Déni
C'était un refrain interminable depuis six ans. Une mélodie triste et redondante qu'on aurait voulu écouter seulement une fois dans sa vie.
Au lycée, Lisy était sortie avec un garçon de sa classe qui lui faisait des avances depuis des mois. Au bout de quelques semaines à peine, il s'était lassé, désintéressé, et il avait cessé de lui adresser la parole du jour au lendemain. Tout aurait pu en rester là s'il n'était pas aller draguer une autre fille de la classe avec qui Lisy était amie. Elle lui en avait tellement voulu qu'elle avait coupé tous les ponts avec lui, et mis plusieurs mois à digérer cette humiliation.
Plus tard heureusement, elle avait rencontré Alba, son rayon de soleil, la fille qui avait réussi à lui redonner la possibilité de vibrer. Alba était sa confidente, celle avec qui elle partageait tout. Sa passion pour l'écriture, sa passion pour le dessin, pour le cinéma, pour les jeux, même pour le théâtre. A cette époque, elles s'étaient toutes les deux mutuellement réparées. Alba avait été son soutien quotidien, Lisy avait été sa bouée. Elle avaient tant partagé ensemble. Des pleurs, des fous rires, des situations stressantes. Elle s'étaient aimées, soutenues, séparées, réconciliées. Elles ne pouvaient plus se passer l'une de l'autre, elles avaient même établi une liste entière de toutes les choses qui pourraient rythmer leur vie ensemble.
Puis Alba avait disparu. Les nuages avaient remplacé son ciel illuminé. Lisy n'avait plus sa confidente, plus personne avec qui partager ce qui faisait de Lisy ce qu'elle était. Alba avait brisé son coeur qu'elle même avait aidé à réparer. Il ne restait plus qu'un énorme trou dans sa poitrine, si lourd à porter, que même aujourd'hui encore elle en faisait des cauchemars.
Où était-elle ? Pourquoi l'avait-elle abandonnée elle aussi ?
Toutes ces questions qui n'auraient jamais de réponses.
Lisy l'avait appelée, en vain, des centaines de fois. Ecrit des lettres, toqué chez elle. Alba s'était volatilisée. Et avec elle, la confiance, la joie, les souvenirs. Elle était arrivée pour combler le peu d'espoir de la jeune Elizabeth, et elle était repartie comme un raz de marée, emportant absolument tout sur son passage. Elle avait même emporté la douleur. Car dorénavant, Lisy ne ressentait plus rien.
Cependant, lorsque Liam lui aussi avait commencé à s'éloigner, la douleur était revenue. Lisy avait pensé qu'il pourrait combler le vide laissé par Alba. Alors elle avait de nouveau placé de la confiance et de l'espoir en lui, essayé de partager des choses qu'elle ne pouvait plus partager avec sa meilleure amie depuis trois ans. Mais lui aussi, encore une fois, il l'avait abandonnée.
C'était simple. Elle rencontrait, elle s'attachait, elle se retrouvait seule. Comme si une force maléfique lui arrachait les gens qu'elle aimait au pire moment. A chaque fois.
Surtout qu'elle savait. Lisy savait qu'elle ne le méritait pas. Elle avait toujours tout donné aux autres. Elle s'était impliquée jusqu'à s'oublier elle même, car les autres comptaient plus. Mais elle n'avait rien en échange. Du moins, si c'était pour finir seule, elle préférait ne rien entamer du tout. Car à chaque fois qu'elle essayait, c'était son cœur qui en pâtissait toujours plus.
Elle était gentille, trop gentille même. Une sorte de robot aux yeux des autres, qui ne ressentait rien, ni la joie ni la douleur. Une sorte de dossier sur lequel se reposer, un mouchoir qu'on jetait à la poubelle sans penser aux conséquences. Car Lisy ne montrait jamais qu'elle allait mal. Alors les gens pensaient qu'elle n'avait pas de cœur, pas de sentiments, qu'elle n'était qu'une coquille vide. Les gens, à cause de sa gentillesse, finissaient par en oublier qu'elle était simplement humaine.
Elle pouvait continuer de se leurrer et continuer de chercher. Chercher quelqu'un qui ne l'abandonnerait pas. Quelqu'un qui resterait enfin avec elle au long terme. Ou au moins quelqu'un qui partagerait enfin de nouveau les choses qu'elle voulait partager avec les autres. Mais elle n'était pas stupide. Elle savait que jamais personne ne pourrait remplacer Alba.
Alba était son rayon de soleil, sa confidente. Elle était celle avec qui elle pouvait tout dire, tout faire. Elle l'avait sauvée, et elle aurait aimé passer le restant de sa vie ainsi, avec elle.
Mais Alba était partie.
*
Quelques jours plus tard, sur le chemin des courses, Lisy se rendit compte de la chaleur accablante de l'après midi lorsque sa tête se mit à tourner. Elle leva les yeux vers le soleil brûlant à son zénith, et poursuivit sa route en longeant les façades des maisons. Elle aimait bien aller faire ses courses à pied, la marche lui permettait de réfléchir. Parfois elle mettait une musique triste dans ses oreilles et elle la fredonnait sur le chemin, et elle finissait toujours par pleurer en arrivant au supermarché. Puis au retour, fatiguée de pleurer, elle mettait la musique la plus dynamique possible et elle faisait tourner son sac plein dans ses mains en se dandinant sur le trottoir. Il lui arrivait de perdre quelques rouleaux de papier toilette en chemin.
Et certaines fois elle préférait le calme de la rue pour réfléchir sereinement. Ses pensées dans ces moments là, revenaient souvent au même point.
Que faisait Alba ? Qu'était-elle devenue ? Avait-elle trouvé de nouveaux amis plus intéressants que Lisy ? L'avait-elle remplacée pour de bon ?
Pourquoi la veille de sa disparition avait-elle envoyé ce message si significatif.
"J'ai hâte de te revoir bientôt".
C'était ce qui restait le plus dur dans une séparation. L'idée que la personne vivait toujours, mais vivait sans nous à ses côtés. Partageait des choses, et riait avec d'autres personnes. Qu'elle était là, sans qu'on puisse l'atteindre.
Lisy esquiva un lampadaire du justesse et accéléra le pas pour ne pas avoir à ressortir du supermarché à la nuit tombée.
Au passage piéton, elle doubla deux filles qui riraient avec complicité en se tenant la main. Les joues rouges, elle baissa les yeux et traça sa route. Comme toujours, elle passa devant le restaurant où Alba et elle avaient l'habitude de venir manger. Elle évita d'en regarder l'intérieur. Elle ne s'aventurait même plus dans la galerie de son téléphone, de peur de voir ressurgir des souvenirs douloureux qu'elle n'avait jamais eu la force de supprimer. Tous les cadeaux, toutes les lettres, toutes les choses qui lui faisaient penser à Alba demeuraient encore chez elle. Mais tous ces objets étaient fermement gardés hors de sa vue, dans une boite au fond d'un placard. Elle savait qu'elle ne la retoucherait plus jamais, mais elle ne la jetait pas.
Il y avait d'autres choses dont elle ne pouvait pas se débarrasser. Le lit dans lequel elles avaient pu dormir toutes les deux, la table où elles avaient mangé, les recettes qu'elles avaient préparé, les endroits par lesquels elles étaient passées, les lieux qu'elles avaient visité, bras dessus, bras dessous. Les chansons qu'elles avaient chanté, les films qu'elles avaient regardé, les films qu'elles avaient prévu de regarder, les endroits qu'elles avaient prévu de visiter.
Tout ça. Tout ça la terrifiait. Pendant longtemps elle n'avait pas pu écouter certains airs, ni regarder certains films, ni manger dans certains restaurants, refaire certaines recettes, marcher sur certains sentiers, visiter certaines villes. Elle avait eu l'impression de devenir folle.
Pour aller au centre ville depuis chez elle, il fallait toujours passer par une petite ruelle. Lisy l'empruntait tous les jours, à l'aller comme au retour. Elle n'aimait pas rentrer trop tard le soir, car cette rue n'était pas éclairée, et personne n'y venait jamais. Elle pouvait la contourner, mais le détour n'en valait pas assez la peine. C'était la première rue avec un pont qui passait par dessus la voix ferrée. Sinon il fallait marcher jusqu'à la gare ou jusqu'au passage à niveau le plus proche.
Au moment d'arriver en haut des marches de la passerelle, elle aperçut une ombre. Quelqu'un attendait sur le pont, ou regardait passer les trains. Lisy préféra garder les yeux rivés au sol pour ne pas avoir à croiser le regard de l'inconnu. Cependant, une sensation familière la saisit. Comme une vague, qui remontait le long de son corps. Un parfum, une image, un souvenir, un son. La sensation était si violente qu'elle ralentit, entendant résonner en elle tous les battements frénétiques de son cœur. L'atmosphère déjà lourde devint encore plus chaude. Sa peau brûlait, elle voulait se débarrasser de cette sensation. Elle la prenait aux tripes, lui retournait l'estomac, empêchait ses jambes d'avancer.
Ces chaussures...ces chaussures là sur la passerelle, tournées vers la gauche, immobiles, elle les reconnaissait. Ces semelles épaisses, ce cuir noir. Elle remonta le long du pantalon noir, s'arrêta sur la ceinture métallique, et sentit son cœur exploser dans sa poitrine. Elle retint un haut le cœur. La chaleur était insupportable, et le regard qui était posé sur elle aussi.
Sous une veste en cuir noir, les coudes posés sur le rebord de la barrière, la tête tournée vers Lisy, se trouvait une jeune femme. Les cheveux courts, l'allure de garçon manqué, des boucles d'oreille en argent pendant sur les épaules, un regard bleu d'une intensité bouleversante caché par des mèches brunes qui se rebellaient sur son front. Le soleil et le ciel azur illuminaient son teint pâle. Son visage mélangeait surprise et indifférence, sous ses sourcils fins. Elle accorda un dernier regard à Lisy puis se redressa, réajusta sa veste sur ses épaules, et marcha dans sa direction. Lisy sentit un souffle soulever ses cheveux châtains sur son passage, et sans se retourner, elle devina la jeune femme en train de descendre nonchalamment les escaliers derrière elle, et disparaitre dans la ville.
Elle l'aurait reconnue entre mille. Car c'était Alba. Un train passa sous les pieds de Lisy, la passerelle trembla sur son passage et le klaxon ne la fit même pas sursauter. Elle n'avait rien entendu.
Elle l'avait regardée, elle l'avait frôlée de son épaule, et elle était partie. Sans un mot, sans un regard supplémentaire. Et Lisy l'avait laissée s'évaporer une deuxième fois.
Elle arriva au supermarché dégoulinante, le cerveau bouillonnant, les muscles lourd, et l'estomac complètement retourné. Peut être qu'elle ne l'avait pas reconnue. Elle était seulement là au bord du pont, tranquillement en train de contempler les trains qui passaient, et elle avait été surprise par une fille, l'air paumé, qui l'avait dévisagée elle ne savait trop comment. Normal qu'elle soit partie sans demander son reste. Elle n'avait pas fui, non, pourquoi aurait-elle fui ? Lisy avait changé depuis trois ans. Elle avait coupé ses cheveux, changé de style vestimentaire, elle prenait plus soin de son apparence et elle s'était même fait une couleur.
Elle voyait la foule entrer et sortir par les portes automatiques. La chaleur du goudron lui saisissait la jambes, elle fut prise de vertige. Sachant pertinemment qu'elle ne rentrerait jamais en un seul morceau, elle posa son sac de course et sortit son téléphone.
Liam la récupéra quelques minutes plus tard sur le parking de la supérette et elle s'effondra sur le siège passager.
- Tout va bien ?
- J'aimerais rentrer chez moi, grogna-t-elle en sentant un mal de crâne terrible la saisir.
Affalée sur l'appuie-tête, les yeux fermés, elle devina le regard de son petit ami posé sur elle, jusqu'à ce qu'il démarre sans poser plus de questions.
Elle ne lui avait pas parlé d'Alba. Jamais. Elle aurait pu le faire si leur relation s'était approfondie. Elle aurait pu lui en parler. Mais actuellement, c'était absolument hors de question.
- Je t'avais dit de sortir le matin, il fait trop chaud pour se balader en plein soleil l'après midi, souffla-t-il.
Lisy écoutait ses réprimandes sans répondre, car elle entendait dans sa voix qu'il était inquiet. Bercée par le mouvement de sa voiture, elle faillit s'endormir au moment où il freina brusquement devant l'entrée de son appartement.
- Ça ira ?
Il ne lui proposa même pas de l'accompagner ou de rester avec elle. Abruti.
Lisy hocha la tête avec nonchalance et claqua la portière sans demander son reste, gravit les marches du perron, monta jusqu'au deuxième étage, ouvrit la porte de son petit appartement et se laissa tomber sur son lit. Comme elle ne supportait pas de dormir avec un corps aussi poisseux, elle se fit violence pour marcher jusqu'à sa douche, se glissa dans son pyjama, et s'endormit instantanément.
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