Avec Cédric sous la douche juste à côté, je devrais certainement laisser le téléphone vibrer jusqu'à ce que la messagerie prenne le relais, mais c'est plus fort que moi ... Après avoir lancé un bref regard en direction de la salle de bains, rassurée par le bruit du jet d'eau, je me précipite dans le couloir en direction de la cuisine et réponds dans un chuchotement :

- Allô ?

- Hey Anna ... Excuse-moi d'appeler à cette heure, j'espère que tu n'étais pas déjà endormie ... Mais je m'inquiétais un peu, tu n'as pas vu mon message ?

- Si, si, c'est moi qui suis désolée de n'avoir pas répondu tout de suite ... Mais ne t'en fais pas, je suis bien rentrée Matt.

- Ouf, tu me rassures. A vrai dire, je m'en veux maintenant de t'avoir laissée partir toute seule au beau milieu de la nuit. Ce n'était pas très correct de ma part, j'aurais dû te proposer de rester et ...

- Mais ça n'a pas été un problème, je t'assure ! A cette heure-ci il n'y avait personne, le taxi m'a reconduit très rapidement et m'a déposé juste en bas de chez moi.

- Oui bien sûr. Mais si je dis ça, c'est aussi parce que ... Heu ... Eh bien j'aurais aimé t'avoir auprès de moi un peu plus longtemps ... Une nuit ...

- Oh Matt ...

Je m'interromps. Toute pensée cohérente bouillonne et s'évapore dans ma tête. Une onde de chaleur me parcourt et je me laisse tomber sur une des chaises de la cuisine en fermant les yeux. Même par téléphone, il me met dans tous mes états ... L'esprit engourdi comme enveloppé de coton, je replie mes jambes sur mon ventre et les serre contre moi en me blottissant au fond de mon siège, puis je presse un peu plus le téléphone contre mon oreille. J'entends son rire résonner dans l'appareil.

- Je vois ... Fait-il au bout d'un moment. Au son de sa voix, je devine qu'il a le sourire jusqu'aux oreilles. Je vais considérer ce silence comme un acquiescement tacite à ce que je viens de te dire, alors.

- Oui Matt ... Je réponds dans un murmure étouffé. 

Je sens mon cœur palpiter d'émotions contre mes jambes repliées ... Un sourire bête sur les lèvres et la tête dans les nuages, j'ai l'impression d'être une adolescente en train d'appeler son petit-copain en cachette.

- On se voit demain alors ? Demande-t-il. Je peux venir chez toi peut-être ? 

- Oh ! Heu ...  

Je me redresse sur ma chaise, prise d'inquiétude. Chez moi ? Alice sera à l'école et Cédric au travail bien sûr, mais Matthew va découvrir ma vie de famille ... La chambre de ma fille ... Tout ce qui indique que j'ai un conjoint ... Je n'ai pas vraiment envie de lui montrer cette facette de moi tout de suite. Je préférerais d'abord qu'on fasse plus ample connaissance, et surtout avoir un peu plus de temps pour régler mon problème de séparation avec Cédric ... 

- Anna ça va ? J'ai dit une bêtise ?

- Non non ... C'est juste que je pensais qu'on pourrait se voir ailleurs ...

- Je ne voudrais pas te forcer la main, mais ce n'est pas simple pour moi de te donner rendez-vous dans un lieu public, avec les fans, les paparazzis et tout ... Je préfèrerais éviter cela et que l'on soit plus discrets, tu comprends ... Et je n'ai pas non plus envie de prendre le risque d'être dérangé à nouveau dans ma chambre d'hôtel par un énergumène quand je suis avec toi Anna. Mais si ça pose un problème, dis-le moi !

J'hésite un instant. Il a raison, je ne peux pas lui reprocher de me demander ça. Et puis je me sens incapable de lui refuser quoi que ce soit ou de le décevoir, et plus que tout je ne veux pas prendre le risque qu'il quitte Paris sans avoir pu le revoir avant ... En outre, une voix se rappelle à moi pour m'intimer de couper cette communication avant que Cédric ne s'en aperçoive ... Alors sans prendre le temps de réfléchir aux conséquences, je m'entends lui répondre :

- D'accord, Matt. Viens chez moi demain.

                                                  *****

Je tourne en rond dans l'appartement. Matthew ne va plus tarder maintenant. Cette nuit, nous avons convenu par téléphone qu'il se ferait déposer devant chez moi en fin de matinée juste après son interview. Mais suite au coup de fil de Matthew, je n'ai pas pu fermer l'œil de la nuit. Les questions ont tourné en boucle dans mon crâne sans relâche et cette tourmente n'a été interrompue que par la sonnerie du reveil ce matin ... Mais ce fut un répit de courte durée ... La tempête a repris de plus belle dès le chemin du retour à la maison, une fois ma fille déposée à l'école, et Cédric parti pour le tribunal. 

Dois-je tout avouer à Matthew sur l'existence d'Alice, de Cédric ? Dois-je le rassurer sur le fait que je veux quitter Cédric et qu'il ne constitue pas une barrière entre nous ? Alors que mon compagnon n'en est même pas encore informé ... 

Et rassurer Matthew vis-à-vis de quoi d'abord ? Il ne s'est encore rien passé entre nous concrètement ... N'est-il pas maladroit d'informer un homme tout juste rencontré la veille que je veux me séparer de mon conjoint alors que nous ne nous connaissons même pas ... Ce n'est pas comme si nous nous étions vraiment embrassés hier ... Tout cela me semble tellement précipité et absurde. 

Et puis soyons lucide, je doute que Matthew soit toujours aussi impatient de m'embrasser dès lors que j'aurais exposé devant lui mon cocon familial, ma vie de couple, mon enfant, et une hypothétique promesse de séparation ... Quel homme ne prendrait pas la poudre d'escampette devant un imbroglio pareil ... 

C'est en ressassant ces différents cas de figures que j'ai finalement décidé de ne rien dévoiler à Matthew pour l'instant. Après tout, qui sommes-nous l'un pour l'autre aujourd'hui ? Deux inconnus qui ont échangé quelques mots en une heure de temps, une fan qui admire son idole ... Même les quelques gestes tendres échangés cette nuit ne me semblent plus avoir autant de sens à présent. Je me demande si je ne me suis pas un peu trop montée la tête avec le recul. Qui me dit que pour Matthew, cette alchimie apparue dans des circonstances un peu particulières ne s'est pas tout bonnement évaporée dès le lever du jour ... Mes éternels doutes resurgissent et me tenaillent. 

Je parcours des yeux la pièce qui m'entoure. Juste après être rentrée de l'école, une fois ma décision prise, j'ai fait le tour de l'appartement afin de dissimuler ce qui pourrait évoquer ma vie de famille. Les photos qui trônaient sur la cheminée, les petits couverts et l'assiette d'Alice qui séchaient sur l'égouttoir de la cuisine ... J'ai rangé dans l'armoire de toilette de la salle de bain certains effets personnels de Cédric comme sa brosse à dent ... J'ai vérifié qu'aucun vêtement de mon compagnon ne traîne dans notre chambre à coucher. J'ai rassemblé tous les jouets dans la chambre d'Alice et l'ai refermé derrière moi. Et au bout d'une demi-heure de rangement en prenant soin de ne rien oublier, je crois qu'un visiteur de passage ne pourrait pas soupçonner l'existence d'un homme et d'une petite fille dans cet appartement. 

Je me sens honteuse, devoir agir de la sorte vis-à-vis de Matthew me gêne énormément ... J'espère pouvoir rapidement ne plus rien avoir à lui cacher dès que j'aurais entamé ma séparation avec Cédric. Et je compte bien agir dès que possible en provoquant une discussion avec mon conjoint.

La sonnette retentit dans le couloir et me tire de mes songes. Je me précipite vers l'interphone pour ouvrir à Matthew puis je piétine nerveusement derrière la porte d'entrée en l'attendant. Devant le grand miroir mural qui jouxte l'entrée, je réajuste ma blouse et tente de me composer un visage apaisé afin de dissimuler l'état de tension dans lequel je me trouve. Et en observant mon reflet dans le miroir, je me sens de nouveau perdue ... En proie à  un grand conflit intérieur ; assaillie de pensées contradictoires qui tour à tour confortent ou mettent en doute mon choix de taire à Matthew la réalité. Et de lui cacher tant d'autres choses d'ailleurs ...

On frappe à la porte. Cela me fait l'effet d'un coup de baguette magique, tous mes tracas s'évaporent en un instant. Plus rien n'a d'importance, je n'ai plus qu'une hâte à présent, ouvrir la porte à Matthew et le voir arborer son sourire que j'aime tant.