EPILOGUE PARTIE 1 : DOUX-AMER
"Qu'est-ce donc qu'on appelle amour chez les humains? -- Rien n'est plus doux, ma fille, ni amer tout ensemble." Euripide
Los Angeles - Mars 2018.
Installé à ma table de travail, je me frotte le front pensivement d'une main, penché sur ma feuille. J'essaie de me concentrer sur l'écriture du dernier titre qui s'intégrera dans notre prochain album, Simulation Theory.
Mais petit à petit mon esprit s'évade, les bribes de paroles se diluant dans un maelstrom de pensées d'un autre ordre ... Je lève la tête machinalement vers la porte-fenêtre entr'ouverte en face du bureau, et mon regard oblique tout naturellement vers trois silhouettes à l'extérieur. J'esquisse un petit sourire devant l'attendrissant spectacle. Deux têtes blondes gravitent dans le jardin baigné de soleil et chahutent sous le regard amusé de ma tendre moitiée, installée non loin sur une chaise en fer forgé, un magazine ouvert sur les genoux. Les enfants se poursuivent à tour de rôle avec de grands éclats de rire, se faufilant entre les massifs exotiques, opulentes déclinaisons de vert tendre et d'émeraude foisonnant de fleurs aux tonalités printanières.
Mon regard se pose à nouveau sur la jeune femme et mon sourire s'élargit. L'amour a frappé à ma porte un soir d'automne 2014 et aujourd'hui je suis comblé. Cela fera bientôt quatre ans que je savoure ma nouvelle existence avec mes trois trésors. Et encore maintenant, chaque matin alors que j'émerge de mes songes aux côtés de mon ange, je remercie le hasard, le destin, l'étoile ou peu importe le terme adequat, de l'avoir mise sur mon chemin ... Les circonstances de notre rencontre - nos rencontres devrais-je dire - ont été pour le moins tumultueuses. Mais depuis l'achèvement de toutes ces péripéties temporelles, Anna et moi coulons des jours heureux. Une succession de jours heureux. Et d'autres moins. Mais les bons comme les mauvais moments font partie de la vie à deux, n'est-ce pas ?
Tant de choses ont changé dans le cours de nos existences ces dernières années. Tout d'abord, j'ai un soleil qui rayonne en permanence dans mon cœur depuis qu'Anna partage mon quotidien. Son amour, son soutien, tout en elle participe à mon bonheur. Notre histoire naissante a été jalonnée de moments merveilleux mais elle a aussi apporté son lot ď'épreuves. Nous avons enjambé le premier écueil dès les premices de notre vie commune, avec une bataille juridique qui a fait rage mais qui a permis de remporter la garde quasi-exclusive d'Alice en échange de compensations financières pour l'ex-compagnon d'Anna. Flairant l'aubaine, compte tenu de mes ressources financières et de l'état de fébrilité d'Anna, Cédric avait exigé une somme d'argent toujours plus élevée comme le prix de notre tranquillité. Mais après lui avoir accordé ce qu'il réclamait, je dois admettre qu'il a tenu ses promesses, et Alice peut désormais s'épanouir à nos côtés. Elle ne séjourne chez son père que très occasionnellement, lors de certaines vacances scolaires.
La seconde grosse difficulté a été l'adaptation d'Anna et Alice à leur nouvelle vie à mes côtés, sous les feux de la rampe ... Exposées à l'indélicatesse des journalistes, aux réactions des fans pas toujours agréables ... De longs mois de patience ont été nécessaires avant que les paparazzis ne se lassent quelque peu et se décident à poursuivre d'autres "proies" de leur assiduités ... Mais en définitive cette notoriété soudaine a été aussi à l'origine d'une publicité aussi bienvenue qu'inattendue pour la jeune artiste et s'est avéré un tremplin pour sa carrière. Aujourd'hui Anna peut s'enorgueillir de participer à des spectacles chorégraphiques d'envergure mondiale. Je suis tellement heureux et fier d'elle.
Bien évidemment, il y a aussi eu mes absences prolongées pour les besoins du groupe et en particulier durant les premiers mois de notre vie à deux, à l'occasion de la sortie et de la promotion de Drones. Une contrainte dont Anna avait déjà conscience. Mais elle fût une épreuve supplémentaire à celle qui consistait à endosser le lourd costume de la compagne d'une rockstar ... Et de mon côté, j'avoue que c'est aussi un déchirement de me séparer d'eux trois à chaque voyage. Heureusement Anna a été d'une grande patience, elle a su prendre en charge seule notre petite famille malgré les difficultés liées à tous ces changements subits dans sa vie. Et puis je dois dire que mes retrouvailles avec elle après de longues séparations prennent une saveur toute particulière, notre amour s'exprimant toujours plus fort lors de nos brûlantes étreintes.
Peu à peu, nous avons organisé notre vie, centrée autour des enfants autant que possible. Ma villa à Los Angeles est devenue notre résidence principale, proche du domicile de la mère de mon fils qui partage sa garde avec moi. Nous avons inscrit Alice et Bing dans la même école internationale et la fillette a fait d'énormes progrès en anglais ces trois dernières années, tout comme mon fils en français d'ailleurs. Ils s'adressent l'un à l'autre indifféremment dans les deux langues aujourd'hui. Les deux enfants ont très vite tissé un lien et s'entendent désormais comme frère et soeur. Nos chères petites têtes blondes ... Nous avons aussi fait l'acquisition d'un pied-à-terre à Paris, pour mes deux françaises adorées lorsqu'elles souffrent un peu trop du mal du pays, et j'ai conservé ma propriété dans le Devon qui fait le bonheur d'Alice et d'Anna lorsque nous y séjournons ...
Bref, la vie aux côtés de mon amour est une aventure enchantée. Une histoire merveilleuse vraiment ...
Je pousse un soupir las. L'amour a cette saveur douce-amère indissociable qui me désarçonne. Un grand-huit vertigineux et incessant. Alors qu'est-ce qui ne tourne pas rond chez moi parfois ? Pourquoi ai-je cette impression déroutante que notre amour se bâtit de guingois ? Pourquoi ne puis-je pas me contenter de savourer mon bonheur tout simplement ...
Certains jours, je crois que je pense trop. Des "Et si ..." tournent en boucle dans ma tête et vont même jusqu'à ébranler mes certitudes. Et si Anna n'avait jamais eu ce journal entre ses mains ... Et si mon avenir avait été entre mes seules mains ... Où en serais-je aujourd'hui ? Aurais-je toujours le projet de me marier avec cette fiancée "fantôme", comme je l'avais alors ? Serais-je plus heureux ... moins heureux ... ou aurais-je tout abandonné pour Anna malgré tout ? Savoir que ce sont plus les choix d'Anna que les miens qui ont influé sur mon destin me contrarie. Comme si l'on m'avait confisqué mon libre-arbitre dans cette histoire. Et pourtant, si je sonde dans mon cœur, la profondeur et l'intensité de mes sentiments pour mon ange me paraissent inépuisables. Je me sens incapable d'envisager mon existence sans Anna auprès de moi. C'est dingue, pourquoi ressasser ces questions alors que je sais que c'est elle, la femme de ma vie ? C'est tout moi ça ...
Peut-être que le cœur du problème, c'est ce morceau de notre histoire qui me manque. Je suis privé du premier chapitre par les circonstances. Notre rencontre s'est déroulée dans un futur qui s'est évaporé, et n'existe plus que dans la mémoire d'Anna. Elle évite soigneusement d'évoquer cet épisode d'ailleurs. Elle est mal à l'aise quand j'ose quelques questions. Et ça me désole d'autant plus. Je suis avide de détails sur nous deux et sur la primeur de nos périgrinations amoureuses. Nos émois d'alors, nos frissons, nos confidences ... Une somme de petits riens, mais qui sont l'essence de tout, en fait. Mais sans doute a-t-elle trop souffert de cette histoire avortée pour vouloir en parler. Ou bien elle a des réticences vis-à-vis de cette fiancée que j'avais alors. Je me suis donc résigné et j'ai cessé d'aborder le sujet.
Notre première rencontre sur l'échelle chronologique de notre vie, je ne la connais pas non plus. Elle a été vécue par un jeune Matthew qui n'appartient pas à mon propre passé. Encore une fois, seule Anna en garde le souvenir. Et notre rencontre lors de l'émission télévisée en 2014 n'en a pas vraiment la saveur, hanté que j'étais par cette impression de la connaître déjà. J'ai le sentiment perturbant que notre histoire n'a pas véritablement de commencement. Comme si j'étais frappé d'amnésie. J'essaie autant que possible de ne pas contrarier Anna avec tous ces tracas cependant. A quoi bon ressasser ce qui ne peut être changé. Elle est mon tout, mon univers. Le reste n'a aucune importance ...
Alors tant que faire se peut, je laisse le passé au passé et me concentre sur la belle étape à venir au détour de notre cheminement commun. Emu, je lève les yeux vers la porte-fenêtre et caresse du regard le ventre tout en rondeur qu'affiche Anna au loin ... Le tableau dressé de ma famille grandissante est si beau. Trop sans doute. Je m'assombris à nouveau en observant Alice qui fait tournoyer sa robe au milieu de la pelouse. Il va falloir nous armer de courage une fois encore, car un prochain écueil se dresse devant nous et s'apprête à ternir notre bonheur tout juste construit.
Je me remémore cette terrible nuit il y a quelques semaines, lorsque j'ai rejoint Anna dans notre appartement parisien au retour d'un voyage. Je l'ai découverte en pleurs, effondrée sur le lit. Malgré mes efforts pour la consoler, elle est restée longtemps hermétique à mes questions. Jusqu'à ce qu'elle capitule enfin et me confesse l'objet de sa détresse sur mon épaule. Ses confidences m'ont fait l'effet d'un coup de massue. Les seuls aveux dont elle m'ait jamais fait part à propos du futur ... Maintenant que je sais, ça me saute aux yeux. Cela explique certains changements que j'avais déjà remarqué chez Alice, ces derniers temps. Les soudaines maladresses de la petite fille, ses trébuchements inaccoutumés et de plus en plus fréquents. Le diagnostic imminent au sujet de sa maladie est désormais suspendu au-dessus de nos têtes ...
Je n'en ai pas encore parlé à mon amour, mais je me renseigne depuis peu pour associer notre nom et participer financièrement à un projet de soutien aux enfants atteints de sclérose en plaque, ainsi qu'à leurs familles. Je me sens tellement impuissant pour aider Anna et Alice dans cette future épreuve ... Peut-être que cette démarche leur apportera un peu de réconfort. Et d'espoir aussi. Garder l'espoir, c'est tout ce qui compte.
Mes yeux se posent à nouveau sur mon papier, sur lequel j'ai composé quelques paroles sans grande conviction. Elles me paraissent insipides maintenant que je les relis. Décidément, je n'arrive à rien aujourd'hui. Au travers de cette chanson, je voudrais exorciser un sentiment déconcertant dont je n'arrive pas à me défaire. Mais j'ai beau essayer, je ne parviens pas à trouver les mots. Je mordille distraitement mon stylo, perdu dans mes pensées. J'ai un coup de blues, tout à coup.
L'épisode de mon voyage dans le temps jusqu'à cette fameuse nuit en 2003 me revient en mémoire. Et en particulier ce détail. Quelque chose que j'ai fait juste avant de quitter la chambre d'hôtel avec Anna insconsciente ... et que je n'ai jamais osé lui confier depuis.
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