Paris, un soir de juillet 2019.

La lumière douce de cette soirée d'été éclaire la pièce par la baie vitrée et les murs se parent peu à peu de grandes tâches de couleur rose et mordoré. Affalée sur le canapé d'Amélie, je suis cependant hermétique à la beauté du ciel crépusculaire comme à tout ce qui m'entoure d'ailleurs. Mes yeux fixés sur l'écran de télévision, je regarde défiler les images sans les voir. Mon esprit vadrouille dans un autre monde à mille lieues d'ici ... Quinze jours se sont écoulés depuis mon retour dans le présent, et désormais je peux affirmer avec certitude que je déteste ma nouvelle vie ... 

Je tourne en rond dans l'appartement d'Amélie depuis deux semaines et je sens que je suis en train de devenir folle. Mon amie m'a gentiment proposé de rester quelques temps chez elle, afin de me sentir moins seule et de prendre le temps de guérir mes blessures intérieures. Elle ne l'a pas exprimé clairement, mais je la soupçonne surtout de vouloir garder un œil sur moi ... Mes impressionnantes crises de larmes durant les deux premiers jours qui ont suivi mon retour l'ont en effet beaucoup inquiété, et elle craint certainement que je m'enfonce désormais dans une profonde dépression.

Amélie étant très occupée par une série d'auditions et de répétitions actuellement, elle s'absente souvent pour toute la journée. Je passe donc mes heures solitaires à déambuler de pièce en pièce, désœuvrée, incapable de focaliser mon esprit sur autre chose que mon échec, la perte de Matthew et l'absence d'Alice qui m'a été enlevée par son père. Peu après mon retour, Amélie m'a appris que depuis le refus de Muse de m'engager sur leur tournée en ce début d'année, je n'avais été sollicitée que pour deux remplacements de danseuses sur des petits spectacles en province. Cette période de chômage depuis six mois fait suite à une année précédente déjà difficile en terme d'emploi, si bien qu'aujourd'hui ma situation financière devient très précaire et je risque d'avoir de plus en plus de mal à m'acquitter de mes factures dans les prochains mois. Mais alors que cette perspective peu réjouissante devrait m'inciter à me mettre activement à la recherche de travail, je n'y accorde que peu d'importance, mon esprit toujours accaparé par mes autres tourments ...

Bref, les premiers jours dans ma nouvelle vie se sont avérés bien mornes et n'ont été éclairés que par un seul rayon de soleil, la perspective de revoir Alice. J'ai enfin pu étrenner ma première semaine de garde de la jeune fille la semaine précédente.

Le jour venu, j'exultais à l'idée de pouvoir enfin consacrer tout mon temps à m'occuper d'elle et laisser mes tracas de côté ... Mais ainsi qu'Amélie m'avait averti, j'ai rapidement constaté combien Alice avait changé. La petite fille pétillante et pleine de vie que j'ai toujours connu avait disparu, remplacée par une enfant silencieuse et distante. D'abord déstabilisée par cette nouvelle Alice, je me suis ensuite acharnée à tout faire pour la distraire, en lui proposant diverses activités ludiques, en l'emmenant au musée, en l'enjoignant à m'aider à la cuisine, pour titiller à nouveau la curiosité dont je la sais pétrie ... Mais elle est restée hermétique à mes efforts et n'a renchéri à aucune de mes sollicitations. La tablette numérique que son père lui a offert l'année dernière a rencontré bien plus de succès que moi et lui a servi de refuge durant une grande partie de la semaine, ce qui a souvent coupé court à tout échange entre elle et moi.

A mon grand désarroi, j'ai aussi constaté un changement dans la démarche d'Alice. Désormais elle se déplace avec moins d'aisance qu'auparavant, boitillant et trainant la jambe comme si elle était constamment ankylosée. Pourtant avant toutes ces modifications, Alice n'avait jamais montré aucune difficulté pour marcher en dehors de ses "poussées". Sa maladie aurait-elle évolué plus rapidement dans cette nouvelle vie ? Forte de l'expérience des entretiens avec les médecins l'année qui a suivi la découverte de son affection, je sais combien le stress peut être un facteur aggravant.

La voir aussi repliée sur elle-même durant toute la semaine m'a fendu le cœur et je me suis sentie impuissante face à son mutisme. J'ai cherché plusieurs fois à l'amener à se confier sur ce qu'elle ressentait, quitte à devoir essuyer ses reproches mais elle m'a échappé comme une anguille à chaque tentative. Je n'ai pas osé la brusquer, de peur de voir se briser le lien ténu qui subsiste encore entre elle et moi. Malgré tous mes efforts pour l'égayer, je constate aujourd'hui que la petite fille épanouie qui faisait mon bonheur n'existe plus que dans ma mémoire. A présent elle est de nouveau chez son père pour une semaine et elle me manque tellement ... 

Remplie d'amertume, j'éteins la télévision à l'aide de la télécommande, puis je récupère l'ordinateur portable d'Amélie et l'installe sur mes genoux en m'enfonçant dans les coussins du canapé. Je fixe d'un œil distrait l'écran d'accueil s'allumer, plongée dans mes pensées. Ma situation est devenue désespérée, comment puis-je envisager l'avenir sereinement maintenant ? Et comme pour m'asséner le coup de grâce, depuis deux jours je me suis mise en tête de repasser toutes les vidéos postées par les fans sur le Tour. C'est sans doute une très mauvaise idée si je veux espérer rebondir comme me l'a conseillé Amélie, mais je ressens un besoin viscéral de revoir Matthew. Il me manque tant ... Toutes ces images font remonter tellement de souvenirs de nos moments sur scène, dans les hôtels, sur la route ... Même si je sens qu'elles me font plus de mal que de bien en définitive, je ne peux résister à les regarder encore et encore.  Le cœur en morceaux, je visionne en boucle tous les titres sur lesquels j'ai dansé pendant cinq mois ... Et la mort dans l'âme j'observe l'artiste qui me remplace tourner autour de Matthew avec grâce et légèreté. Je note non sans amertume qu'elle est vraiment très belle ... Et je ne peux m'empêcher de me comparer à elle et me poser toutes ces questions même si elles me font souffrir ... 

Matthew la trouve-t-il à son goût ? L'a t-il engagé pour ses charmes, en plus de ses talents ? Cherche-t-il à la séduire comme il m'a séduite dans mon autre vie désormais évaporée ... Peut-être en ce moment même est-elle assise sur son lit dans sa chambre d'hôtel et sont -ils absorbés dans de grandes conversations jusqu'au bout de la nuit comme nous le faisions autrefois. Ou occupés à quelque chose de plus intime encore, qui sait ... 

Ravalant mes larmes, je baisse l'écran d'un geste rageur. Comme souvent ces derniers jours, je sens une colère sourde enflammer mes entrailles et me consumer. Depuis mon retour ici, mon humeur a bien changé. A la déprime et l'apathie des premiers jours s'est substituée une rancœur profonde contre ce destin qui s'acharne sur moi et à présent elle gronde et me ronge de l'intérieur. Aujourd'hui je sais que je ne peux pas continuer à subir ma vie comme ça indéfiniment. Me lamenter sur mon sort, ressasser ce que j'ai perdu ... Tout ça sans me battre. Plus j'y songe, plus je me dis que je dois réagir, ou je vais finir par perdre la raison. Je ne crois pas en la fatalité. Je veux retrouver la vie avec Alice qui m'a été volée, lui rendre sa joie de vivre. Je veux revoir Matthew et pas seulement sur ces foutues vidéos. Je veux enfin pouvoir être heureuse avec ma fille et Matt et cela quelque soit le prix à payer par ailleurs ... Je suis prête à tous les sacrifices pour nous sauver.

Nourrie par cette fureur nouvelle, je sens la vie s'écouler à nouveau dans mes veines. Depuis plusieurs nuits tout au fond de mon lit, je réfléchis aux façons de changer les choses. Si elles ont été modifiées une fois, il est certainement possible de les modifier encore. Le tout étant d'éviter les écueils qui m'ont fait échouer la première fois. Et je crois que j'ai mon idée pour y parvenir. Mais avant tout il faut que je remette la main sur le vieux journal. Car après notre conversation dans sa cuisine il y a quinze jours, Amélie, convaincue de la dangerosité des pouvoirs du livre, l'a soigneusement caché quelque part dans l'appartement et nous a fait promettre toutes les deux de ne plus jamais tenter de l'utiliser ... Je doute donc aujourd'hui qu'elle soit encline à m'aider comme je le souhaite. 

Donc si je veux pouvoir mettre mon plan à exécution, je vais devoir trouver les bons arguments pour la convaincre.