• Chapitre 2 •
''Ces choses-là sont comme des tempêtes : on est d'abord transi, foudroyé, impuissant, puis le soleil revient ; on n'a pas complètement oublié l'expérience, mais on est remis du choc''
Kressmann Taylor
Du noir. Du silence. Je ne ressens plus rien. Suis-je (enfin) morte ? Mes membres sont engourdis. Une vive lumière m'aveugle. Une odeur de sang me prend à la gorge. Non, je suis toujours vivante. Je me rends compte qu'une voix familière me parle. Je ne sais pas ce qu'elle me dit, mais je reconnais cette voix. Une main affectueuse passe et repasse dans mes cheveux tandis que l'autre me serre le poignet pour faire cesser l'écoulement de sang. La voix continue à débiter un flot incessant de paroles rassurantes. Cette voix, c'est celle de Jess, ma meilleure amie. Je ne sais pas comment je suis arrivée à avoir une personne comme elle pour meilleure amie, mais c'est extraordinaire. Elle est, d'après moi, la première (et la seule) à avoir vu ma vraie personnalité sans s'enfuir et à ne pas prendre en compte les rumeurs contre moi. Ah, Jess. MA Jess.
Je l'ai rencontrée en traînant un soir, alors que j'étais occupée à repérer où étaient les coins sympas de cette ville. C'était quelques jours après la rentrée de cette année. Je l'ai croisée et ai continué à marcher, sans plus me préoccuper d'elle. Mais elle s'est arrêtée, a fait demi-tour et s'est mise à courir pour me rattraper. Puis elle m'a hélée :
- Hé ! J'te connais toi ! T'es dans ma classe ! Mais tu fais quoi toute seule comme ça dehors ? T'as pas peur ?'
-Non. ai-je répondu, ça m'arrive souvent.
-Moi aussi, j'aime bien, ça me vide la tête. me répondit-elle d'une voix étonnamment douce
Je suis étonnée, c'est la première fois que quelqu'un de mon âge me parle aussi gentiment, sans arrières pensées semble-t-il. Personne ne m'a jamais parlé sur ce ton. En général, tous ceux qui m'adressent la parole me parlent sèchement, d'un ton qui semble signifier que je suis une moins que rien, qu'il n'y a pas de place pour moi dans ce monde. Jess, elle, me parle d'un ton doux, sa voix est posée. Elle me parle gentiment. Ça me fait bizarre, je ne suis pas habituée à ce que l'on me parle aimablement.
- Ça te dit qu'on marche un peu ensemble ? me demanda-t-elle au bout d'un moment
- Heu... répondis-je, sur la défensive. Je sais pas...
- C'est comme tu veux, mais moi j'aimerais bien. insista-t-elle
- Si tu veux vraiment, pourquoi pas.
Et nous voilà parties toutes les deux, à bavarder tranquillement en marchant. Malgré mon envie de lui faire immédiatement confiance, je n'y arrive pas. Après tout, elle est peut-être comme toutes les autres ! Même si je refuse d'y penser, ça peut être un stratagème de plus pour me ridiculiser et me rabaisser ! Du genre ''nan mais t'as vraiment cru que je voulais qu'on devienne amies ?? Nan mais j'traîne pas avec des gamines dans ton genre, moi !'' Le lendemain, je retourne au même endroit, à la même heure, dans l'espoir ridicule de la revoir. Elle n'est pas là. Évidemment. C'est complètement débile de croire que j'ai une chance d'être à nouveau appréciée. Dans un infime espoir, je me mets à faire des allées et retours dans cette rue. Je reste là un quart d'heure. J'en ai marre de l'attendre, il faut que j'arrête de me faire des illusions, elle ne viendra pas, ni aujourd'hui, ni un autre jour. Je m'apprête à partir, dégoûtée de ne pas l'avoir revue et énervée contre moi-même de m'être encore une fois fait avoir quand j'entends quelqu'un m'interpeller : ''Hé ! Jeny ! Tu vas bien ? Je savais bien que je te trouverai là ! Je suis désolée, mon beau-père ne voulait pas me laisser sortir.'' Je me retourne, prête a donne une baffe à l'imbécile qui me demande ça car je sais pertinemment qu'il n'en a rien à faire. Mais, en me retournant, je m'aperçois que c'est Jess. Je baisse ma main et lui réponds joyeusement que oui, je vais bien. Et on recommence à discuter comme le jour précédent. Ça a continué pendant une semaine comme ça. Ensuite, elle m'a donné son numéro. On a alors commencé à se parler par SMS de temps en temps. Puis de plus en plus régulièrement. Et un jour on a commencé à s'appeler quand on ne pouvait pas se voir le soir. Évidemment, on reste tout le temps ensemble au collège. En plus elle est dans la même classe que moi ! Et puis, un jour, lors de notre sortie nocturne quotidienne, elle m'a annoncé qu'elle me considère comme sa meilleure amie. J'y croyais pas !! Elle et moi, meilleures amies !!! Ma vie aurait été parfaite si les autres élèves ne redoublaient pas d'ingéniosité pour me ridiculiser et me rabaisser. Au début j'avais peur que Jess ne me laisse tomber, comme tant d'autres avant elle. Mais mon inquiétude s'est révélée infondée. Nous sommes maintenant au début des vacances d'octobre et elle est toujours ma meilleure amie.
Actuellement, nous sommes dans la rue. Et mes vêtements sont tachés de sang. Jess me parle, mais je suis incapable de lui répondre. Incapable de bouger. L'entendre pleurer autant me brise le cœur. Elle hurle qu'elle ne veut pas que je meure. Elle crie que, sans moi, sa vie n'a plus aucun sens car sa vie, c'est moi. Sa main n'est plus dans mes cheveux, elle tient la mienne. L'autre main serre toujours mon bras gauche pour stopper l'hémorragie. Je suis à bout de forces. J'entends de la détresse dans la voix entrecoupée de sanglots de Jess. Je voudrais tellement lui répondre, la rassurer ! Mais je ne peux pas. Mon corps ne veut pas. C'est seulement maintenant que je prends conscience qu'elle est différente de toutes les autres, qu'elle tient réellement à moi. Je sais qu'elle ne croit en aucun dieu. Pourtant je l'entends prier et demander à tous les dieux dont elle connaît le nom de me garder en vie. C'est là que je comprends qu'elle m'aime peut être autant que moi je l'aime. Et que j'ai failli faire une très grosse bêtise. Alors, dans un effort surhumain, je parviens à lui serrer la main. Pas très fort, juste une petite pression. Au début elle n'y croit pas trop. Elle se redresse et je sens son regard sur moi. Elle détaille mon visage, comme la première fois que je l'ai rencontrée. Alors je recommence, un peu plus fort cette fois. Là elle arrête complètement de pleurer. Je ne la vois pas, mais je le sais. J'essaie d'ouvrir les yeux. Mes paupières sont lourdes. Je finis par y arriver. La lumière du soleil m'aveugle. J'ai la tête qui tourne. Je suis obligée de refermer les yeux tant le soleil m'éblouis. Mais Jess a compris. Je suis vivante. Épuisée, mais vivante. Incapable de bouger, mais vivante. J'essaie de lui parler. Ma langue est pâteuse dans ma bouche. J'ai du mal à la bouger. Jess me fais boire un peu d'eau, puis me tend l'une des barres céréalières qu'elle garde toujours sur elle. ''Au cas où'', comme elle dit. Lorsqu'elle comprend que je vais mieux, elle prend son téléphone. Je ne veux pas qu'elle appelle qui que ce soit. Ni les pompiers, ni une ambulance, ni les urgences. Encore moins ma mère. Je rassemble les quelques forces qui me sont revenues et lui dis dans un souffle : ''Non''. Ma voix n'est qu'un chuchotement rauque, mais je sais qu'elle m'a entendu. Elle suspend son mouvement, m'observe et dit :
- Tu ne veux pas que j'appelle quelqu'un pour t'aider ?? Tu aurais besoin de voir un médecin !
- Non. Mère.....doit...... pas......savoir. répondis-je d'une voix hachée, épuisée d'avoir perdu tant de sang.
- Tu ne veux pas que ta mère le sache ??? Mais tu ne veux pas retrouver celui qui t'as fait ça ? Il faut le faire payer !!!
- Non....... c'est....... moi.
- C'est toi ?? Tu veux dire que c'est toi qui t'es infligée ces coupures ??? me demande-t-elle, horrifiée
- Oui.
- Mais tu es malade !!! Tu aurais pu mourir !!
- Je....vou...lais. lui répondis-je, à bout de souffle
- Tu as voulu te tuer ?? me dit-elle, incrédule. Mais pourquoi ???
- Plus.... tard.
Je ne veux pas que quelqu'un d'autre que Jess soit au courant. Ça signifierait que quelqu'un en parlera forcément à ma mère. Je ne veux pas qu'elle soit au courant. Car, si s'est le cas, il faudra que je lui raconte tout depuis le début. Les insultes... Les coups... Les pleurs... Les escapades nocturnes... Les années non achevées de souffrance... L'impression d'être inutile... L'envie de partir... Le petit rien qui me fait espérer et rester... Je ne veux pas qu'elle sache tout ce que j'endure. Je ne veux pas l'inquiéter avec ça, elle est suffisamment occupée avec son travail. J'essaie de me redresser. Jess m'aide à m'asseoir. Ma tête me fait un mal d'enfer. Mon amie m'examine attentivement et finit par lâcher :
- Je crois que tu n'as rien de grave, le sang s'est arrêté rapidement et la coupure n'a pas l'air très profonde. Mais je pense que tu as atteint une veine et ce serait plus prudent d'aller voir un médecin.
- Non, lui répondis-je. je vais mieux, ne t'inquiètes pas.
Ma tête commence à être un peu moins douloureuse. Autour de moi les maisons arrêtent de tourner. Je palpe ma poche et me rends compte que mon couteau y est toujours. Sans que je sache pourquoi, un sourire illumine mon visage. Jess me détaille et finit par me dire que sa mère est encore au travail et que, si je veux, je peux venir me laver chez elle. Elle ajoute que ma mère se demanderait ce qu'il s'est passé si elle me voyait débarquer dans cet état. Je regarde mes habits et m'aperçois qu'ils sont tachés de sang. J'accepte avec plaisir sa proposition. Je lui suis reconnaissante de se soucier autant de moi.
Jess passe son bras sous le mien et me soutient tandis que je commence à marcher. Quelques minutes plus tard, nous arrivons à la porte de chez elle. Je suis exténuée. Mon amie tourne sa clef dans la serrure de la porte en bois, puis nous montons à l'étage, dans son ''appartement''. A l'origine, sa maison était un petit hôtel de deux suites avec salle de bain, cuisine et chambre. Ses parents ont pris la suite du rez-de-chaussée et elle celle du premier étage. L'escalier vernis glisse. Je manque de tomber à plusieurs reprises. Jess me rattrape au dernier moment avant que je ne tombe. Elle ressort son trousseau de clef de sa poche et déverrouille la porte qui mène à sa suite. Je vais directement dans la salle de bain. Mon amie me rejoint et me sort deux serviettes de toilette avant de s'éclipser, non sans me demander de ne pas fermer la porte à clef afin qu'elle puisse venir m'aider si je perds connaissance. Je souris face à son attention : les deux serviettes de toilette qu'elle a sorties sont beiges, ma couleur préférée. J'entre dans la douche à l'italienne. Je fais couler l'eau sur mes cheveux puis je verse dans ma main le savon que j'ai l'habitude d'utiliser quand je viens chez Jess. Je me savonne, respirant avec délice les effluves de noix de coco qui s'échappent de la mousse. Je suis fatiguée, mais l'eau qui tambourine sur mon crâne me fait du bien. Je saisi la bouteille de shampoing, en verse une noix dans ma main et nettoie mes longs cheveux.
L'eau se colore peu à peu de rouge. C'est là que je me rends compte que mes cheveux étaient imprégnés de sang. Je constate également l'ampleur des dégâts causés par la lame. Là où je me suis coupée, ma peau est entaillée sur 1cm de profondeur. Le sang a coagulé, mais une douleur lancinante apparaît peu à peu. Je finis de me rincer, attrape la plus grande des serviettes et la noue sous mes bras. Je me saisi de l'autre et sèche mes cheveux avec. J'appelle Jess. Elle accoure, inquiète. Mais voyant que je vais bien, elle se détend. Je lui demande si elle a un pansement pour mon bras. Elle me contourne pour atteindre l'armoire à pharmacie et en sort un pansement imprégné de mercurochrome. Elle l'ouvre, sèche ma peau à l'aide d'une troisième serviette et colle le pansement sur ma coupure avant de rajouter un sparadrap par dessus pour qu'il tienne mieux à ma peau. Je la remercie chaleureusement.
Elle sort de la salle de bain et revient quelques minutes plus tard avec un jean et un tee-shirt qui lui appartiennent. ''Tiens, je pense que ce serait mieux que tu mettes ça plutôt que ton jean et ton pull tachés de sang'' Elle me remet les vêtements, récupère les miens et s'éclipse à nouveau, consciente que ce n'est pas très agréable que quelqu'un nous regarde lorsqu'on est en train de s'habiller. Je souris à nouveau, me rendant compte de la chance que j'ai d'avoir une amie comme elle. Je me rhabille en vitesse, enfin pas trop vite non plus pour ne pas réveiller la douleur de mon bras gauche ou celle de ma tête, et sors de la salle de bain, non sans avoir jeté un œil dans le miroir pour voir quelle tête j'ai. Je frappe à la porte de la chambre de Jess qui me répond que je peux entrer.
J'ouvre la porte et viens m'asseoir à côté d'elle, sur le lit. Quand je regarde son visage je m'aperçois qu'un voile de tristesse s'est abattu sur ses yeux, effaçant momentanément la lueur de joie et de malice que j'y vois habituellement. Mon sourire disparaît instantanément. Je baisse les yeux. Je sais qu'elle ne comprend pas pourquoi j'ai fait ça, pourquoi j'ai voulu me tuer. Je sais ce que signifie ce regard : elle veut des explications. Elle est au courant que je vais mal, mais je ne lui ai jamais parlé de la douleur au fond de mon cœur. Celle que j'essaie d'étouffer depuis que j'ai compris que je ne verrai jamais mon père. Celle qui a grandi lorsque je me suis rendue compte que personne ne me comprend, pas même ma mère. Cette douleur étouffante qui s'est encore un peu plus aggravée lorsque j'ai commencé à être la cible d'insultes et de rumeurs. Celle que j'arrive à oublier uniquement lorsque je suis avec Jess. Je relève les yeux vers elle. Ils sont emplis de tristesse, comme les siens. J'hésite à lui dire ce que je ressens car je sais que c'est invivable et je ne veux pas la mettre mal à l'aise. Elle ouvre la bouche et, troublant le silence, m'adresse un seul mot ''Pourquoi ?''. Ce mot résonne bizarrement dans mes oreilles. Il signifie tout et rien à la fois. Dans sa voix, je sens la détresse et l'envie de m'aider. Alors je lui déballe tout. Tout sans rien lui cacher. Je lui avoue que je n'ai plus jamais eu confiance en moi à partir du moment où j'ai su que c'était à cause de moi, enfin, de ma naissance, mais pour moi c'est pareil, que mon père est partit. Elle m'écoute attentivement. Elle ne dit rien. A la fin je m'effondre en larmes. Tout lui raconter me soulage, mais ça me met aussi face à la réalité. L'horrible réalité. Et puis, tout à coup, je me demande ce qui m'a pris de lui dire ça. Elle doit s'en ficher totalement.
Mais elle met rapidement fin à mes doutes en me prenant dans ses bras et en me chuchotant trois mots. Trois mots pleins d'espoir. Trois mots qui me font espérer que tout va s'arranger. Trois mots qui me font croire que ce n'est qu'un cauchemar, que je vais me réveiller, rentrer chez moi et retrouver mon père et ma mère. ''Je vais t'aider.'' Trois mots emplis de promesses. La promesse que je ne serai plus seule. La promesse que je suis soutenue. La promesse que ça va changer. La promesse que je vais finir par vivre en paix. Trois simples mots qui me prouvent encore une fois que j'ai son soutient, en toute situation. Trois mots qui font que je sèche mes larmes et que je la regarde à nouveau avec le sourire aux lèvres. Quand je plonge mes yeux dans les siens je vois avec plaisir que la petite étincelle de joie est revenue. Elle me regarde également et me dit : '' J'ai quelque chose à te montrer, mais il faut que tu sois en forme pour y aller. Je propose que tu viennes dormir à la maison vendredi prochain en sortant des cours et je te montrerai ça samedi.''
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