Anna me dévisage d'un air courroucé. De toute évidence, mon trait d'esprit à propos de sa promesse n'a pas été à son goût. Moi qui espérais apaiser les tensions au début de la discussion ... 

'Bravo Matt, tu t'es surpassé sur ce coup-là ...'

J'arbore toujours mon sourire de façade, mais en mon for intérieur je broie du noir. Je constate avec aigreur que la jeune femme conserve une attitude distante à mon égard, et ceci malgré mes confidences sur mes sentiments tout à l'heure ... A présent, je ne suis plus certain que l'idée de lui forcer la main en m'emparant de son sac soit si judicieuse. Elle a désormais une raison supplémentaire de penser que je ne suis pas quelqu'un de fréquentable. 

Mon sourire s'éteint et je pousse un soupir. Je devrais abandonner et la laisser partir ... C'est d'ailleurs ce dont j'essayais de me convaincre au moment même où Anna est entrée dans la pièce un peu plus tôt. Mais à sa vue, mon discernement s'est envolé subitement, et je suis resté bêtement allongé sur le sofa à me perdre dans sa contemplation. Mon cœur s'est serré en réalisant à quel point elle est belle et désirable ... et en même temps si mystérieuse et insaisissable. La situation m'est apparue très ironique tout à coup. Curieux coup du sort que d'avoir jeté mon dévolu sur la seule femme dont l'unique but dans la vie semble être de me fuir le plus loin possible. Une douloureuse leçon qui m'était prédestinée sans doute, au regard de mon comportement envers la gente féminine parfois ... J'ai laissé mes yeux s'égarer sur elle et mon esprit a rembobiné la scène entre elle et moi dans les toilettes. Les images ont défilé les unes après les autres, la crise de panique de la jeune femme, son désarroi, la peur dans ses yeux quand elle me regardait ... Et tous ces souvenirs commençaient à me ronger sérieusement quand je me suis réveillé subitement, réalisant que la jeune femme en question me dévisageait d'un air belliqueux depuis une bonne minute ... Par la suite, j'ai essayé de l'adoucir en engageant la conversation en douceur mais rien n'y a fait et nos échanges se sont une fois de plus mués en querelle ...

- Matt ! Je peux m'asseoir près de toi ?

Une femme s'interpose entre Anna et moi. Je m'assombris en reconnaissant la rouquine du bar. Sans  attendre mon approbation, elle se laisse tomber tout - trop - près de moi sur le sofa. 'Les choses se compliquent encore ...' songé-je en voyant Anna se fermer, les lèvres pincées. Ignorant cette dernière, la nouvelle venue se penche vers moi et roucoule, en plaquant une main sur ma cuisse d'un geste possessif :

- Tu m'as l'air fatigué Matthew. Peut-être as-tu besoin de te délasser un peu ? Je connais des massages qui font des miracles ...

Le visage d'Anna s'empourpre sous la colère et je crois bien qu'elle aurait attrapé les cheveux cuivrés de la trouble-fête et l'aurait traîné hors du canapé jusqu'à la porte si elle avait pu. Mais je ne lui laisse pas le temps de confirmer cette hypothèse et m'arrache à l'emprise de ma voisine en me levant d'un bond.

- Ca ira merci ... Je réponds du bout des lèvres. Puis ignorant sciemment le regard insistant de la fille alors qu'elle m'imite en se levant à son tour, je me tourne vers Anna. Tu veux boire quelque chose Anna ? On a des bières ici ...

-  Comment ça ... On ne va pas tout de suite à votre hôtel ? Réplique-t-elle d'un ton sarcastique. J'ai quelque chose à récupérer là-bas ...

Je lui adresse un regard implorant, sollicitant un peu d'indulgence de sa part. Si seulement elle pouvait enterrer la hâche de guerre un petit moment ... Au moins le temps que je me "débarrasse" de l'autre fille qui commence à devenir sérieusement encombrante ...

- On ne va pas tarder à y aller ... N'est-ce pas Matt ? J'entends la voix de Dom dans mon dos et un bras m'entoure l'épaule. On a du ravitaillement là-bas ... On pourra se mettre dans le salon contigu à la chambre de Chris ... C'est le seul à avoir une grande suite, le veinard !

- Du "ravitaillement" ? Interroge Anna en haussant les sourcils. Que veux-tu dire par là ? A manger ? 

- Quelque chose dans ce goût-là, oui. Mais patience, c'est une surprise ... Tu sauras bientôt ! 

Dom enveloppe Anna d'un regard chargé de mystère. Amusée, la jeune femme le gratifie d'un grand sourire. 'Le premier depuis la fin du concert ...' Songé-je avec une pointe d'amertume. 'De loin le plus beau de toute la soirée. Et c'est à mon meilleur ami qu'elle le destine ...'

*****

- Le premier véhicule est arrivé ! Chris range son téléphone dans sa poche, puis renchérit. Il faut qu'on y aille, il nous attend à l'entrée du bâtiment.

- Le "premier" véhicule ? J'interromps mon geste, ma bouteille de bière suspendue devant ma bouche, et lui lance un coup d'œil interrogateur.

- Oui Matt, nous avions affrété un monospace avant le concert pour nous conduire à l'hôtel, mais il n'y a que huit places en plus du chauffeur, et finalement nous sommes dix en tout ... Donc j'ai rappelé la compagnie il y a une demi-heure pour avoir un taxi supplémentaire. Il ne devrait plus tarder, je suppose. Du coup, on va devoir faire deux groupes.

- Great ! Fait Dom puis il considère toute l'assemblée d'un regard circulaire. Comment se répartit-on alors ?  

- Moi je vais dans la même voiture que Matt ! S'écrie Simone précipitamment, en me lorgnant avec audace.

Dominic, qui se tient un peu en retrait de la jeune fille, lève un pouce ostensiblement en la désignant des yeux avec un sourire goguenard. Je le fusille du regard en guise de réponse, puis faisant mine de n'avoir rien entendu je lance à la ronde :

- Allez-y tous, prenez le premier véhicule ! Moi, je vous rejoindrais quand le second sera là ... 

- Tu ne vas pas attendre tout seul quand même, c'est triste ... Rétorque Malone, le grand garçon aux côtés de Chris.

Simone s'avance d'un pas vers moi et s'apprête à ajouter quelque chose mais je ne lui en laisse pas le temps. Je lui saisis le bras d'une main et pousse Dom dans le dos de l'autre en direction de la porte :

- Si ! Si ! Et puis je ne suis pas seul, j'attends Anna qui est partie aux toilettes ... Allez Dom ! Conduis tout ce petit monde au taxi, le chauffeur va s'impatienter ! Et démarrez la petite fête sans nous, on vous retrouve plus tard dans la suite de Chris ...

J'ignore les protestations de Simone ainsi que les allusions graveleuses du batteur, et je congédie toute l'assemblée sans plus de cérémonie en les entraînant vers la sortie. Une fois la porte refermée sur eux, je pousse un soupir de soulagement en les entendant s'éloigner dans un joyeux charivari qui s'évanouit au détour d'un couloir. 

Contrastant fortement avec l'ambiance animée une minute auparavant, le silence soudain de la pièce m'angoisse. A la fois excité et nerveux, j'essaie de calmer mon agitation en m'installant dans un fauteuil pour feuilleter un magazine musical, laissé sur la table basse. Au bout d'une minute à tenter en vain de me concentrer sur un article, j'abandonne. Je m'enfonce dans le siège et les coudes appuyés sur mes genoux, j'appose mes mains jointes en un geste de prière sur mes lèvres, puis ferme les yeux pour faire le vide et relâcher la tension.

'Une fois encore, il n'y a plus que toi et moi Anna ... A moi de la jouer fine maintenant ...'