Allongée sur les draps de mon couchage de fortune, je fixe le plafond, m'obligeant à garder les yeux ouverts. Il y a plusieurs heures maintenant que je concentre mes efforts pour résister à la torpeur qui me guette. Je bats des paupières et pousse un profond soupir afin de chasser ma léthargie, puis je jette un rapide coup d'œil à mon téléphone. Il est presque une heure du matin. Je suppose qu'Amélie doit être endormie à présent. Je me force cependant à rester couchée encore un peu plus longtemps, ne voulant pas prendre le risque qu'elle me surprenne tandis que je déambule sur la pointe des pieds dans son appartement.

Hier soir, en dépit de toute l'éloquence déployée pour la convaincre, mon plaidoyer n'a pas décidé Amélie et elle s'est refusée à m'apporter son aide pour une nouvelle expédition dans le temps comme je l'espérais ... La jeune femme est persuadée que cette idée délirante jaillie de mon esprit n'est que le fruit d'un désespoir aveugle ... et que je dois à tout prix y renoncer. Elle n'y a accordé aucun crédit, arguant qu'une telle entreprise si loin dans le passé ne peut conduire qu'à un nouvel échec et n'engender que plus de malheurs encore pour moi et les miens ... Peut-être n'a-t-elle pas tort.

Pourtant, c'est plus fort que moi. C'est inexplicable, mais j'ai l'intime conviction que je dois tenter une autre incursion dans le passé ... Quelque chose tout au fond de moi, comme un bon ange - à moins qu'il ne s'agisse d'une âme damnée  ?- m'exhorte à repartir en quête de ma destinée avec Matthew. Je ne sais pas pourquoi j'ai cette foi inébranlable que nos deux chemins ne feront qu'un à l'issue de ces tribulations dans le temps ... Mais ce qui est sûr c'est que cette obsession me donne un but dans ma triste vie. Mon opiniâtreté n'a toutefois pas persuadé mon amie. Elle l'a plutôt effrayé et elle est désormais convaincue que ma souffrance m'a ôté toute ma raison. Notre conversation s'est éternisée toute la soirée mais Amélie n'a rien voulu entendre. Et le fameux journal est toujours dissimulé quelque part dans une de ces pièces, hors de portée ...

Mais peut-être pas tant hors de portée que ça, en fin de compte ... Car Amélie a commis une petite erreur un peu plus tôt ... En fin de soirée, exaspérée par la tournure que prenait notre discussion, j'ai fui la cuisine et je me suis rapidement préparée pour la nuit et installée dans mon couchage, cherchant à couper court aux mots de réconfort pétris de compassion d'Amélie qui me tapaient sur les nerfs.

Un peu plus tard tandis que je peinais à trouver le sommeil, j'ai entendu Amélie m'appeler doucement depuis le pas de la porte du salon, mais je n'ai pas répondu et suis restée immobile dans la pénombre de la pièce la fixant d'un œil entr'ouvert, simulant l'endormissement. Après quelques instants sans bouger, je l'ai entendu pousser un soupir puis sa silhouette s'est éloignée sans bruit. En y songeant, je me sens coupable d'avoir agi de la sorte avec mon amie. Peut-être voulait-elle se réconcilier avec moi ... Et puis, comment lui reprocher de douter de la réussite d'un plan aussi hasardeux, et de tenter de me ramener à la raison ... Mais à cet instant, j'étais tellement furieuse que je n'aurais voulu à aucun prix subir un sermon moralisateur de plus ... J'ai donc été soulagée lorsqu'elle s'est dirigée vers le couloir.

Et c'est à cet instant précis que j'ai surpris son geste. Eclairée par la faible lueur du hall d'entrée, j'ai vu Amélie se pencher sur un rayonnage de sa petite bibliothèque, comme pour vérifier quelque chose. Puis elle s'est éloignée en direction de sa chambre et les lumières se sont éteintes, me laissant seule avec mes réflexions. Et depuis ce moment-là, je n'ai eu plus qu'une idée en tête, laquelle m'a aidé à me maintenir éveillée jusqu'ici. Je suis persuadée que le vieux journal est dissimulé derrière les ouvrages de ce rayonnage ... Et j'ai la ferme intention de le vérifier sur le champ, avant qu'Amélie ne change d'avis et dissimule le livre ailleurs ... 

Résolue, je me lève avec précaution dans le noir et avance prudemment jusqu'à la porte, les mains dressées devant moi pour tâtonner à la recherche de l'encadrement de bois. Une fois sur le pas de la porte, je tends l'oreille en direction de la chambre de mon amie, puis rassurée je me dirige à pas de loup dans le couloir vers la bibliothèque, très faiblement éclairée par des rais de lumières blanche provenant des persiennes du salon. J'atteins le meuble en silence puis j'ôte tous les livres du rayonnage et les empile au sol en prenant soin de ne faire aucun bruit. Je parcours à tâtons du bout des doigts le fond du rayonnage vide, et j'exulte de joie en reconnaissant enfin la couverture de cuir élimée du journal. Je m'en empare et serre le précieux sésame contre moi. Je reste immobile un instant, l'ouvrage pressé sur mon cœur. Je suis prise d'un combat intérieur qui me paralyse subitement. Une partie de moi songe avec bonheur que je vais enfin pouvoir retrouver l'homme de ma vie ... Et l'autre se sent très mal à l'aise d'agir dans le dos de ma meilleure amie, trahissant sa confiance.

Au bout d'un moment, mes sentiments amoureux l'emportent sur la honte et je m'apprête à revenir au salon pour dissimuler le butin de mon larcin dans mon sac de voyage, quand une lumière aveuglante illumine tout à coup le couloir. Mon cœur a un raté et je me retourne brusquement pour voir Amélie à la porte de sa chambre, une main sur l'interrupteur à côté d'elle.

- Que mijotes-tu debout à cette heure-ci, Anna ?

- Oh je ...

Embarrassée, je tente vainement de cacher l'objet de mon méfait derrière mes bras serrés contre moi mais Amélie a déjà les yeux fixés sur l'ouvrage.

- Alors, c'est bien ça ... Tu cherches à dérober mon journal ... 

- Oh non ... Je voulais juste ... heu ...

- Ne te fatigues pas Anna. Je savais avant même que tu commettes ton forfait ce que tu comptais faire ... Amélie me considère sévèrement, puis poursuit. Je l'ai lu en toi ce soir. Même si tu as fait semblant de te rallier à mes arguments, j'ai bien compris lors de notre dispute que rien de ce que je te dirais ne pourrait te convaincre à renoncer à ton obsession. Tu feras tout ce que tu peux pour parvenir à tes fins, n'est-ce pas ? 

Je dévisage Amélie sans bouger un instant puis je redresse les épaules en décroisant les bras, dévoilant sciemment l'ouvrage dans ma main maintenant, et prête à défendre bec et ongles mes convictions.

 - Oui Amélie. Je m'apprêtais à mettre à éxecution mon plan ...

- Dès cette nuit ? Alors qu'Alice est chez son père ?

- Non, Fais-je en baissant la tête, ne pouvant plus la regarder en face. Je comptais chercher Alice demain en cours de journée à son école puis retourner dans le passé avec elle pendant que tu serais absente.

- Tu comptais kidnapper ta fille ? L'enlever à ton ex ?? Un vif étonnement mêlé de réprobation perce dans la voix d'Amélie.

- Techniquement non, ce ne sera pas un kidnapping en fin de compte ... Je rétorque en évitant toujours son regard. Dès lors que j'aurais modifié le passé, Cédric n'aura plus connaissance de mon existence et il n'aura plus de fille non plus d'ailleurs ... Enfin, pas de moi en tout cas.

- "Si " tu parviens à modifier le passé ... Me corrige Amélie en fronçant les sourcils.

- Je réussirais comme je te l'ai dit ! Je suis prête à tout, et si tu veux reprendre ce livre, je te préviens que ce sera contre mon gré ! Je m'écrie avec force en la regardant en face sans ciller, catégorique.

- Oui je sais ... Ne t'emporte pas. Je ne vais plus chercher à te convaincre de renoncer à ton plan. Je sais que c'est inutile. Réplique la jeune femme, en tendant une main vers moi dans un geste d'apaisement. 

Quelque peu surprise de ce revirement de sa part, je fais mine de me détendre mais me tient toujours sur mes gardes, le livre fermement serré dans ma main. En dépit de son ton calme, je lis dans ses yeux qu'elle désapprouve toujours mon projet. Cependant ma défiance vacille et la stupeur lui succède lorsqu'elle ajoute avec le plus grand sérieux :

- Pour tout te dire Anna, j'ai beaucoup réfléchi à tout ça ces dernières heures, moi aussi ... Et maintenant je suis même prête à t'y aider.