On me secoue comme un cocotier et mes dents s'entrechoquent. Effrayée, je pousse un gémissement et tente de me soustraire à cette intrusion hostile ... Non, laissez-moi là, je ne veux pas revenir à moi ... L'instinct au fond de moi me met en garde et m'adjure de me réfugier dans les profondeurs du néant, si attirant, si réconfortant. Qui veut me faire du mal en essayant de m'y arracher ?

- Anna !!

Quelqu'un m'appelle et la voix est beaucoup plus proche cette fois. On me bouscule encore et ma tête ballotte en tous sens.

- Mon amour je suis près de toi ... Parle-moi, dis-moi que tu m'entends ...

C'est Matthew ... Je devine à son ton qu'il est angoissé. Depuis combien de minutes - ou d'heures - est-ce que je vagabonde entre deux eaux, entre somnolence et divagation ... Mon état catatonique doit être effrayant. Je déploie toute mon énergie pour tenter de le rassurer. J'adresse un signe en serrant et desserrant ma main à plusieurs reprises, et en retour je sens des doigts la presser.

- Ouf, tu réagis enfin ... Tu m'as fait tellement peur ! Reste avec moi, je t'en prie ... Je t'aime.

Trop faible pour ouvrir les yeux, je reste entravée dans un brouillard obscur. J'essaie de faire pivoter mon corps vers la voix. Mais il est si lourd ... Je rebascule gauchement sur le dos. Je tends mes bras vers elle mais ils retombent aussitôt sur les draps, tremblants sous l'effort. Je grimace un sourire, je veux à tout prix apaiser les craintes de Matthew, lui faire comprendre que je suis consciente et que j'entends ce qu'il me dit, lui exprimer comme je tiens à lui ...

- Oui je suis là Honey, je suis heureux de te voir réveillée ... Fait-il. Il a saisi le sens de mes gestes manifestement. Mais ne te fatigue pas, reste tranquille. Tu as encore besoin de te reposer.

Une main effleure mon visage, mon menton dans une caresse délicate. Je flotte tout à coup sur un nuage, rassurée. C'est tellement bon de le savoir à mes côtés pour veiller sur moi ... Inexplicablement, j'ai la conviction qu'il sera toujours là désormais.

*****

Les volutes de notes sucrées d'Endlessly m'enveloppent, tandis que Matthew fredonne la mélodie à mon oreille.

- C'est ta chanson Anna ... Susurre mon protecteur entre deux couplets.

Puis ses bras m'enlacent et il reprend les paroles avec douceur. Ma chanson. Celle que le groupe interprétera en live à ma demande dans onze ans, lors du show télévisé. Je suis prise d'un doute tout à coup. Est-ce vraiment Matthew qui chante en ce moment même ? Ou seulement le fruit de mon imagination enfiévrée ... Je ne suis plus sûre d'être encore consciente. Tout est si confus, les différentes expériences vécues avec le chanteur s'enchevêtrent ... Est-ce que les aiguilles de l'horloge bloquées sur 00h15 sont en lien avec ce phénomène ? De même que le journal d'Amélie soudainement disparu ? Suis-je encore dans la réalité de 2003 ? Ou errante dans un monde parallèle né de mes délires, un monde où le temps ne serait plus ... Et d'ailleurs, en y songeant. Peut-être que toute cette histoire n'est qu'un rêve depuis le commencement ... Matthew, un doux fantôme déambulant dans mon esprit. Son amour pour moi, une tendre chimère.

Mais à quoi bon réfléchir à tout cela désormais. Lasse de chercher une réponse, je lâche prise et laisse mon étourdissement étouffer ces questionnements. Le sourire aux lèvres, je m'évade peu à peu dans un demi-sommeil, flottant sur les ondulations harmonieuses de la voix de Matthew.

*****

J'ouvre les yeux. La pièce qui m'entoure est baignée d'une douce lumière rosée, mais je plisse les paupières malgré tout, accordant quelques instants à mes pupilles pour s'adapter à la clarté ambiante. Si j'en juge par la luminosité, le jour vient à peine de se lever. Un immense soulagement m'étreint. Manifestement le temps continue de s'écouler. Suis-je restée si longtemps inconsciente ? J'essaie de détailler mon environnement, mais le voile vaporeux qui gênait ma vision cette nuit est toujours présent et je ne perçois que des formes indisctinctes autour de moi. Une angoisse sourde irradie dans ma poitrine. Et si cette sensation de brouillard nébuleux ne se dissipait plus ? Est-il normal de ressentir encore les effets de substances hallucinogènes plusieurs heures après leur ingestion ?

Je parcours du regard les murs à la recherche de la forme de l'horloge mais ne la trouve pas. Bien sûr je me souviens, Matthew m'a emporté loin du salon au milieu de la nuit. Je voudrais pouvoir m'assurer que les heures défilent à nouveau normalement, mais en même temps une peur me tenaille. Intérieurement, je redoute ce que je pourrais découvrir ...

Je surprends un profond soupir et un mouvement à côté de moi, puis une silhouette se penche brusquement devant mes yeux.

- Anna ! Tu es toujours éveillée ? Excuse-moi, je me suis assoupi je crois ...

- Matt ... Je croasse, la voix brisée.

- Je ne te quitte pas, rassure-toi.

Il prend ma main dans la sienne et y dépose plusieurs baisers avant de la presser contre sa joue. Je concentre mon regard sur son visage, écarquille les yeux comme je peux pour dissiper le flou qui gêne ma vision. Peu à peu, les traits de mon interlocuteur se font plus nets ... et je suis déconcertée par ce que je vois.

Ses iris aux nuances cérulescentes surréalistes me transpercent. Je crois que j'en ai mésestimé l'éclat tout à l'heure ... Un tel regard rendrait terne la plus rayonnante kryptonite sortie de l'esprit fantasque d'un scénariste de Comics ... Superman et ses cailloux peuvent aller se rhabiller. Mais ce n'est pas ce regard qui retient mon attention tout de suite - étrangement d'ailleurs. Ses traits, sa barbe naissante, ses cheveux en désordre, cette lueur de passion débordante dans ses yeux ... Une fois encore se tient devant moi le Matthew mûr de ses trente-six printemps.

'Je nage toujours en plein délire ...' Songé-je, à la fois déroutée et fascinée par cette vision. La peur se mélange à la joie, formant une spirale d'émotions qui me donne le vertige. J'en suis certaine cette fois, je ne sortirais plus jamais de ce mirage narcotique, condamnée à déambuler de rêve en hallucination ... Il s'agit de ma pénitence pour toutes mes fautes, sans aucun doute. Je ne peux m'empêcher de sourire béatement à l'apparition toutefois, infiniment reconnaissante envers cette force supérieure quelle qu'elle soit, de m'avoir accordé un si doux châtiment ... Cependant un bruit "ordinaire" vient interrompre mes errements et m'indique que j'ai toujours un pied dans la réalité. Les gonds d'une porte grincent un peu plus loin.

- Tu as vu, elle me sourit. Murmure ma vision céleste visiblement soulagée, en s'adressant à quelqu'un hors de mon champ de vision. Je crois qu'elle commence à aller mieux ...

- C'est rassurant en effet. Répond son interlocuteur.

Et une seconde silhouette émerge soudainement derrière l'épaule de mon archange. Elle me dévisage d'un air bienveillant, elle aussi avec un grand sourire aux lèvres.

- Bonjour Anna, chuchote cette dernière en français.

Ce visage débordant de bonté auréolé d'une cascade de cheveux bouclés, l'éclat doux de ces yeux ... Mon Dieu, je déraille, je divague ... Voilà que tous mes anges-gardiens se sont donnés rendez-vous dans ma tête pour le plus merveilleux des songes ... Je lui rend son sourire en étirant les lèvres de plus belle, tandis que ma vue se recouvre d'un voile d'étoiles scintillantes, signe d'un nouveau vertige.

Je m'enfonce dans mes oreillers et me repais d'un sentiment de sécurité bienvenu. Voilà qu'Amélie elle-même vient me libérer de mes tourments par son apparition surnaturelle ...

*****

- Matthew !!

Je me soulève en sursaut, haletante. J'ai la douloureuse sensation de manquer d'air comme si je cherchais mon souffle après une longue apnée. Exactement le même sentiment que lors de mes voyages dans le temps.

Désormais une clarté aveuglante inonde la pièce et je dois protéger mes yeux de ma paume pour les garder ouverts. Combien d'heures ont passé encore ? Une main sur ma poitrine, je tâche de calmer les battements affolés qui la comprime. Je tâte les draps, lance des regards autour de moi. Je suis totalement réveillée cette fois. Pour la première fois depuis longtemps, la sensation d'engourdissement et le voile de brume se sont dissipés. A présent, toute une palette d'émotions m'oppresse, la peur en premier.

J'ai un serrement au cœur, lorsque je m'aperçois que je ne suis plus dans la chambre dans laquelle Matthew m'a conduit cette nuit. M'aurait-on déplacé ailleurs entretemps ? Second serrement de cœur, plus intense celui-là. Matthew lui-même n'est plus à mes côtés, je suis seule à présent.

- Matt ? J'appelle timidement.

Ma voix chevrotante résonne dans le silence de la pièce. Aucune réponse. Effrayée, je me lève d'un bond, mais un étourdissement soudain me fait tanguer et je dois me retenir au lit d'une main pour ne pas tomber. Après une minute, je suis de nouveau alerte et je peux inspecter les lieux. C'est étrange, l'environnement me semble familier ... Je suis déjà venue dans cette chambre un grand nombre de fois, c'est certain. Je m'applique à rassembler mes souvenirs quand soudain la mémoire me revient. Mais comment est-ce possible ... Incrédule, j'avance en titubant dans la pièce et fait glisser ma main sur la surface des meubles, afin de m'assurer de leur réalité. Oui, je suis bien à nouveau ici, dans ce lieu où j'ai mis les pieds pour la première fois en ... 2011. Mon cœur bat à tout rompre et je porte une main à mes tempes. 'Anna, mais que t'arrive-t-il ... ' Me dis-je, terrifiée. Cette fois j'en suis certaine, Matthew avait bien raison de s'inquiéter concernant l'absorption d'hallucinogènes ... Il n'y a qu'une explication possible, mon cerveau n'a pas supporté le surdosage et ma raison a basculé pour de bon ... Et Matthew, ne m'avait-il pas promis qu'il resterait à mon chevet ... Où s'est-il donc volatilisé ?

Glacée d'effroi, je me précipite vers la porte et traverse le couloir à peine éclairé ... Je jette un coup d'œil dans le salon, les persiennes sont fermées, tout est sombre et sans vie. Je me tourne à nouveau dans le petit corridor et reconnais le fameux meuble que je n'aurais jamais dû approcher la dernière fois ...

C'est alors que je les entends. Je me fige, interdite. Le son de plusieurs voix étouffées me parviennent depuis cette porte tout au bout du couloir. Des voix si familières ... Mais cette découverte ne parvient pas à me réjouir et met plus en doute ma santé mentale. Car il est totalement improbable que leurs auteurs soient réunis ici ... Et encore moins concevable qu'ils puissent converser tous ensemble ... Mon cœur tambourine dans ma poitrine, je ne sais plus que penser. Toujours immobile dans l'obscurité de l'étroit corridor, je tends à nouveau l'oreille. Mais cette fois rien ne vient troubler le silence, plus aucun bruit. Perplexe, je m'interroge. Aurais-je une fois de plus tout imaginé ?

Je dois en avoir le cœur net. Rassemblant mon courage, je me remets en marche à pas feutrés jusqu'à la porte. Puis la main agrippée à la poignée, je prends une profonde inspiration et ouvre en grand.

Muette de stupeur, je reste pétrifiée dans l'encadrement. Le tableau qui s'offre à moi est totalement surréaliste.