CXXVIII-L'ECHAPPEE BELLE
Je pousse un soupir plaintif. La gorge sèche, je peine à déglutir et des vagues de nausée contractent douloureusement mon estomac. J'essaie de bouger mais je suis portée par deux bras qui me soutiennent fermement et empêchent tout mouvement. Un frisson me traverse l'échine et je claque des dents involontairement. Je grelotte.
- ... complètement réveillé avant, quand même ... J'ai toujours raison mais bon, on ne sait jamais ...
En dépit de mon engourdissement persistant, je concentre mon attention sur les voix à mes côtés et reconnais enfin celle de Dominic. A un moment, l'homme qui me soutient laisse échapper un petit rire saccadé. 'Matthew ...' songé-je avec une pointe d'émotion au cœur. La mémoire me revient brusquement. Mon voyage euphorique au creux de ses bras ... L'épisode de panique délirante ... Et enfin l'apparition fantomatique de ma fille ... A ce souvenir, la douleur se ranime et me frappe de plein fouet. Alice. Où es-tu ...
Qui sait ce qu'elle est devenue désormais. Peut-être ne survit-elle plus que dans ma mémoire ? Je suis secouée d'un nouveau frisson et des larmes perlent à mes yeux. Une grande détresse me submerge. Quelque soit la réponse, il faut que je sache tout de suite, je ne peux plus rester ici sans savoir ... Mais je me sens si faible à présent. Un brouillard narcotique m'étourdit et m'empêche de réfléchir de manière cohérente. Mon cerveau est encombré de visions angoissantes sans queue ni tête qui m'apparaissent et s'éteignent aussitôt comme des flash ... Matthew avait raison et j'aurais dû l'écouter tout à l'heure ; la dose de champignons que j'ai ingéré était bien trop forte pour moi.
Oh Matthew ... S'il savait comme je regrette de m'être montrée si odieuse avec lui depuis notre rencontre. Je n'ai pas su lui faire confiance, et pourtant il disait vrai pour tout. Absolument tout. Je m'en rends compte desormais et je m'en veux tellement ...
- Anna ... Tu es réveillée ?
J'entr'ouvre les yeux avec difficulté. Le visage du chanteur est penché au-dessus de moi, en partie dissimulé par la pénombre du couloir dans lequel nous nous trouvons. Il s'agenouille devant une porte et me dépose sur ses cuisses avec douceur. Je veux réajuster la position de mes jambes mais n'y parviens pas, la drogue diluée dans mon sang m'ôte toute énergie. Mes pensées redeviennent confuses et mes peurs s'atténuent, anesthésiées par les afflux de substances toxiques que mon cœur propulse dans mon corps. Ma tête dodeline un peu et trouve appui sur l'épaule du chanteur. Je me laisse envelopper par une douce léthargie.
- Tu m'entends Anna ? Je perçois de l'inquiétude dans sa voix. Il faut que tu restes éveillée, je ne veux pas que tu t'endormes ... Non ne ferme pas les yeux, sois forte ... Réagis, merde !
Une main me saisit le visage par le menton et le secoue. Je bats des paupières et gémis, contrariée d'être ainsi bousculée.
- M-Matt ... Je balbutie. Arrête ... Mal au cœur ...
- C'est pas grave, il faut que tu restes consciente. Ecoute ma voix et lutte contre ces put### de drogues !
J'écarquille les yeux pour les maintenir ouverts et me force à fixer son visage, concentrant mon attention vacillante sur les deux cercles azurés qui brillent comme les lueurs d'un phare perdu dans la brume.
- Voilà c'est mieux là, ne me quitte pas des yeux. Fait-il avec un petit sourire en me caressant la joue ... Oh mon Dieu Anna. Dans quel état es-tu ... Tu m'as fait une de ces frayeurs quand je t'ai vu comme ça inanimée dans mes bras, j'ai cru que je te perdais ...
Je tente d'ébaucher un sourire pour le rassurer, mais parviens à peine à étirer mes lèvres en ce que j'imagine être une grimace peu convaincante. Je décèle une lueur d'affection poindre dans les yeux du chanteur, puis il se penche vers moi et m'embrasse le front tendrement. Il m'entoure de ses bras avec fougue, sa joue pressée contre ma tempe, son cœur battant contre mon sein. Après une minute tous deux enlacés dans la lueur blafarde du couloir, le musicien se détache enfin de moi et se met à fouiller dans sa poche.
- Un instant mon ange, je récupère la carte magnétique pour ouvrir cette foutue porte. Je l'ai senti dans ma poche tout à l'heure. Puis il laisse échapper un petit rire. Heureusement que Dom n'a pas posé trop de questions ...
Je ne m'attarde pas sur ses propos dont je n'ai pas saisi le sens. La carte en main, il se lève en me soutenant tant bien que mal d'un bras tandis qu'il ouvre la porte de sa main libre. Puis je me sens soulevée de terre à nouveau et je suis emportée dans les ténèbres de sa chambre.
La sérénité du lieu m'apaise immédiatement et je suis reconnaissante de cette obscurité bienvenue qui épargne mes rétines sensibilisées par de longues heures de veille ... En dépit de mes efforts pour rester consciente, une somnolence irrépressible prend le pas sur ma vitalité oscillante, et je m'assoupis déjà lorsque Matthew m'installe sur son lit. Mais c'est sans compter sur sa hardiesse maintenant que nous sommes seuls dans sa chambre. Après m'avoir déposée sur l'édredon et ôté mes chaussures, je sens le matelas bouger et il s'allonge contre moi. Puis une main se pose sur ma hanche et glisse sous le tissu de mon haut dans une caresse alanguie le long de mon corps jusqu'à mon sein, diffusant une douce chaleur dans mon ventre. De l'autre, il effleure mes lèvres du bout des doigts. Ses attentions agissent comme de petites impulsions électriques sur ma peau éthérisée et ravivent peu à peu mes sens. Mon corps frémit au rythme de ses cajoleries ...
- Anna mon amour, enfin je peux t'avoir tout près de moi ... J'avais tellement peur de te perdre pour toujours ! Je t'aime, je t'aime, si tu savais ... Pardonne-moi pour tout ce qui s'est passé, je m'en veux tellement ... Je ne veux plus jamais me séparer de toi ...
Il débite un flot de paroles enflammées sans pouvoir s'arrêter, enfouit son visage dans le creux de mon épaule, me recouvre de son corps et m'étreint de toute la force de sa passion. Sa bouche mordille affectueusement le lobe de mon oreille, aspire la peau de ma nuque avec frénésie. Sa joue effleure la mienne. Elle est inondée de larmes, témoins silencieux de ses émotions à fleur de peau. Il se montre si épris et bouleversé à la fois, plus encore que tout à l'heure dans le salon. Si cette ardeur enfiévrée m'interpelle quelque peu, la teneur de ses confidences me laissent perplexe. Singulier aveu que cette peur de me perdre. Et pourquoi me demander pardon ? Qu'a-t-il donc à se reprocher alors qu'il s'est montré si attentionné ...
Non, il n'est pas à blâmer, j'aimerais l'en persuader. C'est moi qui suis pétrie de regrets et qui devrait implorer son pardon. Moi seule qui vais lui faire du mal en le quittant sans plus d'explication. C'est moi encore qui ai abandonné mon enfant. Et toujours moi qui ai bouleversé l'existence paisible de l'homme que j'aime ... Quels seront les préjudices dans sa vie future ? Il avait déjà perdu sa fiancée suite à mon précédent voyage dans le temps. Peut-être ne fera-t-il plus la rencontre de la mère de son fils dans quelques années, désormais ? En faisant le choix d'apparaître dans sa jeunesse, j'étais déjà sur le point de lui confisquer cette part de son existence d'ailleurs ... Cette révélation me frappe à présent que je m'accable de ces reproches. Toute à mes rêves étriqués, je me suis enveloppée d'un voile d'égoïsme aveugle. Mais maintenant je vois. J'ai "volé" les vies d'Alice et de Matthew ...
Je grimace légèrement, saisie d'un sentiment déstabilisant. A l'image d'un serpent se faufilant sournoisement à l'intérieur de mon corps, je ressens un profond désespoir s'infiltrer dans mes veines et m'empoisonner à petit feu. Les drogues dont se nourrit mon cerveau exacerbent cette sensation en la matérialisant sous forme d'images terribles derrière mes paupières closes. Mon esprit extirpé de mon corps, je deviens la spectatrice impuissante du délitement de mon être, privé peu à peu de toute la substance qui le rendait vivant. Mes tissus internes, mon cœur, mon âme se nécrosent et s'envolent en poussière. Ne reste plus qu'une coquille creuse, un corps asthénique gonflé de vide. Un immense vide. Cette vacuité même qui accompagnait mon existence avant ma première rencontre avec Matthew. Le même vide que celui ressenti lors de ma rupture avec le chanteur pendant la tournée, ou de ma fuite en 2014. Et il me semble qu'à présent la survivance de ma conscience échappée des décombres de mon enveloppe contemple le résultat de son dépérissement, indifférente à son sort, et non sans un certain mépris ...
Mon ange-gardien, inconscient de la mise à sac qui se produit dans le corps qu'il enlace, me prodigue les plus douces caresses et ses lèvres se pressent sur les miennes dans un baiser exalté. Et alors que je me sentais décliner, peu à peu sa passion a raison de ma prostration, agissant comme une bouée de sauvetage. Mon corps inerte se nourrit de ses égards. Ma bouche s'anime en réponse à ses requêtes impatientes. Matthew interrompt un instant ses gestes amoureux et son visage se recule légèrement pour me contempler. Ses yeux brillants de larmes reflètent son ivresse, son sourire est bouleversant ... Je ne peux rester longtemps impassible, l'émotion m'étreint à la manifestation d'un tel bonheur ... Il est l'impulsion qui ravive mon être, au moins pour un instant. Et je réalise avec étonnement que mon cerveau halluciné me joue encore des tours. En guise d'échappatoire à mes tourments, il me transporte des années plus loin et c'est le visage du chanteur de trente-six ans qui se superpose à celui d'aujourd'hui ... Cette image me remplit d'allégresse et me dérobe à mes visions torturées.
Mon esprit est téléporté jusqu'à cette merveilleuse soirée d'automne dans la chambre d'hôtel de Matthew alors que je l'avais rejoint pour m'évader à ses côtés en Italie. Quelques heures d'un amour si fort et indescriptible, accompagné des plus belles promesses d'avenir. Un bonheur insouciant, avant que la désillusion ne l'évince brutalement ... Quelques heures seulement mais qui furent assurément les plus belles de toute mon existence ... Et ce soir, mes hallucinations m'accordent un sursis pour une poignée d'heures de plus, faisant vibrer à nouveau mon cœur.
- Matt. Tu es mon sauveur, si tendre avec moi ... Je souffle en l'admirant sans réserve. J'en suis sûre maintenant, je vis le moment le plus heureux de toute ma vie ...
Lorsqu'il se penche sur moi et s'empare de mes lèvres à nouveau, je réponds à son baiser avec un enthousiasme aussi farouche que désespéré. Et en mon fort intérieur, j'exprime ma plus profonde gratitude à Dominic et ses champignons magiques ...
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