XXXIV-LA DEPRIME
- Alors maman, tu lances les dés, oui ou non ?
Nous sommes toutes les trois, Anna, sa fille et moi, assises devant une partie de Catane. Alice adore ce jeu de société. Et du haut de ses huit ans, elle est d'ailleurs en train de nous battre à plates coutures, sa mère et moi, avec toutes ses colonies déjà construites. Mais tout de suite, elle parait contrariée, je l'entends pousser un grand soupir.
- Amélie, je crois que maman est encore partie dans son monde ...
J'adresse un sourire las à Alice. Elle loge chez moi avec sa mère depuis quelques jours déjà ; elles se sont installées ici suite à ma proposition dès que la seconde pause du Tour a débuté. Nous sommes un peu à l'étroit dans mon petit appartement, mais nous avons tout de même réussi à leur aménager un espace intime pour dormir dans un coin du séjour. Je suis heureuse de pouvoir les accueillir chez moi toutes les deux. Les soirées en leur compagnie sont plus agréables. Par ailleurs, ce séjour improvisé sonne comme un petit air de vacances pour Alice, même si elle se rend encore chaque jour de la semaine à l'école, en ce mois de juin. Heureusement, le trajet depuis chez moi jusqu'à son établissement scolaire est à peine plus long qu'habituellement.
Mais si j'ai proposé à Anna de passer une semaine à la maison, c'est avant tout parce ce que je m'inquiète beaucoup pour elle. Depuis sa rupture avec Matthew il y a un mois, mon amie n'arrive pas à remonter la pente ... Lorsqu'elle a posé ses valises chez moi vendredi dernier, elle n'a pas attendu d'être hors de vue d'Alice et s'est effondrée dans mes bras en pleurant ... Elle était anéantie, portant le poids de son chagrin refoulé en elle depuis trop longtemps, visiblement. Et aujourd'hui encore, elle est marquée physiquement par cette épreuve. Le visage de la jeune femme a perdu toute joie de vivre, pâle, les traits tirés, le regard terne. J'ai remarqué aussi qu'elle a maigri. Elle a perdu l'appétit et rechigne à manger malgré mes efforts pour lui concocter de bons petits plats.
Les premiers jours après son arrivée, je ne m'inquiétais pas plus que ça de son état. Je m'attendais à la voir ainsi déprimée ; continuer à travailler aux côtés de Matthew pendant plusieurs semaines après les événements l'avait certainement éprouvée. Toutefois, à présent, même loin du chanteur et malgré la présence de sa fille à ses côtés, la jeune femme continue de 'dépérir' presque de jour en jour. Au début de son séjour chez moi, Anna broyait souvent du noir, et avait les nerfs à fleurs de peau. Elle ne pouvait s'empêcher de fondre en larmes pour des broutilles. Mais depuis deux ou trois jours, son état a empiré et devient plus alarmant. En effet par moments, Anna passe par des phases où elle se mure dans le silence et semble se désintéresser complètement du monde qui l'entoure. Dans ces moments-là, mon amie se renferme sur elle-même, ne réagissant plus à aucun de nos efforts pour la réveiller, au grand désespoir d'Alice ... Tout cela ressemble fort à une dépression. Et je me sens totalement impuissante ...
J'observe la jeune femme, déconcertée. Une fois encore, elle s'est retranché dans un silence préoccupant, le regard perdu dans le vide. Alice tente de la sortir de son apathie en tirant doucement sur la manche de son vêtement, mais la mère reste indifférente à ses tentatives, et regarde sa fille avec une expression vide. Ce triste tableau me serre le coeur. Il faut absolument que je trouve une solution pour leur venir en aide à toutes les deux. La vie ne les a déjà pas épargné jusqu'ici, elle méritent d'être plus heureuses ...
Mais que puis-je faire ? Jusqu'ici aucun réconfort, aucune distraction n'a eu d'effet sur Anna. En outre, je sais parfaitement que tout ce que je pourrais tenter est vain ... Je ressens ce désespoir profondément ancré en elle, qui se nourrit de toutes ses forces vitales. Et Anna ne semble même pas vouloir être sauvée, elle accepte son sort sans se battre. J'ai tenté plusieurs fois de lui ouvrir les yeux sur son état, et de la convaincre de réagir, d'aller consulter son médecin ... Rien à faire, lorsque j'aborde ces sujets, elle se mure invariablement dans ce silence obstiné. Il va être compliqué de lui venir en aide.
- Amélie !!
- Oui, mon ange ?
- Comment je vais faire moi, pour me rendre à mon spectacle ? Maman ne veut pas m'écouter !
Je reporte mon attention sur la petite fille. Elle est désemparée. Cela fait plusieurs jours qu'elle me décrit en long et en large le rôle de sirène qu'elle doit interprêter pour le spectacle de fin d'année de l'école sur le thème de la mer, concocté avec sa classe ... 'ironie du sort', songé-je ... Le spectacle d'Alice de cette année aborde l'épopée d'Ulysse, et en particulier, l'épisode où il lutte contre les sirènes tentatrices qui lui susurrent une sérénade envoutante, dans le but de l'attirer et l'emporter avec elles vers les fonds marins. Je doute qu'Anna soit réceptive à ce genre d'aventures en ce moment.
- Ne t'inquiètes pas trésor, je vais t'y conduire. On va d'ailleurs y aller toutes les trois avec ta maman. Quand est-ce qu'il a lieu, déjà ?
- Mais ... c'est aujourd'hui ! On a rendez vous à l'école, en début d'après-midi !
- Aujourd'hui ?? Tu es certaine ? Anna m'avait parlé de samedi prochain, il me semble ...
- Non ! C'est aujourd'hui, l'école l'a reporté au 9 juin ... je lui ai dit plusieurs fois ... Mais maman ne retient rien, en ce moment.
Je distingue du coin de l'oeil un mouvement. Je tourne la tête vers Anna. Elle a repris des couleurs, et remue les lèvres, j'ai l'impression qu'elle revient tout à coup à la vie ... Elle cligne des paupières comme si elle se réveillait d'un mauvais rêve.
- Q-Quoi ... Marmonne-t-elle. Le 9 juin ...
Le visage d'Alice s'éclaire en entendant les paroles de sa mère.
- Oui, maman !! Le 9 juin, c'est aujourd'hui ! C'est le jour de mon spectacle !
- Le 9 juin, murmure pensivement Anna. Elle est perdue dans ses réflexions. C'est l'anniversaire de Matt, le 9 juin ...
Je m'assombris, et je peux lire la déception d'Alice sur son visage. Visiblement, mon amie ne songe pas au spectacle de sa fille ... La seule chose qui peut la faire réagir en ce moment, c'est Matthew.
Je sais depuis quelques temps déjà, en sondant Anna, que le seul remède à son chagrin est de reconquérir le cœur de son chanteur. Rien d'autre ne parviendra à lui redonner goût à la vie si ce n'est retrouver son Matthew. Mais comment pourrait-elle s'y prendre. Après tout ce qui s'est passé, et la présence de la fiancée de Matthew, cela parait compromis ...
Puis une idée prend forme dans mon esprit ... Et si il y avait un autre moyen pour elle de récupérer son amour perdu ... Maintenant que j'y songe, ce moyen existe ... Une solution qui pourrait tout arranger ... Et qui ne ferait souffrir personne. Si cela fonctionne bien sûr. Et cette solution, c'est moi qui la détient, à présent.
Pourquoi pas ... Je réfléchis en regardant distraitement Anna qui plonge à nouveau dans sa torpeur, tandis qu'un plan prend forme dans mon esprit. C'est une idée ... intéressante ... excitante même. Une idée qui pourrait marcher, je le sens. Peut-être même la seule idée qui pourrait redonner de l'espoir à Anna, à vrai dire ...
Mais je frémis soudain. Ai-je le droit de lui en parler ... N'est-ce pas risquer de la voir devenir plus malheureuse encore, si cela échoue ? Car, si j'admet que l'idée est bien tentante, elle est avant tout dangereuse.
Terrifiante même ...
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