Après avoir effectué une toilette rapide, je sors de la salle de bain et me dirige vers la penderie de notre chambre à coucher. 

- Anna ... Tu peux m'expliquer ce que c'est que ça ?

Je me tourne vers Cédric, qui est toujours assis au milieu des draps, sur le lit. Il  brandit le vieux journal d'Amélie dans ma direction, avec un air suspicieux. Mon coeur fait un bond dans ma poitrine. 'Merde, j'ai oublié ce foutu bouquin ...'

- Heu ... Ce n'est rien. C'est juste un vieux livre sans importance ... qu'Amélie a oublié chez nous lorsqu'elle est passée hier ...

- Tiens donc ! J'ignorais que ton amie était venue ici hier. Tu ne m'en as pas parlé. Et pourquoi ce "truc" est dans notre lit ?

- J'ai dû le feuilleter hier soir quand je me suis couchée et je l'ai laissé là en m'endormant, c'est tout ...

Cédric m'observe avec attention. J'arbore un air détaché. J'espère être convaincante ... et surtout j'espère effectivement m'être couchée avant lui la veille ... Il va falloir que je sois plus prudente que ça, à l'avenir. Mais, au bout de quelques secondes interminables, Cédric finit par poser le livre sur la table de nuit et s'enfonce à nouveau sous les draps.

- Dis-lui de ne plus laisser trainer ses affaires chez nous, à l'avenir ... Tu sais que je t'ai interdit de ramener ici tous ces objets étranges dont vous raffolez toutes les deux. C'est tellement ridicule, toutes ces histoires abracadabrantes dont elle t'abreuve, ma pauvre Anna. Et ça pourrait avoir une mauvaise influence sur Alice, à force ... 

Serrant les dents, je récupère le livre, m'habille rapidement et quitte la chambre. Je suis hors de moi. Comment ose-t-il me sermonner au sujet de l'influence d'Amélie sur notre fille. Alors qu'il ne s'est jamais préoccupé d'Alice, lui, son propre père ... J'avais oublié à quel point il était devenu cynique avec moi, la dernière année de notre relation. J'essaie de me calmer et me remémore les bons conseils de mon amie ; ne pas tenter d'actions en vue de me venger de lui.

Cela risque d'être un peu plus compliqué que je ne l'imaginais.

                                                *****

- Maman !  ... Tu marches trop vite !!!

-Oh ! Excuses moi ma chérie ...

Tirée de mes réflexions, je me retourne vers Alice, et remarque que je la traine littéralement par la main sur le trottoir ... J'ai perdu l'habitude de marcher avec une fillette de quatre ans. A presque neuf ans, c'est plutôt elle qui court devant moi la moitié du temps ... Il faut que j'arrête d'être aussi stressée. Je ralentis le pas et me dirige avec elle vers son école.

Un peu plus tôt ce matin, je suis allée réveiller ma fille dans sa chambre pour le petit déjeuner. Je m'étais préparée mentalement à trouver une fillette de quatre ans au lieu de ma grande puce, mais malgré cela, j'ai été toute émue de la redécouvrir si petite ... J'avais oublié comme elle ressemblait encore à un bébé, à cet âge. Confiante et insouciante dans sa petite vie toute neuve,  inconsciente de ce que le sort lui réserve d'ici peu avec la séparation de ses parents, puis quelques années plus tard avec cette maudite maladie ... 

Le cœur empli d'émotions, je n'ai eu d'yeux que pour elle, en admiration depuis son réveil jusqu'à maintenant ; attendrie tandis qu'elle mangeait ses céréales en renversant la moitié du lait sur la table ; fière en l'observant appliquer la pâte dentifrice toute seule sur sa brosse à dent ; amusée de la voir s'y reprendre à cinq fois pour nouer les lacets de ses petits souliers ; et touchée maintenant qu'elle me fait un gros baiser sonore sur la bouche devant la porte de sa classe ... J'essuie quelques larmes discrètement en lui faisant un signe de la main, alors qu'elle se précipite pour rejoindre ses camarades dans la salle de classe. 

Lorsque de retour à la maison je referme la porte de notre appartement, je constate avec soulagement que Cédric est parti. Il s'est rendu au tribunal pour la journée et je devrais être seule jusqu'en milieu d'après midi, lorsque je devrais chercher Alice à la sortie de sa classe.

Après avoir mis l'eau à bouillir pour le thé, je déambule sans but précis dans notre appartement, et des souvenirs de mon ancienne vie me reviennent en tête alors que je flâne d'une pièce à l'autre ; je m'arrête un instant pour observer  les photos de Cédric, moi et Alice dont les cadres sont exposés sur la cheminée du séjour ; je souris en reconnaissant des jouets jonchant le sol de la chambre d'Alice ; je glisse mon doigt le long des livres rangés dans la grande bibliothèque de notre chambre et je rédécouvre nos lectures passées, mes romans préférés aux pages cornées, les piles de revues juridiques de Cédric, la collection de livres d'art et d'histoire dénichés lors des foires aux livres que nous adorions arpenter Cédric et moi, lorsque nous nous sommes connus ... 

A la vue de tous ces témoignages poignants du quotidien, de cette accumulation de petits objets qui composaient notre vie à tous les trois, je ressens une immense tristesse m'envahir. Tout ce que je retrouve ici me rend nostalgique et m'évoque une telle mélancolie que j'ai l'impression de recevoir un coup de poignard dans l'estomac à chaque nouvelle anecdote du passé qui me revient. Et l'espace d'un instant, je me surprend à regretter cette vie de famille qui me manque tant, je voudrais la revivre pour de bon ... Un univers rassurant et stable, une famille épanouie, un compagnon aimant et une petite fille entourée de l'amour de ses deux parents, un petit nid douillet confortable et rempli de joie de vivre ... Tout ce qu'on s'était promis, Cédric et moi, lorsqu'on s'était installé ici.

Mais je sais bien que tout ça n'est qu'un rêve. Ce que nous avons construit à travers notre couple, ce simulacre de vie conjugale harmonieuse et sans nuage comme semble en témoigner l'atmosphère de cet appartement, va bientôt voler en éclat lorsque Cédric m'annoncera qu'il me quitte parce qu'il n'arrive pas à assumer une vie avec un enfant ... En y songeant, une rage profonde m'étreint. Tout à coup, je ressens une furieuse envie de gifler cet homme qui nous a fait tant de mal, à Alice et moi ...

Le sifflement de la bouilloire me ramène au présent, et ravalant mes larmes de colère je me dirige vers la cuisine pour préparer ma tasse de thé.

'Cesses de regretter le passé, ça n'en vaut pas la peine. Concentres-toi sur ton objectif, Anna ... Tu es revenue ici pour une seule chose.'

Et forte de cette résolution, je me focalise sur le plan qu'Amélie et moi avons établi avant mon départ. Afin de pouvoir approcher Muse, j'ai délibérément choisi cette date en fin d'année 2014 car je sais que le trio se produit à Paris deux semaines plus tard dans une célèbre émission télévisée animée par le présentateur Nagui. Lui-même fan du groupe, il a proposé à ses téléspectateurs une émission spéciale dédiée aux trois musiciens, qui fêtent cette année leur vingt ans de carrière avec Muse. Je me souviens que lorsque j'avais découvert l'information sur le site du fanclub officiel français du groupe à l'époque, j'avais téléphoné à Amélie dans la foulée pour lui apprendre la nouvelle, toute excitée ... 

Et pour marquer les vingt ans du groupe, le fanclub avait décidé d'organiser un jeu-concours exceptionnel à l'attention des fans français. Le concours consistait à répondre à un quizz d'une dizaine de questions accessibles directement sur le site du fanclub. Puis à l'issue d'un tirage au sort entre les candidats ayant répondu correctement à toutes les questions, les heureux vainqueurs se voyaient offrir une place parmi le public dans l'émission de Nagui, ainsi qu'une séance exclusive d'autographes avec les trois musiciens à l'issue de l'interview. Une véritable aubaine à l'époque, pour moi qui n'avait jamais eu l'occasion de voir le groupe sur scène ou ailleurs. J'avais bien évidemment participé au concours mais je n'avais pas été sélectionnée pour le tirage au sort, faute d'un nombre de bonnes réponses suffisant. 

Je me souviens des questions qui était particulièrement ardues. Afin d'effectuer une première sélection conséquente avant le tirage au sort, le fanclub avait décidé de ne pas proposer des questions sur le groupe de rock lui-même, car de nombreux fans auraient été incollables, mais plutôt sur des domaines variés faisant intervenir la culture générale. En outre, le questionnaire devait être rempli en ligne avec un temps de réponse très limité pour chaque question. Et certaines questions s'étaient avérées si difficiles qu'aucun participant n'était parvenu à trouver toutes les bonnes réponses. Donc contrairement à ce qui était prévu au départ, le tirage au sort ne s'était effectué qu'avec des candidats ayant moins de dix bonnes réponses. 

Aujourd'hui, j'ai donc l'occasion inespérée de tenter une seconde fois ma chance ... Mais avec un avantage de taille cette fois. Car si à l'époque, certaines questions du concours m'avaient posé problème, je détiens désormais toutes les réponses. Et comme je serais en toute logique la seule candidate à répondre correctement aux dix questions, je suis certaine à présent d'être sélectionnée sans passer par le tirage au sort ... De la triche, me direz vous ? Oui, on peut dire ça. Mais que la personne qui, se trouvant dans ma position, ne participerait pas malgré tout me jette la première pierre ...

Je sais que le questionnaire doit être disponible en ligne à dix heures pile ce matin même, et il ne restera accessible que jusqu'à midi. Alors, avec la même excitation que quelques années auparavant, mais moins d'appréhension cependant, je m'installe devant l'ordinateur de notre bureau afin d'être parmi les premiers candidats à accéder au questionnaire.