Le concert vient de débuter et le public est déjà conquis par la performance scénique de Muse. La foule se serre près de la tribune et forme une marée humaine qui interagit avec la musique. Elle ondule sur les lignes de basse envoûtantes de Christopher. Elle frissonne aux sons distordus poussés par la guitare de Matthew. Elle saute en rythme avec la batterie puissante de Dominic. Elle s'anime sous les doigts agiles du trio, comme une marionnette prend vie entre les mains de son marionnettiste ... Enfin elle vibre sur les modulations de la voix incroyable de son chanteur.

Et moi je suis bouleversée ... La jeunesse, l'énergie de Matthew me renversent. Pourtant je l'ai vu sur scène tellement de fois ces derniers mois ... Mais ce soir, ce n'est plus le même homme, il est encore plus fougueux, survolté. Le contraste est fort et subit, je ne suis pas certaine de le reconnaître. Pourtant ses traits, ses mimiques sont semblables et son pouvoir d'attraction reste le même, mais il dégage quelque chose de différent sur scène qui m'intimide. Je suis si troublée que je commence à douter de la réussite de cet ultime voyage. Je me sens si vieille tout à coup, je ne suis plus certaine d'être à ma place, ni d'avoir pris la bonne décision. Comment ai-je pu penser un instant parvenir à séduire ce gosse surexcité et insouciant juste après un concert ... Alors que je n'ai pas pu me lier à lui des années plus tard, que ce soit en le cotoyant plusieurs jours ou même en plusieurs mois. Devant ce constat amer, je sens mes espoirs m'échapper ... 

Fort heureusement, l'émulation de la foule qui m'entoure parvient peu à peu à me réanimer, comme un feu nourricier. Les festivaliers autour de moi s'époumonnent en hurlant le refrain de Muscle Museum, le poing levé comme si leur vie en dépendait, et bientôt je me laisse emporter par l'engouement des fans et je reprends en cœur les paroles avec eux  ... Et je sens ma détermination reprendre vie avec moi. Quelques minutes plus tard, regaillardie, je saute au rythme de la musique et je ne vois de nouveau plus que Matthew et tout ce qui me plaît en lui, son excentricité, sa générosité ... Il chante et joue avec ardeur et embrase le public en même temps que mon cœur. A l'intérieur de moi un tendre espoir fleurit à nouveau. Son image m'émeut comme au tout premier jour, je voudrais pouvoir lui crier que je l'aime. Manifestement je ne suis pas la seule, certains fans n'hésitent pas à le faire autour de moi d'ailleurs ... 

Je sais maintenant que la passion que je lui porte peut traverser le temps, chacune de nos retrouvailles l'a ravivé et l'a fait grandir un peu plus ... Alors si mon amour pour lui est assez fort pour franchir les barrières du temps sans s'essouffler, est-il si insensé de penser que celui de Matthew pour moi le peut tout autant ? Je veux y croire. 

Je l'admire encore et encore et mon esprit s'égare. La foule disparaît, je suis devant lui alors qu'il joue et chante pour moi seule ... Mes divagations m'emmènent au delà du public et de la scène, tout devient flou. Mes souvenirs de lui accumulés se superposent à la réalité. Son sourire radieux alors qu'il me fait face, son regard enflammé posé sur moi ... Tout à l'heure je veux le retrouver, le voir me sourire encore. Je veux voir renaître cette même flamme dans ses yeux.

                                                   *****

Le ciel commence à s'assombrir et les derniers rayons du soleil à l'horizon faiblissent, étouffés par la nuit naissante. Mes oreilles bourdonnent encore même si les dernières notes puissantes d'Agitated se sont envolées depuis quelques minutes déjà ... Je descend peu à peu du nuage sur lequel j'ai été catapultée pendant le concert et observe les alentours en m'étirant, libérée du carcan de la foule. La plupart des festivaliers sont déjà loin, ils s'empressent de rejoindre la grande scène d'où nous parviennent des bribes musicales de Save tonight d'Eagle Eye Cherry, pour le concert de clôture. Je me retrouve quasiment seule au milieu de la pelouse.  

En levant les yeux, je constate qu'il n'y a plus personne sur la scène non plus. Instinctivement, je commence à arpenter l'esplanade pour contourner la scène. Mon cœur se met à battre plus vite. Où sont-ils donc passés ? Et puis soudain je les aperçois. Ils sont un peu plus loin, en train de ranger leurs instruments à l'arrière d'une camionnette et une poignée de festivaliers les entourent. Je suppose que le groupe ne va pas tarder à quitter les lieux alors je presse le pas vers l'attroupement. Je suis arrivée à leur hauteur et j'entrevois les cheveux bleus de Matthew s'agiter entre deux jeunes festivaliers quand j'entends une voix dans mon dos me héler. 

- Anna ! Attends-moi !

Je me retourne et vois Timothée courir dans ma direction en me faisant signe. Je me rembrunis,  'Oh non, il revient au pire moment ...'

 Une fois arrivé à ma hauteur, il reprend son souffle un instant, penché en avant et ses mains sur les genoux.

- Je m'apprêtais à me diriger vers l'autre scène quand je t'ai vu de loin alors que la foule se dispersait ... S'écrie-t-il entre deux respirations. Pourquoi ne m'as-tu pas attendu au stand comme on avait convenu ? Je t'ai cherché partout pendant une demi-heure ...

Son ton de reproche et ses airs contrariés achèvent de m'agacer et j'explose, excédée :

- Lâche-moi Timothée, je ne t'ai pas juré fidélité que je sache !

J'entends quelques rires fuser dans mon dos mais mon attention reste focalisée sur l'étudiant que je foudroie du regard. Pour qui se prend-il ? Au ton qu'il emploie, on croirait presque que je suis sa petite amie et qu'il a des droits sur moi ... Je me détourne enfin et fais face au groupe de festivaliers et aux trois musiciens, mais je réalise avec effroi que toutes les conversations se sont tues ... A présent, une quinzaine de paires d'yeux nous observent tous deux en silence. Manifestement, mon différend avec Timothée n'est pas passé inaperçu ... Tous arborent un grand sourire et certains ricanent même en nous fixant tour à tour. A vrai dire, leurs railleries me laisseraient de marbre si Matthew n'avait rien remarqué ... Mais je vois à son attitude que ce n'est pas le cas. Le chanteur m'observe les mains dans les poches, un demi-sourire aux lèvres. 

Avec un goût d'amertume, je constate que la réalité des retrouvailles avec Matthew est bien éloignée de mes affabulations tandis que j'étais en pâmoison devant lui en plein concert. Mon cœur se serre alors que je vois briller dans ses yeux non pas une flamme ardente et passionnée, mais plutôt une lueur amusée et moqueuse ...