Paris, un jour de Janvier

J'ouvre les yeux. 

Je me trouve toute seule. Non pas que cela me surprenne ; la solitude, c'est un peu comme une vieille amie pour moi. Mais c'est autre chose qui me trouble tandis que je jette un regard autour de moi ... Je réalise que je n'ai absolument aucune idée de l'endroit où je me trouve. 

Un sentiment d'appréhension me contracte l'estomac. J'ai le sentiment étrange que je suis « nulle part ». En effet, je me tiens suspendue dans le vide au milieu d'un espace complètement blanc, hors du monde et hors du temps. 

Instinctivement, j'essaie d'appeler à l'aide. Mais à ma grande confusion, aucun son ne sort de ma bouche. Et puis cette sensation bizarre quand je fais un mouvement, c'est - comment dire - comme si tout se passait au ralenti. Je veux porter ma main à mon visage mais j'ai beau me forcer à lever le bras , une force invisible le freine, il se déplace si lentement que j'ai l'impression d'être paralysée. 

'Qu'est-ce qu'il m'arrive ? Mais où suis-je bordel, il se passe quoi là ?'

La panique me serre les entrailles, une décharge d'adrénaline déferle dans mon cerveau et je ressens un besoin irrépressible de fuir ... Mais où ? Il n'y a rien que ce « vide blanc » tout autour, j'ai beau tourner la tête dans tous les sens -toujours au ralenti, ce qui m'effraie et m'agace à la fois- je « flotte » dans un monde totalement vide. Il n'y a pas de sol en dessous de moi, juste un flou blanc comme tout autour, si bien que je commence à me sentir nauséeuse, mon cerveau est complètement désorienté devant l'absence de repère familier. J'essaie à nouveau de crier mais toujours pas de son. 'Je deviens folle, je suis perdue dans un monde parallèle ou quoi ?' Je sens mes cheveux se hérisser à la base de mon cou et je frémis. Malgré tous mes efforts, je suis incapable de me déplacer. 'Anna, bouge-toi, ça URGE là, fais quelque chose ou sinon tu vas rester coincer ici !! Essaie de "nager" pour te déplacer !' Les pensées s'enchainent à une vitesse folle comme si mon cerveau réfléchissait plus vite pour compenser la paralysie de mon corps ... Je commence à gesticuler au ralenti quand soudain ...

"HIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIII......"

Un son strident agresse mes tympans, tout le blanc disparaît d'un coup et je me réveille en sursaut dans la pénombre.

I've exposed your lies, baby
The underneath no big surprise
Now it's time for changing
And cleansing everything
To forget your love ...

J'émerge tant bien que mal de ma torpeur, les sensations de mon rêve sont encore présentes dans mon esprit, quand je prends enfin conscience des paroles de Plug In baby scandées depuis mon téléphone sur le chevet. Encore engourdie, je secoue la tête pour chasser le malaise qui me tenaille. 'Quel drôle de rêve... ou devrais-je dire cauchemar !' Je m'étire en rejetant les couvertures.

Je retrouve avec soulagement mon chez moi, en parcourant des yeux ma chambre à coucher. La vue du mobilier et des objets familiers me rassure. Un coup d'œil à mon téléphone, il est six heures du matin. Je souris impulsivement. Je me souviens que j'avais programmé le réveil pour une bonne raison : aujourd'hui je pars pour Londres en vue d'un nouveau job ! Avec un mélange d'appréhension et d'espoir, je me dirige vers la salle de bain pour me préparer ...

                                                                 *****

- Tu as l'air bien fatigué, Anna...

- Vraiment ? Pourtant je me suis couché tôt hier soir. C'est vrai que ce rêve bizarre m'a secoué un peu... Mais ne t'inquiètes pas Martin, je suis motivée à fond pour ce rendez-vous !

Sans répondre, mon compagnon de voyage me toise, un sourcil levé. Un peu mal à l'aise au souvenir de ce rêve étrange, je détourne le regard vers le hublot. Nous venons d'atterrir à l'aéroport d'Heathrow et nous allons bientôt rejoindre Londres. Je me retourne vers le couloir de l'appareil et Martin m'observe toujours. Il est vêtu d'un costume beige, tiré à quatre épingles pour l'occasion. Il est plutôt bel homme, élancé, le visage rasé de près, ses mèches blondes soulignant le gris- vert de ses yeux. Nous sommes tous les deux envoyés par la compagnie de spectacle internationale Spotlight, avec laquelle j'avais déjà obtenu plusieurs petits jobs d'actrice et d'acrobate en France et en Grande Bretagne. Nous nous rendons à un entretien pour décrocher un contrat qui nous engagerait sur plusieurs mois. « Ce serait une superbe opportunité pour vous » je me souviens les paroles optimistes de notre agent au téléphone, il y a maintenant une semaine. « Accompagner un groupe de rock célèbre pendant sa tournée mondiale, ça ne se refuse pas ! »

'Effectivement, ça ne se refuse pas, encore faut-il le gagner ce contrat'. Mon esprit alterne entre l'excitation et l'angoisse. Je sais que ce n'est pas seulement dû à la pression de l'entretien. Dans quelques heures, je vais rencontrer le fameux trio de Muse ! Je me souviens encore de ma réaction lorsque la compagnie m'a annoncé la nouvelle au téléphone. Je suis restée sans voix si bien que mon interlocuteur se demandait si j'étais toujours en ligne.

Je suis une fan inconditionnelle de Muse. J'ai découvert le groupe sur les ondes après la sortie de leur album Black Holes and Revelation, avec le tube Starlight. Je suis tombée définitivement amoureuse de leur style et j'ai dévoré toute leur discographie. Et depuis c'est bien simple, je les écoute quasiment tous les jours, leur musique m'apporte tant, me réconforte quand je me sens triste, j'y puise l'énergie pour affronter mes journées. Je considère ces trois artistes comme de véritables génies. De plus, ils dégagent une gentillesse, une simplicité, une insouciance aussi que j'apprécie énormément. Je ne compte plus les heures passées sur youtube à visionner leurs interviews, leurs live ...

Aujourd'hui c'est en vue de leur tournée mondiale après la sortie de leur dernier album Simulation Theory, qu'ils embauchent des artistes danseurs et acrobates pour plusieurs titres. A l'idée de les accompagner pendant une tournée entière, je suis toute excitée. Ce serait une chance inespérée ... 'Garde la tête froide, Anna, pour l'instant rien n'est fait !'

Après quelques heures de transport jusqu'à notre hôtel pour déposer nos valises puis nous rafraichir, nous voici Martin et moi devant l'adresse indiquée par notre agent. Il s'agit d'un hôtel dans un immeuble ancien avec une élégante façade victorienne. Sans doute l'entretien va avoir lieu dans une des salles de conférence de l'établissement. Ce décor confère à l'instant une note quelque peu solennelle et hors du temps. Je lève les yeux vers l'imposant bâtiment, intimidée. Mes idoles, le bassiste Christopher Wolstenholme, le batteur Dominic Howard et le guitariste et chanteur Matthew Bellamy se trouvent à l'intérieur et je vais les rencontrer. C'est fou, je n'arrive pas y croire ! Je jette un regard hésitant à Martin.

- Prête ? me demande-t-il

- Prête. 

Je prends conscience de l'importance du moment et sens ma gorge se serrer. Les dernières années n'ont pas été simples. Séparée du père de ma fille de huit ans, je me bats pour l'élever seule et pour me faire une place dans le monde du spectacle. Des petits contrats précaires accumulés dans diverses compagnies artistiques, des périodes de chômage angoissantes, la difficulté récurrente à joindre les deux bouts, tout me revient en tête tandis que je monte les marches de l'entrée principale. Mais avec cet entretien, l'espoir est revenu. Ce contrat si je l'obtiens, représente une stabilité financière, et même si les conditions imposent des sacrifices – comme confier ma fille à mes parents pendant plusieurs mois– il me permettrait d'envisager l'avenir un peu plus sereinement.

Martin me précède dans le sas d'entrée de l'hôtel. Il se dirige vers l'accueil afin de nous annoncer pour notre rendez-vous avec Mr Tom Kirk. Je parcours des yeux le grand hall magnifiquement décoré. Je réajuste mon chemisier puis lâche un soupir pour évacuer la tension. 'Relax Anna, tout va bien se passer'. Je ferme les yeux pour visualiser le visage apaisant d'Alice, ma fille. Mais son image est aussitôt remplacée par celle d'un homme. Je fronce les sourcils. Lui ... D'un coup, les émotions que j'ai refoulées depuis la nouvelle de l'entretien resurgissent en moi comme un boomerang. Cet homme que je ne connais pas mais que j'idolâtre, son visage parfait, ses yeux céruléens, sa voix qui touche au divin, tout m'émeut. Mes efforts pour tenter d'occulter l'effet qu'il a sur moi sont balayés devant l'imminence de la rencontre. L'homme qui emballe mon cœur dès les premières notes de sa guitare, de sa voix ... Cet homme avec qui je vais devoir m'entretenir dans quelques minutes pour mon avenir... Cet homme, c'est le leader de Muse, Matthew Bellamy, et potentiellement mon futur employeur ...