Assise à la la table de la cuisine, je porte ma tasse de thé à mes lèvres et en avale la dernière gorgée. Amélie est installée en face de moi et m'observe songeusement. Il est plus de dix heures du matin et je reviens tout juste de la banque, où j'ai retiré mes maigres économies qui pourront m'être utiles si je dois subsister quelques temps en 2003 ... Maintenant que les différents aspects de mon plan sont peaufinés, je ne tiens plus en place.

- Tu veux vraiment y aller maintenant, Anna ?

- Oui, je répond fermement. Je suis prête, alors pourquoi attendre ? Je veux changer les choses au plus vite ...

- Je comprend bien sûr. Répond Amélie avec un petit sourire las. C'est juste que j'ai l'impression ... Je ne sais pas ... Que je vais perdre mon amie en te laissant partir ...

- Comment ? Mais pourquoi dis-tu cela ? Je m'écrie, stupéfaite.

- Eh bien si cette expédition est une réussite, tu resteras vivre avec ta fille et Matthew en 2003 et nous ne nous connaîtrons vraisemblablement jamais dans ta nouvelle vie ...

- Mais bien sûr que si, Amélie !

- En es-tu certaine ? Si tu fais ta vie avec une rockstar, penses-tu vraiment que tu viendras postuler pour le petit spectacle de jonglerie où nous nous sommes connues deux ans plus tard ? Il y a fort à parier que je vous perde Alice et toi ... Et puis tu auras seize de plus à ce moment là, n'oublies pas ... Seize ans qui vont nous séparer ...

Je me fige, interdite. Une fois de plus, mon amie voit juste. Si je parviens à rester avec Matthew en 2003, ma vie va-t-elle se dérouler de la même façon ... J'en doute. Les chemins empruntés seront différents. Si je suis soulagée en songeant que je ne croiserais plus la route de Cédric, en revanche la simple idée de perdre mon amitié avec la jeune femme m'est insupportable. Je me penche au dessus de la table qui nous sépare pour poser ma main sur la sienne et me hâte de la rassurer.

- Quoiqu'il se passe, nous nous rencontrerons, je ferais en sorte que cela arrive, Amélie. Je ne veux pas te perdre et l'âge ne sera jamais une barrière pour moi. Je t'en fais la promesse.

Amélie me dévisage avec circonspection pendant quelques instants, elle paraît peser mes mots.

- Que j'en ai besoin ou non financièrement, j'irai malgré tout postuler pour ce numéro avec toi ! Je renchéris avec conviction.  Puis j'ajoute avec une pointe d'humour dans la voix.Tu ne te débarrasseras pas de moi aussi facilement, ne t'inquiètes pas !

Mon amie me décoche un petit sourire en coin. Elle ne répond pas tout de suite mais je vois que mes paroles la réconfortent. Puis dans un élan d'affection, elle se lève et s'approche de moi pour me serrer dans se bras. Nous restons une minute ainsi à savourer notre étreinte en silence. Enfin mon amie me relâche et s'asseoit à nouveau.

- Merci Anna. Tes paroles me font chaud au cœur. Je veux que tu saches que toi et Alice êtes les personnes qui comptent le plus dans ma vie ... C'est d'ailleurs pour ça que j'accepte de t'aider pour ce voyage, même si je t'avoue que ton plan me semble complètement fou ! Je veux tout faire pour que tu sois heureuse ... Mais attention, n'oublies pas une chose toutefois ; il s'agit sans doute de ta dernière chance ... Si ce retour dans le passé échoue, je doute que d'autres tentatives puissent être plus fructueuses. Il faudra cette fois que tu te fasses une raison ... 

J'acquiesce sans un mot, la gorge serrée. J'ai conscience comme elle que je joue certainement ma dernière carte et l'enjeu m'angoisse terriblement. Amélie l'a sans doute remarqué car elle plonge son regard dans le mien et s'empare de ma main en la serrant avec force dans les siennes. La chaleur de ses paumes sur ma peau me reconforte. A cet instant, je réalise combien mon amie va me manquer en 2003 et j'ai comme un poids sur mon cœur. 

- Je crois en toi Anna, tu peux y arriver. Reprend Amélie avec conviction. Et maintenant que tu es prête à partir, je voudrais te demander un service qui me tient à cœur.

- Bien sûr Amélie, que puis-je faire ? 

- J'ai bien réfléchi et il y a quelque chose que j'aimerais pouvoir réparer dans mon passé aussi. Cela n'aura pas beaucoup d'impact sur le futur rassure-toi, si ce n'est dans mon propre esprit. Pendant que tu te rendais à la banque, j'ai donc profité de ce moment pour préparer ceci et te le confier.

Ce faisant, Amélie s'empare d'un paquet enveloppé de papier kraft posé sur le plan de travail de la cuisine et me le tend.

- Qu'est-ce que c'est ? Je demande en fixant le petit colis, intriguée.

- Il s'agit de mon journal intime. Tu sais, celui que ma grand-mère m'avait rapporté du passé pour me faire une démonstration des pouvoirs du vieux journal de mes ancêtres. Je n'ai pas insisté quand je t'en ai parlé mais ce journal avait beaucoup d'importance pour moi dans ma jeunesse. Et je crois que la jeune fille de dix-neuf ans que j'étais en 2003 en aura plus besoin que moi aujourd'hui. Puis-je te demander de me le remettre quand tu seras de retour en 2003 ? Mais fais bien attention qu'il ne se perde pas, ce petit livre a une valeur inestimable pour moi ... 

Amélie me considère fixement en serrant le colis entre ses mains comme un objet précieux, et je remarque que ses yeux brillent un peu plus qu'à l'accoutumée.

- Oh Amélie, bien sûr ! Donne-le moi, je vais en prendre soin et pour m'assurer que tu le reçoives bien, je le déposerais directement dans la boîte aux lettres à l'adresse que tu as indiqué sur l'enveloppe, et ceci dès que je serais revenue dans le passé. 

Mon amie m'adresse un sourire de reconnaissance et me confie le paquet.

- Je te remercie Anna, tu feras une jeune fille heureuse alors ... Puis elle ajoute avec solennité. Eh bien, je crois que plus rien ne te sépare de ta destinée à présent. Tu te sens prête ?

- Oui. Je souffle.

Je la regarde avec toute l'assurance puisée en moi, mais ne peut m'empêcher de me tortiller les doigts avec anxiété sous la table. J'ai beau en avoir déjà fait l'expérience par deux fois, l'imminence du "voyage" m'impressionne toujours autant. Je m'installe de nouveau à la table et Amélie place le vieux journal et le sédatif devant moi. Je pose le paquet qu'elle vient de me confier sur les genoux et inscris la date et le lieu de ma destination d'une main tremblante sur le recueil, en tâchant de dissiper mon angoisse... 

 Et lorsque deux minutes plus tard, l'étourdissement familier me fait tanguer sur ma chaise, j'adresse une dernière prière avant que le tourbillon m'emporte enfin dans ses ténèbres. 

'Une dernière fois je viens à toi Matthew, le sort en est jeté ... Ne me rejette pas ...'