
6 - Quitte ou double
Ville de Langkah
Ateliers de l'Amirauté
Marie accélère le pas et remonte le trottoir en béton en direction des portes des ateliers. Le bâtiment compte parmi les constructions les plus imposantes de la colonie, si l'on met de côté les carcasses des trois capsules. L'usine est en mesure d'accueillir une flotte de dix transporteurs alignés de front avec tous leurs attributs : les outils de mesures dressés à leurs sommets, leurs ailes déployées, mais aussi les conteneurs de stockage bien accrochés sous leurs carlingues. Savoir que ces derniers sont des sphères métalliques de vingt mètres de diamètre donne une bonne idée des dimensions gigantesques de l'usine. Quant au toit des ateliers, il s'élève à une hauteur vertigineuse au-dessus des vaisseaux juchés au sommet des réservoirs. Les portes principales sont ouvertes en grand, repliées contre les flancs du bâtiment sur d'énormes glissières. Un grondement de machines s'en échappe, accompagné d'une odeur écœurante d'huile et de gula qui prend à la gorge et finit par anesthésier toute saveur. Une semaine passée dans cette fournaise, et plus rien n'a de goût pendant une bonne journée.
— Je ne sais pas quoi te dire, Marie, lâche son père sur un ton brusque.
La jeune femme ne lui répond pas, persuadée que cela ne sert à rien, et l'observe du coin de l'œil. Basile de Glaz, fidèle à son rang dans l'Amirauté, met un point d'honneur à rester impassible en toute circonstance. Il fait preuve d'une retenue remarquable et semble imperturbable. Mais Marie le connaît par cœur ; il présente tous les signes d'une colère sourde. Son père se tient trop droit, la mâchoire crispée et les yeux légèrement plissés. Surtout, en marchant, il frappe plus fort que d'habitude sur son talon gauche, ce qui accentue son boitement hérité d'un vieil accident de glisseur. Bref, malgré son calme apparent, le directeur des ateliers est hors de lui.
— Il y a trois heures, la garde rapprochée est venue me voir dans mon bureau, ajoute-t-il, pour me poser un nombre incalculable de questions sur tes activités. Dans mon bureau, répète-t-il en détachant les syllabes. À la vue de tous. Te rends-tu compte de ce que cela veut dire ?
Puis il s'arrête et retient Marie par le bras pour l'obliger à faire de même.
— As-tu idée de l'image que cela donne ? Voir débarquer une escouade de soldats en exosquelette pour investir mon bureau ?
Marie dévisage son père et soutient son regard gris. Elle dégage lentement son coude de son étreinte et réajuste la bretelle de son sac à dos passée en bandoulière.
— Je suis désolée de t'avoir causé du tort, Papa. Je voulais savoir ce qui est arrivé à Alex, c'est tout...
Basile de Glaz prend une grande inspiration et soupire en hochant la tête.
— Au moins, tu n'as rien, lâche-t-il au bout de quelques secondes. Mais la première chose qui te vient à l'esprit en voyant l'écrasement de la navette, c'est de te ruer sur les lieux de l'accident ! Je ne te comprends pas, Marie, tu n'es plus une gamine que je sache, gronde-t-il en reprenant la marche. On était fous d'inquiétude, as-tu seulement conscience de ça ? La ville est devenue dangereuse... Comprends-tu ce que cet incident veut dire pour la colonie ?
— Oui, répond la jeune femme en lui emboîtant le pas. J'ai entendu les informations. Près de la moitié des réserves de gula est partie en fumée et cela repousse le départ d'un siècle au moins.
À ces mots, Marie prend seulement conscience des conséquences de l'accident : un siècle de perdu. Alors qu'elle avait bon espoir de faire partie des colons qui quitteraient la planète, elle risque de ne jamais participer au voyage. En tant qu'Intra-M, Marie accède facilement à la clinique génomique de Langkah, ce qui lui permet d'allonger considérablement son espérance de vie. Mais un siècle tout de même... !
— Mais le véritable problème n'est pas là, Marie, ajoute Basile d'un geste de la main. Ce que tu dois réaliser, c'est que des personnes sont prêtes à mener des actions violentes à l'encontre de la communauté et de ses intérêts. Il y a eu des morts cet après-midi. Beaucoup !
— Justement, s'exclame la jeune femme, je n'ai pas le droit de m'inquiéter pour notre famille ? C'est une raison suffisante, non ?
— Notre famille ? réplique Basile sur un ton sarcastique. Pas vraiment de quoi être fier... Visiblement, Alain est directement impliqué dans cette affaire ! Des membres de notre famille, comme tu le dis, se sont délibérément montés contre l'Amirauté. Et ça, c'est impardonnable.
— Je n'y crois pas... ose Marie en voulant défendre son oncle. C'est un Cornac, il a voué sa vie à quitter cette planète, il n'aurait jamais fait cela.
— Il n'est pas question de croire ou pas, il y a des faits, maugrée son père. Et ils sont mauvais. La brigade de contrôle m'a informé que les services de renseignement de l'Amirauté surveillent depuis quelque temps des activistes influents parmi les Cornacs. En particulier un groupe très proche de TURBA. Et il se trouve qu'il s'agit de la cellule dont faisait partie mon très cher frère.
— Ça ne veut rien dire, persiste la jeune femme.
— Tu crois vraiment ? En tout cas, je ne vais pas essayer d'expliquer le contraire aux agents de l'armée, lui rétorque le chef des ateliers.
Les deux Intra-M continuent leur chemin en silence et atteignent le pas de l'usine. De l'endroit où ils se trouvent, trois transporteurs sont bien visibles, éclairés par les étincelles des robots qui les retapent sous des lignes de soudures. D'autres rajoutent des couches des peintures thermoprotectrices, là où des plaques entières se sont détachées sous les assauts répétés du climat de Langkah. Peu d'ingénieurs se montrent dans les parages, les unités de production sont principalement autonomes et les mécaniciens robotisés vont vite. D'ici quelques heures, les transporteurs pourront repartir approvisionner la colonie en gula. Elle en a besoin, maintenant que les ressources sont au plus bas.
— Nous devons faire très attention, Marie, affirme Basile en baissant la voix. L'Amirauté t'a dans le collimateur. Je te conseille vivement de faire le moins de vagues possible. Garde profil-bas, fais ce que l'on te demande. Puis il grimpe les escaliers d'acier qui permettent d'atteindre la passerelle située deux étages plus haut et ajoute :
— Pour ton propre bien, commence dès maintenant. Oublie cette lubie de devenir transporteur. Laisse ça aux Extra-M. Accepte ce que l'Amirauté va te proposer comme fourchettage, ne fais pas de vague : montre que tu es intègre et digne de confiance.
Et voilà. Toujours le même sujet qui revient sans cesse, pense Marie découragée. Encore une fois, personne n'écoute son souhait de vivre sa vie comme elle l'entend. Mais si elle hésitait jusqu'à présent, les circonstances lui donnent raison : les transporteurs vont devenir des intermédiaires clés, maintenant que le gula vient à manquer. Elle a sa carte à jouer et personne ne pourra le remettre en cause. Le statut d'Intra-M, elle s'en moque. Elle veut se sentir utile.
— J'ai parlé en ta faveur, explique le directeur de l'usine, je pense les avoir convaincus. On a fait un marché, un seul choix te sera proposé : rejoindre les ateliers en tant qu'ingénieur es fusées. Accepte, montre que les de Glaz méritent leurs positions. Si tu rejettes cette option, je crains que les pressions exercées par l'Amirauté soient telles que la société d'extraction refusera de te prendre avec eux.
Marie n'en revient pas. Elle s'élance dans l'escalier pour rejoindre son père et le forcer à s'arrêter.
— C'est toi qui as insinué ça ? explose-t-elle.
— Que veux-tu dire ? demande-t-il en fronçant les sourcils.
— C'est toi qui as proposé de me prendre aux ateliers ? s'écrie Marie hors d'elle. C'est ça, le marché que tu as passé ? T'as peut-être même suggéré d'avoir un œil sur moi, c'est ça ?
— Calme-toi, évite le ridicule, déclare Basile en se détournant de sa fille. Mon objectif est de te protéger, toi, comme tous les autres membres de la famille. Je ne peux pas laisser l'Amirauté t'exclure des Intra-M et prendre le risque de te voir disparaître en zone Extra.
Marie recule sous le choc de l'annonce.
— Mais quand est-ce que tu m'écouteras un peu ? Je n'ai pas mon mot à dire ? Et tu assures faire ça pour protéger la famille ? Mais alors, réponds-moi : Alain, Camille et Alexandre, t'en fais quoi ?
— Après les évènements d'aujourd'hui je ne sais pas si on peut leur faire confiance, affirme Basile en reprenant son ascension. L'Amirauté les traque, Alex est interrogé en ce moment même. Il risque de passer un mauvais quart d'heure, j'espère pour lui qu'il n'a pas trempé dans les affaires de son père...
— Qu'est-ce qu'il va lui arriver ? s'inquiète Marie, l'image de son cousin embarqué par un groupe de militaires dans un véhicule blindé lui revient à l'esprit.
— Je ne sais pas, soupire Basile. Il est encore mineur et sera probablement confiné en foyer le temps que toute cette histoire se tasse. J'essaierai de faire jouer mes relations pour l'aider un peu, mais comprends le : pour l'Amirauté, ces de Glaz sont dangereux. Ils se sont détournés de l'objectif de la colonie. Tu dois les oublier... Du moins, le temps que les choses se calment.
Marie ne répond pas et garde le regard braqué sur la nuque de son père. Les épaules de ce dernier s'affaissent et il secoue la tête.
— Alain est mon frère, ajoute-t-il sans se retourner. Je ne l'oublie pas, mais les choses sont plus complexes que tu ne le crois. Tu n'as pas idée des difficultés que l'on traverse... Un jour, tu en sauras plus et tu comprendras. Mais pour cela, accepte ton rang d'Intra-M, et rejoins-nous aux ateliers. Mais pour le moment, va trouver ta mère, elle s'inquiète de ton absence.
Marie fulmine et devient écarlate, mais son père n'en a rien à faire. Il franchit les cinq dernières marches de l'escalier et continue son chemin sur la coursive suspendue pour se diriger vers les compartiments des bureaux. Quelques ingénieurs et robots mécaniciens se lèvent pour le saluer sur son passage et lancer un regard interrogateur en direction de Marie. Le bruit des presses et des pompes ne leur permettait pas d'entendre leur conversation, mais il est facile de comprendre que l'échange entre le père et la fille a été houleux. Marie tape du poing sur la rambarde métallique et jette un coup de pied à un robot qui l'esquive et rétablit sa course pour éviter de tomber dans le vide. Elle est coincée ! Complètement prise au piège ! Sa vie est devenue un vrai cauchemar.
Lorsque les prompteurs ont annoncé les premiers dégâts et l'étendue des pertes, une idée a germé égoïstement dans son esprit : elle pourrait profiter de cette catastrophe. Un siècle de retard, il faudra certainement redoubler d'efforts pour acheminer le gula, les transporteurs chercheront des pilotes d'exception et ne trouveront aucun problème à l'embaucher. Mais là... commise d'office aux ateliers, un poste d'ingénieur certes prestigieux, mais à des parsecs de ses envies de liberté ! Se résigner à voir les vaisseaux s'envoler, pendant que d'autres les manœuvrent, les font remonter les courants dévastateurs de Langkah et partent à l'aventure en direction des plaines arides de la planète... Mais voilà, à cause de ces illuminés de TURBA, toutes ses espérances sont devenues vaines.
C'est injuste ! Marie s'acharne à coups de pieds dans la rambarde qui résonne, faisant lever les yeux inquiets des ingénieurs les plus proches. La jeune femme écarte les bras en signe d'impuissance puis claque des talons pour s'éloigner. La coursive tremble sous ses pas. Elle n'a qu'une envie : s'isoler, ruminer ses idées noires et ravaler les larmes qui lui montent aux yeux. Elle atteint l'extrémité de la passerelle, et se laisse tomber à l'ombre d'un établi, dos au mur, là où personne ne risque de venir la trouver. Marie coince son menton entre ses genoux et fixe le transporteur stationné de l'autre côté de l'allée. Le vaisseau est en retrait des autres, comme une bête tapie dans l'ombre. Un robot mécanicien descend en rampant du fuselage dans un bourdonnement électronique et se coule sur la passerelle. Marie regarde la méduse de métal hérissée de pistolets à soudure passer à ses côtés. La machine ne bronche pas et l'ignore. Elle poursuit son chemin, tandis qu'une trentaine de robots gros comme des chiens dévalent en courant la rampe d'embarquement pour se ruer sur le transporteur suivant et analyser ses entrailles. Le véhicule a l'air assoupi, quelques lumières clignotent sur le côté de ses réacteurs pour indiquer que les moteurs se portent à merveille. Elles finissent par s'évanouir et toute la machine semble se détendre, ne laissant qu'une lueur douce se diffuser autour du cockpit. Le transporteur vide attend son pilote qui viendra bientôt prendre place et repartir réapprovisionner la colonie en gula. Marie le voit déjà grimper les quelques marches de la rampe d'accès pour atteindre l'habitacle, puis les toits des ateliers s'ouvriront pour lui permettre de décoller à la verticale. La jeune femme se relève et regarde autour d'elle. Aucun robot mécanicien ne rôde dans les parages et les ingénieurs sont affairés sur d'autres navettes. Sur un coup de tête, elle ramasse le sac à dos et rejoint la rampe d'embarcation. Marie jette un dernier regard sur la gauche pour s'assurer que personne ne l'observe, puis elle monte à grande enjambée les marches étroites. Elle doit faire vite, se dit-elle en baissant le front pour émerger dans le sas. L'intérieur de la navette s'élargit sur la petite zone de stockage qui contient les outils et les combinaisons de secours au cas où les passagers devraient quitter le vaisseau dans un endroit inhospitalier de Langkah. Le reste de l'habitacle est exigu, tout en longueur. Plus loin, une pièce étroite assure un confort spartiate durant le voyage : une couchette amovible, une table rétractable et des stocks de vivres et d'eau potable. La cabine de pilotage se trouve quant à elle tout au bout du couloir. Elle comporte un fauteuil principal tourné vers les écrans et deux sièges d'appoint sous les commandes qui permettent de modifier les paramètres du vaisseau.
Les transporteurs, Marie les connaît par cœur. La paroi gauche de la zone de stockage est amovible et masque un compartiment utilisé initialement pour faire passer des torons de câbles entre le poste de pilotage et les canaux de contrôles externes. Il y a quelque temps, les systèmes ont été remplacés par un module plus performant qui court sous les trappes amovibles du plancher. La cache est désormais vide, et en se contorsionnant un peu, Marie devrait pouvoir s'y enfermer quelques heures, le temps que le transporteur décolle et que son pilote se résigne à l'accepter à son bord. Après, elle avisera.
La jeune femme dégage d'un geste sec la boucle de métal qui retient la paroi en alliage de carbone. Déplacer le panneau est difficile, Marie évite de le basculer pour ne pas le voir se désolidariser et sortir de ses gonds. La plaque noire ajourée claque et Marie réussit à se faufiler entre les câbles poussiéreux et la paroi vaisseau. La cavité est étriquée, la jeune femme doit se contorsionner pour faire entrer ses jambes et plaquer devant elle le panneau. Il tient presque tout seul en place, remarque Marie en remerciant les mécaniciens de n'avoir pas huilé les gonds des cloisons de l'habitacle. Elle pourra rester ainsi quelque temps, quelques heures peut-être, en tout cas suffisamment longtemps pour quitter l'espace aérien de Langkah.
Un bruit sur sa gauche et Marie sursaute. Son cœur bondit dans sa poitrine, ce n'est pas n'importe quel son, elle est persuadée avoir entendu quelqu'un pouffer.
— Pfff ! reprend l'écho.
Cette fois, Marie en est certaine, l'éclat de rire étouffé vient du compartiment au-dessus d'elle. Il s'agit d'un gamin.
— Je t'ai vue, je t'ai vue ! Tu joues à cache-cache ou quoi ? s'esclaffe le gosse.
La voix tourbillonne et s'échappe dans son dos. Elle résonne et rebondit entre les parois de la navette. Marie reste interdite. Que fait donc un enfant dans les ateliers de l'Amirauté, pire, dans un transporteur sur le point de décoller ?
— C'est rigolo, reprend la voix, je n'ai jamais joué à cache-cache !
— Qui est là ? demande Marie qui ne sait plus trop si elle doit sortir de sa cachette.
— Moi, c'est Daphné, lui répond-on, l'IA du transporteur 21. Et toi, tu t'appelles comment ?
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