C- RUINE DES PASSIONS, COMBLE DE LA FOLIE
[ J'ai lu il y a quelques temps ceci :
"C'est le comble de la folie, que de se proposer la ruine des passions. Le beau projet que celui d'un dévot qui se tourmente comme un forcené, pour ne rien désirer, ne rien aimer, ne rien sentir, et qui finirait par devenir un vrai monstre s'il réussissait !"
Denis Diderot, Pensées Philosophiques.
C'est si bien écrit. Et tellement vrai.
Avant de commencer la lecture, je vous préviens : c'est un chapitre sans queue ni tête sur les états d'âme noirs et hallucinés d'Anna ... Ah la la, je me dis qu'il faut vraiment que j'arrête d'écouter en boucle Absolution avant d'écrire ... ]
Je suis brusquement tirée de mes sombres réflexions. Le trio embraye sur le titre suivant de leur setlist, Darkshines, bien connu du public cette fois. Une chanson que j'aime beaucoup et qui galvanise encore plus la foule, si toutefois cela est possible. L'atmosphère de la salle est enflammée, comme le groupe sur scène. Les trois hommes sont en transe et leur débauche d'énergie est un bonheur pour les yeux et les oreilles ... Mais la spirale dévastatrice de mes pensées m'a déjà emporté bien loin de l'euphorie du concert. Je ne parviens pas à me griser de ce moment. Je frissonne sous le flot de paroles dont mon esprit n'enregistre encore une fois que le sens tragique. Darkshines ... La relation d'une personne irrémédiablement attirée par une autre mais dont la nature est sombre et dévastatrice ... Une tentatrice venimeuse. Il pourrait s'agir de moi. Moi et mon entêtement amoureux qui conduit à la souffrance de Matthew et tous mes proches ...
Je secoue la tête, comme pour chasser cette vision de mauvaise augure et m'intime intérieurement de cesser ces cogitations. Cette pseudo-analyse freudienne de mon hystérie amoureuse n'a ni queue ni tête. Mais pourtant c'est plus fort que moi. Je décortique irrémédiablement toutes les chansons du concert, couplet après couplet, persuadée que toute la noirceur des paroles m'ait adressé... Et une révélation en suivant une autre, je déterre ce qui est tapi au fond de moi depuis tous ces mois que je poursuis le chanteur. La réalité, nue et triste. Mes plans pour reconquérir Matthew, et surtout cet ultime bond aussi loin dans le passé étaient une erreur. Je me souviens avoir eu cette conviction dès l'instant où j'ai aperçu le chanteur si jeune et surexcité sur la scène du festival. Funeste mais réaliste intuition ... Et ce soir au fur et à mesure que la setlist du concert est jouée, cette sensation d'échec prédestiné se renforce. C'est comme si tous les titres avaient été soigneusement sélectionnés à dessein par le groupe et surtout par son chanteur, qui m'assène ses paroles lourdes de sens depuis la scène, tels les chefs d'accusation de mes crimes.
Je ferme les yeux, je suis si lasse ... Stopper ces tiraillements, ne plus penser. Immobile et aveugle au milieu du tumulte environnant, je sens la tête me tourner, les sons me parviennent plus étouffés tandis que je plonge dans une torpeur bienvenue. Je divague au gré de la musique du trio, la voix de son leader m'intoxique. Je perds pied peu à peu et m'accroche à la barrière instinctivement sous l'effet du vertige. Mon état second me rappelle curieusement l'expérience de mes voyages dans le temps ... J'ai même l'impression que mon esprit se dissocie de mon corps pour flotter au dessus de la foule. Une sensation troublante mais si apaisante à la fois ... L'étau de mon cœur me libère enfin.
C'est étrange. Ma raison aurait-elle basculé pour de bon cette fois ... A présent loin au-dessus de la salle de concert dans la nuit de mes paupières closes, les bruits de la foule s'estompent. Je n'entends plus que la voix de Matthew, et me vient la conviction déconcertante qu'il ne chante que pour moi, gravant tous nos états d'âme à même ma peau. Tout cela paraît tellement réel, je le ressens physiquement. Mon épiderme se mue en parchemin, sur lequel la voix vibrante du chanteur y trace ses mots, comme le ferait une plume. Il couche sur mon enveloppe le récit de notre vie. Je conserve tous les stigmates laissés par l'éclat de sa voix comme une pointe d'acier acérée griffant ma peau, et ma chair absorbe ce subtil poison ainsi qu'un papier s'imprègne d'encre.
La sensation d'étourdissement s'accroît et instinctivement j'ouvre les yeux et contemple mon tortionnaire. Au bout de quelques instants, mes sens sont plus alertes et le monde autour de moi réapparaît. Mais quelque chose me trouble. Noyée au beau milieu de la foule mouvante, je remarque que Matthew ne me quitte pas du regard depuis la scène. Et persiste en moi ce sentiment qu'il ne chante que pour moi, comme lors de mon hallucination. Je suis pourtant bien éveillée à présent. Pourquoi garde-t-il les yeux rivés à l'endroit exact où je me trouve ? M'a-t-il vu dérailler ? A moins qu'il ne réalise lui aussi la destinée funeste que je représente ... Où alors est-ce moi qui hallucine encore ? Je quitte des yeux la scène, le cœur écrasé par ce flot de questions. Cette sensation étouffante contraste tellement avec mon sentiment de légèreté il y a une minute que j'en ai la nausée.
Je prends peur. Mon comportement devient inquiétant, mon esprit fait sans cesse le grand écart entre euphorie et affliction. Mes épisodes de dépression après mes deux ruptures avec Matthew m'ont fortement ébranlé et les blessures qu'ils ont infligées à mon corps sont de plus en plus profondes et durables ... Aujourd'hui Matthew n'a vraisemblablement qu'une idée en tête, prendre du bon temps avec moi pour une nuit, et j'en suis si affectée que je m'égare, jusqu'à chercher des réponses dans le répertoire de Muse en plein concert ... Il est clair que je ne suis plus capable de penser raisonnablement, et ce soir le risque de perdre ma fille ne m'a jamais paru aussi réel ... Est-il possible que je sombre dans la folie ? Ces voyages dans le temps avortés ont vidé mon être de mon amour et de mes belles espérances. Il n'en reste désormais que des ruines. A moins que mes divagations ne soient la manifestation de mon subconscient ? Un signal me signifiant que cet acharnement à vouloir reconquérir l'homme que j'aime est vain ...
Le trio entame Blackout. Ce titre plus doux d'Absolution arrive au bon moment et apaise un peu la fébrilité de mon esprit. Autour de moi, les briquets et portables sont brandis dans un lent mouvement de va-et-vient scintillant et confèrent à l'instant une part de magie. Matthew se penche sur son micro, ferme les yeux et susurre le premier couplet avec passion. Après un tel afflux d'émotions, l'intensité du moment fait vibrer mon âme ...
... Don't grow up too fast
And don't embrace the past
This life's too good to last
And I'm too youn ...
Brusquement tout s'interrompt, plus de son, plus d'image. Tout s'est éteint à nouveau dans la salle.
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