XCVII-L'AMERTUME
J'ai l'impression d'avoir reçu un coup de massue sur la tête. La fille aux cheveux de feu me dévisage, un demi-sourire aux lèvres, triomphante. Elle se délecte de l'effet de ses révélations sur moi ... Et elle aurait bien tort de ne pas en profiter car ma réaction est éloquente ...
Je la fixe sans pouvoir prononcer un mot, les bras ballants et la bouche en O. Le corps inerte, mon cerveau fonctionne néanmoins à toute allure. Dans un premier temps, mon esprit veut tout rejeter en bloc, cherchant la faille dans ses propos ... Cette femme est une vipère et ses déclarations ne peuvent être qu'un tissu de mensonges ... Non, Matthew ne s'est pas rendu chez Simone la semaine passée, il se trouvait chez moi à Bagnolet ... Il me l'aurait dit n'est-ce pas ? Il m'a soutenu lui-même n'être venu que pour moi. Je me souviens mot pour mot des paroles du chanteur. Elle résonnent dans mon crâne inlassablement, comme pour me persuader de leur sincérité ...
"J'avais envie de faire un petit coucou à une nouvelle amie ..."
"Je suis venu jusqu'ici juste pour te revoir ..."
"...Tu m'as bien plus captivé que ces deux groupies ..."
" Tu es la première fille pour qui je suis prêt à faire tout ce chemin rien que pour être avec elle"
Il avait l'air si heureux de me revoir ... si sincère ... Matthew n'est pas ce genre d'homme, il ne s'est pas joué de moi ...
N'est-il "vraiment" pas ce genre d'homme ?
Malgré moi, peu à peu un autre scénario se bâtit dans ma tête et sème le doute dans mon esprit. Aurait-t-il servi le même discours à Simone qu'à moi ? Pourrait-il être revenu à Paris pour nous voir toutes les deux, faisant miroiter à chacune que nous étions la seule et l'unique à ses yeux ... Et ceci afin de nous attraper l'une et l'autre dans ses filets ?
Plus je ressasse cette hypothèse et plus elle me paraît plausible ... Probable même. Mes soupçons sur la bonne foi de Matthew le soir du festival étaient donc fondés en fin de compte. Je me suis fiée à lui, en considération de l'homme que j'ai connu à l'avènement de ses trente ans ou à l'aube de la quarantaine, mais en réalité celui en qui j'ai placé ma confiance n'est aujourd'hui guère plus raisonnable qu'un gosse. Il faut que j'accepte d'ouvrir les yeux et le voir comme il est à vingt-cinq ans ; la séduction est un divertissement pour lui et le vivier de ses admiratrices constitue son terrain de jeu. Comment ai-je pu être aussi naïve ...
Maintenant que tout prend son sens, une rage sourde me ronge, mon cœur n'est plus qu'un vaste désert. Je me suis bel et bien leurrée sur les intentions du chanteur à mon égard ; il a profité d'une étape à la capitale pour passer du bon temps avec deux fans, comme cela doit se produire souvent lorsqu'il voyage, j'imagine ... D'après les propos de la jeune femme sur le rancard dont ils ont convenu ensemble au festival, il est d'ailleurs probable que la "cible" principale de Matthew ait été Simone et que je n'ai représenté que la distraction subsidiaire ... Je ferme les yeux, au chagrin s'associe une profonde rancœur. La petite brune en amuse-gueule et la plantureuse rouquine comme plat de resistance, c'est bien ça Matt ?
Je ravale ma colère et reste de marbre devant Simone. Les poings serrés à m'en planter les ongles dans la chair, je déploie tous mes efforts pour ne rien laisser paraître et me composer l'expression la plus imperturbable possible. Même si je suis dévastée intérieurement, je tiens à garder ma dignité autant que possible et pour rien au monde je ne voudrais faire cadeau du spectacle de mon désespoir à cette fille. A présent, la difficulté va consister à vivre les prochaines heures sans rien montrer de mes tourments ... Tout compte fait, la soirée ne sera pas aussi réjouissante que prévu ...
Mes camarades s'intallent à mes côtés près des barrières et les conversations se poursuivent, ponctuées de rires. Mais je suis hermétique à leur bonne humeur désormais. Timothée tente à plusieurs reprises de m'intégrer aux discussions, mais en vain. Je me détache mentalement de tout ce qui m'entoure, je veux être seule à ruminer mon humiliation. J'entends les deux filles prononcer plusieurs fois le nom de Matthew, elles font l'éloge de ses talents, de son jeu sur scène, de lui tout court ... Et j'entend les garçons les taquiner gentiment. Je détourne la tête et focalise mon attention sur les conversations d'un autre groupe de fans à ma droite, écouter un mot de plus à propos du chanteur est au-dessus de mes forces ...
Quelques minutes ont passé et j'essaie toujours de cacher mon chagrin sous un air détaché quand tout à coup je distingue un mouvement du coin de l'œil de l'autre côté de la scène. Dans le même temps, une clameur s'élève parmi les premiers rangs du public et mon sang se fige dans mes veines quand je réalise enfin ce qui se passe. Apparu de nulle part, Matthew se tient accroupi au fond de la scène, tentant en vain de rester discret. Je le vois scruter l'assistance d'un mouvement de tête circulaire. Il se trouve à une quinzaine de mètres de notre groupe mais je remarque tout de suite le changement. Une part de moi note avec amertume qu'il y a tout de même un point sur lequel il n'a pas menti lors de sa visite chez moi la semaine dernière ... Il a effectivement changé sa couleur de cheveux. Au bleu flamboyant qu'il arborait fièrement lors du concert à Saint-Cloud se substitue aujourd'hui le châtain naturel que je lui connais bien ...
Indifférent aux fans qui crient son nom, ses yeux parcourent les premiers rangs du public, jusqu'à ce qu'il aperçoive notre petit groupe appuyé contre les barrières. Avec un grand sourire, il se hisse alors sur ses jambes et s'approche de nous, suivi d'un personnel de la sécurité, semble-t-il. Le public autour de nous est au comble de l'effervescence quand enfin il s'arrête devant nous. Des cris hystériques de filles derrière moi me vrillent les tympans et elles m'envoient quelques coups de coude en gesticulant, mais Matthew ne leur accorde aucune attention. Il se baisse à notre hauteur au bord de la scène et ses yeux s'attardent un instant sur moi, avant d'embrasser du regard tout le groupe.
- Hey guys ! Ca va ? Fait-il avec un petit signe de la main.
- Hey Matt ! S'exclament en cœur tous mes camarades, ainsi que d'autres fans autour de nous d'ailleurs ...
Puis chacun y va de son mot d'encouragement pour le show. Matthew répond par un "merci" ou un signe de tête distrait à tous, mais son attention reste focalisée sur moi et il me lance quelques coups d'œils successifs, de plus en plus perplexe. Je l'observe le visage fermé. Je suis la seule à n'avoir pas dit un mot, il s'en est rendu compte et apparemment ça le chagrine. Le technicien à ses côtés s'impatiente et fait signe au chanteur de regagner les coulisses. Matthew s'apprête à rebrousser chemin, mais le dos tourné je le vois hésiter un instant. Puis d'un mouvement brusque, il s'accroupit à nouveau devant moi.
- Tu seras avec les autres après le concert ? Me demande-t-il spontanément. Ils doivent passer nous voir ...
Le tumulte des fans autour de moi couvre presque le son de sa voix mais j'ai bien saisi sa question. Je prends le parti de rester muette, mais mon esprit se brouille sous son regard. Depuis que j'ai reconnu Matthew au fond de la scène, je m'étais pourtant astreinte intérieurement à ne pas lui adresser la parole ni même un sourire. Mais à présent sa proximité, ses yeux plein d'espoir, sa voix soucieuse fissurent le masque d'indifférence dont je me suis affublée. Je voudrais pouvoir lui faire du mal comme il m'en a fait ... Mais tout l'amour que je lui porte m'en empêche. Je voudrais pouvoir lui répondre par un "non" ferme et cinglant, mais face à lui je sens déjà ma rancœur s'évaporer ...
Et à cet instant, c'est moi-même que j'aimerais gifler alors que je m'entends balbutier du bout des lèvres :
- Je ... je ne sais pas, Matthew ...
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