'on oublie tout quand on meurt. Peut-être qu'on ressuscite après, et que la vie recommence, comme si il y avait une boucle temporelle pour l'éternité. Mais de toute façon on oublie tout. Les amis, les moments de joie, les gens qu'on aime, les grands éclats de rire. Tout. Alors, plus les jours passent, plus je me dis que ça ne sert à rien que je vive cette vie là. Car il y a beaucoup plus de mal que de bien. Ça fait des semaines que je veux mourir. J'ai trouvé un livre, peut-être un peu magique, qui m'a remontée le moral, suffisamment pour garder le sourire, mais ce n'est jamais qu'un livre. Et depuis plusieurs semaines, rien n'est réapparu dedans. Il a fini par se lasser de moi, comme tous ceux qui me côtoient. Et puis, ça sert à rien de vivre puisque l'on meurt à la fin.
- Attends, t'es en train de me dire que tu veux en finir avec ta vie là ??? Mais t'es pas bien dans ta tête ?
- T'as pas l'air de comprendre. Je suis sérieuse. Adieu.
Je ne lui laisse pas le temps de répliquer. Je sais que, si je le laisse parler, il essayera de me convaincre de changer d'avis. Mais c'est trop tard maintenant. Ma décision est immuable. Tandis que je parlais, je me suis rendue compte que je parlais plus pour moi que pour Léo. Pour me libérer d'un poids. Je ne cherche pas à me justifier. Je n'ai pas à le faire. Je me hisse sur le muret et m'assois. Puis je ferme les yeux et me laisse tomber en arrière.
Je sens mon corps basculer. Je sais que je chute, inexorablement, et pourtant je ne ressens pas le vent dans mes cheveux. Je n'ai pas la sensation de tomber. J'ai même l'impression d'être comme retenue ici. Mais je sais que non. Personne ne me retient. Ce n'est que mon imagination. J'ai basculé trop vite pour que Léo tente quoi que ce soit. Le sang me monte à la tête. Mais quelle importance maintenant ? Dans quelques secondes tout au plus, je tomberai dans l'eau glacée, alors cela importe peu.
J'ai lu de nombreuses fois que, lorsque l'on meurt, on voit toute notre vie défiler devant nos yeux. J'ai toujours pensé qu'on voyait une sorte de film en accéléré. Un film relatant notre vie, depuis la naissance jusqu'à cet instant. Mais ce n'est pas vraiment ce qu'il se passe. Je ne vois rien défiler devant mes yeux. Même pas les bons moments, ceux que je m'étais promis de ne jamais oublier.
En réalité, c'est plutôt une sensation floue, une sensation d'avoir vécu ce que j'avais à vivre. Je quitte ce monde sans regrets. Je n'entends même plus les gens qui discutent tranquillement sur le pont, ni même les bruits produits par les voitures. Alors, c'est ça, le bonheur ? C'est quand même dommage de devoir en arriver là pour être heureux... Mon cerveau est embrumé, sûrement à cause de l'afflux de sang dans les vaisseaux qui l'irriguent. J'essaie d'ouvrir les yeux pour évaluer la distance qu'il me reste avant de plonger dans l'eau glacée, mais je sens que mes forces m'abandonnent peu à peu, et cette action est trop difficile à faire dans l'état où je suis. J'ai juste le temps de me dire que, décidément, ce pont est plus haut que ce que j'imaginais. Puis, je perds connaissance.
Le silence. Enfin, pas totalement. J'entends comme un murmure dans le lointain. Une vague odeur de bois aussi, ainsi que de jus d'orange. Des draps frais sur ma peau. Et un mal de crâne affreux. Mon coeur tout calme. Est-ce ça, le paradis ? Suis-je enfin passée de l'autre côté ? Serais-je enfin heureuse et aurais-je une place ici ? Je ne sens aucune présence près de moi. J'ouvre tout de même les yeux, histoire de ne pas rater un détail important. Ce serait bête de rater la porte du paradis en ayant omis d'ouvrir les yeux au bon moment. Peut-être verrais-je un ange ? Peut-être que je retrouverais des personnes qui me sont chères. J'ai envie de commencer une nouvelle vie. Une vie de plaisirs, où chaque chose est à sa place, où personne ne vient me voir lorsque j'ai envie d'être seule. Mais en même temps, je saurais toujours où trouver mes amis lorsque j'en aurais besoin. Des amis... Voilà ce qui me manquait sur terre.
J'ouvre les yeux. Mais je ne vois rien. Suis-je aveugle ? Je ne vois rien. Juste la nuit. C'est étrange d'ouvrir les yeux et de ne rien voir. Juste... La nuit partout ! Rien que du noir. Du noir qui m'enveloppe, tel un épais brouillard. Du noir qui masque tout. Mais, peu à peu, mes yeux s'habituent à l'obscurité. Je plisse les yeux, étonnée.
Il me semble que je connais les lieux. Une armoire massive accolée à un bureau envahi de livres, de cahiers et de crayons. Une commode sous la fenêtre. Je rassemble mes souvenirs. Si j'ai bonne mémoire, ça ressemble plus à la chambre de Léo qu'au paradis. Mais le paradis ne peut-il pas prendre la forme que l'on veut ? Est-ce que, amourachée comme je suis, mon paradis ressemble à l'idylle que je n'aurais jamais eu sur Terre ? Peut-être que Léo va venir m'embrasser passionnément !
Mais mes espoirs et mes doutes sont levés par l'arrivée de Léo, même si je vois bien qu'il fait son possible pour être discret. Il passe sa tête dans l'entrebâillement de la porte, essayant de ne pas faire de bruit. Je me redresse pour lui montrer que je suis réveillée. Enfin, non. J'essaie de me redresser. C'est plutôt ça en fait.
Ma tête me fait horriblement souffrir, ce qui me pousse à me recoucher. Il s'approche tout doucement de moi. J'ai l'impression de me trouver dans un conte de fée, avec le prince charmant qui vient réveiller sa princesse par un baiser. Mais, malheureusement, Léo n'en fait rien. Il se contente de s'asseoir précautionneusement au bout du lit. J'ai refermé les yeux, mais je sens son regard sur moi. Il me rend incandescente. Son regard, qui se veut naturel, me laisse toute pantelante. Je sais qu'il ne regarde pas que mon visage. Ou alors je l'espère tellement que j'ai l'impression que c'est vrai.
J'imagine que c'est plutôt la deuxième solution parce que, lorsque j'ouvre à nouveau les yeux, il les fixe. Son regard est vidé. Je crois qu'il ne comprend pas pourquoi. Il ne sait pas que, désormais, il est le seul à pouvoir faire quelque chose. Mais je sais qu'il ne fera rien.
Parce qu'il ne le sait pas. Ou parce qu'il ne veut pas. Qu'il ne veut pas voir mes larmes. La digue cède. Une nouvelle fois. Je suis lâche. Je ne sers à rien. Personne n'a besoin de moi. Ma place n'est pas ici. Je ne sais rien faire de mieux que pleurer en silence. Mes larmes roulent une nouvelle fois sur mes joues. Ce sont des larmes de douleur, de frustration et de colère. Parce que je n'arrive plus à m'en sortir. Parce que personne ne voit à quel point je sombre, à quel point j'ai déjà sombré. Et puis, ce livre ridicule là. Avec ses énigmes minables. Ce sont que des mots. Ça peut rien faire pour moi, les mots. Même les gens n'y arrivent pas. Je n'ai plus d'espoir. Je n'ai plus l'espoir de m'en sortir. L'ai-je eu un jour ? Je ne sais pas. Je ne sais plus. Je suis perdue. Je pleure. Mes larmes incessantes inondent mon visage. Je pleure. Je pleure parce que j'ai besoin d'aide et que personne n'est là. Personne ne me tend la main pour m'aider à remonter sur la barque de la Vie. Personne ne voit que j'ai besoin d'aide. Ou plutôt personne ne veut le voir. Je ne supporte plus tout ça.
Je ne supporte plus d'aider les autres, et que, lorsque j'ai besoin d'aide, les gens m'ignorent. C'est pourtant pas compliqué. J'ai besoin de Léo. J'ai besoin de Jess. Mais l'un reste assis au bout du lit en me regardant comme si j'étais un fantôme et l'autre n'est pas là. Où est-elle d'ailleurs ? J'ai peur de l'avoir perdu avec mes histoires sans cause. Enfin, si, mais je sais pas lesquelles. Je sais que je vais mal. Je sais que j'ai besoin d'aide. Mais je ne sais pas pourquoi. C'est ça, la dépression ? Ça se voit pas, mais ça fait si mal que ça ? J'en ai marre.
- De quoi ?
Sa voix a résonné dans la chambre. J'ouvre les yeux. Je ne me suis même pas aperçue que je les ai fermés. J'ai parlé à voix haute, je crois, sinon Léo ne m'aurait pas entendue. Qu'est-ce que je dois répondre ?
- Je sais pas.
- On sait toujours.
- Moi non.
Il s'approche de moi et me prend dans ses bras. Je suis bien, là. Je pleure toujours. Je me vide. Je fais un grand lavage de tout mon Moi. Je ne pensais pas pouvoir contenir autant de larmes. Léo me berce à présent. Mes larmes finissent par cesser. Enfin. Mais je sais que ce n'est pas fini, que ça repartira de plus belle. J'ai l'impression d'être une corde. On m'étire. On me tend. Je résiste à tous ces assauts. Mais il arrive un moment où, malgré sa solidité, toute corde se rompt. Moi, je suis étirée au maximum. Je suis à bout. Et, pourtant, on continu à tirer sur chaque bout.
J'ai une impression bizarre. Comme un trou noir dans ma mémoire. Ce qu'il s'est passé depuis le pont a disparu de mon esprit.
- Comment je suis arrivée là ?
- Je vais te raconter. dit simplement Léo. Tu sais, tu n'es pas seule ici... Tu peux parler, dire quand ça ne va pas...
- Non. l'interrompais-je. Non, personne n'est là. Personne ne peut comprendre ce que je ressens. Parce que personne ne VEUT comprendre ! Vous êtes tous là, soit à m'ignorer, soit à vous apitoyer sur mon sort !
J'ai pas besoin de ça, j'ai pas besoin de vous, j'ai besoin de partir, parce que de toute façon tout ça c'est rien. C'est de la foutaise, c'est futile comme le vent. Et encore, le vent peut se transformer en tempête et laisser une trace. Nous on est rien. Quand on va partir, il y aura des larmes, et puis les gens reprendront leur train train quotidien. Comme si de rien n'était. Tu le sais ça ?! Y a personne Léo ! Et il n'y aura jamais personne. On ne laisse pas de trace. Certains laissent des idées, des peintures, des livres, des textes.
Mais nous, on fait quoi de nos journées ? On apprend des choses qui nous seront inutiles. On les oublie dès le jour d'après d'ailleurs. On bosse, comme des fous. On se lève à six heures tous les matins pourquoi ? S'asseoir sur des chaises et écouter le baratin de ceux qui se proclament professeurs. Mais ça te sert à rien tout ça. T'sais, ta vie , elle t'attend pas ! Elle se barre, ta vie, elle file, et tant pis si t'es en retard de quelques secondes. Tu la rates, tu passes à côté, t'essaies de la rattraper. Parfois tu y arrives, d'autres elle te repousse. Mais c'est rien tout ça ! C'est complètement inutile ! C'est pour ça que je veux partir.
T'sais quoi ? Je sais ce que tu vas me dire. Je commence à te connaître un peu. Tu vas me dire qu'il y a encore de belles choses à voir. La rosée sur l'herbe le matin. Ou dans une toile d'araignée. Les couleurs d'un coucher de soleil. Le soleil qui s'endort, qui semble sombrer tout au fond de la mer. Le bruit des vagues qui s'échouent sur le sable, et l'eau qui lèche tes orteils. Des nuits, transis de froid, à parler de tout et de rien, accoudés à la rambarde d'une quelconque terrasse. Rester là, jusqu'au lever de soleil, et s'endormir paisiblement, dans les bras de l'autre. Rester sous la pluie, courir vers nulle part tandis que le tonnerre gronde dans le lointain et que la pluie se déchaîne. S'arrêter tout à coup et regarder l'arc en ciel se dessiner à l'horizon. Sourire à quelqu'un, n'importe qui, et qu'il te rende ton sourire. Voir un papillon se poser sur une fleur, si délicatement.
- Chuut. Ne dis pas ça. Je vais d'abord commencer par te raconter ce qu'il s'est passé, puis tu me diras pourquoi. Ne m'interromps plus s'il te plaît. Tu m'as fait très peur. Je ne pensais pas que tu étais sincère quand tu m'as parlé de ça. Mais lorsque je t'ai vu t'asseoir sur le muret, j'ai su. J'ai su que tout cela est vrai. J'ai su que tu vas mal. J'ai su que tu avais besoin de moi. Que tu as encore besoin de moi. Alors, tu n'as pas dû t'en apercevoir, mais je t'ai retenue. Je t'ai retenue de toutes mes forces. Pour que tu ne tombes pas. Pour que tu ne partes pas pour toujours. Pour que tu ne quittes pas cette vie qui a encore tant à t'offrir.
Mes larmes reprennent de plus belle. Je sens qu'il est désemparé, désespéré même. Sa peur se sent d'ici. Peur de quoi d'ailleurs ? Peur de moi ? Les larmes coulent sur mes joues. Elles roulent le long de ma peau pâle et si fatiguée. Elles glissent le long de mes lèvres entrouvertes, dans un effort désespéré pour reprendre ma respiration. Et continuent leur chemin vers mon cou frêle.
Parfois, lorsqu'elles sortent, Léo approche sa main de mon visage, tout doucement. Il touche délicatement ma peau et essuie la larme avant qu'elle ne commence à rouler. J'ai l'impression d'être rouge comme une pivoine. J'aimerais qu'il aille plus loin, qu'il caresse ma joue dans un geste encore plus tendre. Que, dans un geste amoureux, il glisse sa main derrière ma tête, m'attire vers lui, vers ses lèvres charnues et pourtant si délicates. J'aimerais qu'il fonde sur moi comme un rapace sur sa proie, j'aimerais que ses lèvres s'échouent sur les miennes dans un baiser passionné. Et tellement doux en même temps. Juste ça. C'est tellement peu, mais tellement énorme à la fois. Mais jamais mes espoirs ne se transformeront en réalité. Je le sais. Je le vois. Si il ressentait la même chose, il ne serait pas là, à rester silencieux. Il embrasserait chacune de mes larmes, jusqu'à ce qu'il n'y en ait plus. Il me calmerait, m'assurerait qu'il tient à moi et que je suis irremplaçable.
Lorsque je sors de mon rêve éveillé, je m'aperçois que Léo me fixe intensément. Je le regarde dans les yeux. Des yeux si bleus, si profond, si intenses que je ne peux que m'y perdre. Ce garçon est si proche de moi et pourtant si éloigné quand j'y pense. J'ai l'impression que jamais je ne pourrais l'atteindre. C'est comme un mirage. Il disparaîtra si je m'approche trop.
Je suis pourtant assise entre ses jambes, avec ses bras passés autour de ma taille et sa tête posée au creux de mon cou. Et il est là, je sens la chaleur de son torse le long de mon dos. Mais je sais que ce n'est et ne sera que de l'amitié. Ses gestes sont totalement dénués de sensualité, d'envie. J'ai l'impression qu'il le fait presque mécaniquement. Qu'il le fait seulement par amitié. Par amitié... Pour toujours. Même si je désire son amour, je préfère me contenter de son amitié plutôt que de risquer de le perdre. Je ne peux pas le perdre. Il est mon rêve, mon idylle, mon fantasme le plus intime. Comme si il avait lu dans mes pensées, il se met à parler. Il ne dis pas grand chose. Juste une phrase.
- Ne perds jamais espoir.
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