Prologue
Pour les bons bourgeois d'Amboise, la nuit du vendredi 5 mai de l'an de grâce 1508 reste gravée dans les mémoires sous le nom de Nuit de la rédemption.
Le curé en parle encore avec une pieuse ferveur au fond des yeux. Les seigneurs locaux renchérissent d'un amen, non sans une pensée profane pour le contenu de leur aumônière. Sur les bancs des tavernes, les soudards se vantent autour d'un pichet de vin d'avoir prêté leur épée à cette sanctification.
Pour le rabbin Salomon Sagreda, cette nuit de shabbat sous le règne du très juste et très sage Louis le douzième, Père du peuple, a commencé comme toutes celles qui l'avaient précédée, par une veillée paisible aux côtés de sa femme et de sa fille. Dans sa petite échoppe de guérisseur, au cœur du quartier juif, il lisait la Torah déroulée devant lui.
Les effluves d'onguents et d'herbes séchées nourrissaient les images du Peuple élu franchissant le désert dans les traces de Moïse. Les deux bougies allumées à la tombée du jour entraînaient les ombres dans une épopée langoureuse. Sa femme savourait le ronronnement de sa voix profonde, le châle jeté sur les épaules, les lèvres étirées de mélancolie. Le menton appuyé sur les mains, la fillette buvait ses paroles, les yeux illuminés de merveilles.
Elle n'était pas née lors de leur fuite d'Espagne, dix ans plus tôt. Elle n'avait connu que ce coin de Touraine et cette poignée de maisons modestes. Là, les déracinés avaient reconstitué une fragile bulle de paix, sous le regard suspicieux des autorités locales. L'enfant ignorait la faim, la peur, la violence. Pour elle, le récit ne représentait qu'aventures et miracles divins.
Dans un coin de la pièce, une haute silhouette de terre cuite veillait, en garant impassible de cette sérénité. Salomon l'avait façonnée dans la glaise ; la bénédiction divine lui prêtait vie. Sur son front, les trois lettres hébraïques aleph, mèm, tav du mot emeth luisaient de sacré : Vérité, l'un des multiples noms de Dieu. Ainsi marqué, le golem proclamait le miracle de la création et la protection accordée aux brebis dispersées.
Tout a basculé sur des appels étouffés du dehors, des tintements métalliques et un fracas de bois.
Salomon s'est dressé d'un bond, l'oreille tendue d'appréhension. Méira a refermé les bras sur sa fille. Les clameurs ont enflé, mêlées de cris d'effroi et du heurt des armes. La peur et la violence. Une bulle éclatée. Tout a une fin sous le ciel mortel, mais certaines chutes sont plus brutales que d'autres.
Le rabbin et sa femme ont échangé un regard. Pas besoin de mots. Tout ce qui avait de l'importance avait déjà été dit. Ils se savaient l'un l'autre comme la rivière et son lit.
— Méira, va dans la chambre. Emmène la petite.
Une angoisse a traversé le visage marqué par les épreuves du temps, mais elle a acquiescé sans objecter. Elle s'est saisie de l'enfant aux lèvres plissées de déconvenue. La petite ne comprenait pas. Pas encore.
Salomon a agité le bras en direction de l'homme d'argile.
— Protège-les !
Le golem a disparu après elles dans la pièce attenante, de son pas lourd obéissant.
La porte d'entrée s'est ouverte d'une poussée brutale – Salomon ne fermait jamais l'huis durant shabbat. Une improbable silhouette s'est encadrée sur le seuil baigné de lune. Dans le courant de la nuit, les flammes des bougies ont léché la lame dénudée d'une épée.
Au sommet d'un corps très humain, deux têtes s'échelonnaient l'une sur l'autre. Les oreilles parcheminées de la plus haute frôlaient le chambranle. Deux feux jaunes brillaient dans la figure mangée de ténèbres. Un lichen de barbe lui coulait du menton.
Un démon ? Salomon a reculé d'un pas, une prière silencieuse aux lèvres, puis ses yeux ont glissé sur le second visage et se sont écarquillés. Tout était trop familier : les joues râpeuses d'un duvet juvénile, le rictus rageur, le regard effronté fuyant les leçons.
Non, pas un démon. Une trahison.
— Caleb ? Que fais-tu ?
Une question inutile. Le fer nu et les cris du dehors portaient leur propre réponse. Celui que le rabbin avait élevé comme un fils s'est avancé en silence. Sur ses épaules de bûcheron, une créature biscornue s'est agitée avec un couinement et a gratté un nez aussi tordu qu'une vieille racine. D'où sortait-elle ? À qui le garçon avait-il vendu son âme ? Était-il trop tard pour le sauver ?
Salomon s'est redressé dans un fantôme d'assurance. Au nom de leur salut à tous deux, il se devait d'essayer.
— Pose cette épée !
L'injonction a tiré l'agresseur de son mutisme.
— Tu n'as pas d'ordres à me donner, rav. Je sers le Sephiroth, désormais. Eochu me mènera à la gloire. Tu ne me donneras plus jamais d'ordres !
L'affirmation s'est échappée d'une voix rauque de ressentiment. Il a levé sa lame, dans le geste lent du bourreau, les lèvres crispées.
— Les chrétiens savent, pour le golem, a-t-il ajouté, presque enjoué. J'ai tout raconté au capitaine de la garde, qui l'a dit au curé. Ils viennent purifier et, moi, chercher un secret.
Salomon a tressailli. Les mots se sont enfoncés, aussi mortels que le fer brandi. Ainsi, ce soir, tout s'achevait. Dans une ultime tentative pour sauver ce qui pouvait l'être, il s'est interposé sur le passage de Caleb, paume ouverte en offrande.
— Tu condamnes ton âme. Reviens à la raison ! Il est encore temps.
— Trop tard. Cette nuit, tout va brûler.
Le rabbin a affronté les yeux haineux sans ciller. Sa punition. Il aurait dû comprendre plus tôt la colère larvée du garçon. Il voulait tant d'un fils pour lui succéder ! Puis une pensée désolée s'est envolée vers les deux êtres chers sous la protection du guerrier d'argile. Là encore, était-ce sa faute ? Les chrétiens confondaient golem et démon. Lui ne souhaitait que défendre les siens. Combien de vies entraînait-il ce soir à leur perte pour son erreur de jugement ?
Ses lèvres se sont agitées, libérant une prière vers le Seigneur Dieu.
Puis le fer a déchiré la fragile étoffe du talit. La douleur a effacé le décor familier, les projets inachevés, la grimace retroussée de l'orphelin dévoyé. Salomon s'est affaissé sur les lattes polies d'usure dans un bain d'écarlate. Un cri aigu a retenti derrière lui, le dernier qu'il ait entendu.
Sur le seuil de la chambre, Méira a plaqué ses mains sur sa bouche.
La créature tordue toujours cramponnée à ses épaules, Caleb a essuyé sans hâte sa lame rougie sur le lin blanc et s'est relevé face au visage bouleversé de larmes. Le geste irréversible déversait un sentiment inusité dans ses veines : assurance, puissance, une griserie plus étourdissante qu'un vin capiteux. Une odeur un peu métallique lui piquait les narines par-dessus les effluves des onguents. Il a souri.
La veuve ne lui a opposé aucune résistance. La mort s'est chargée de réunir mari et femme. Dehors, le tumulte de l'assaut se rapprochait. Un monstre déchaîné que plus rien n'arrête. Le petit être a sauté de ses épaules et a couru dans la pièce voisine.
— Vite, vite ! a-t-il grincé de sa vilaine bouche écrasée. Les soldats vont arriver.
La chambre étalait le douillet confort d'une intimité encore inviolée. Si familière, si écœurante. Caleb l'a investie d'un pas pesant. Son épée souillée semait sur le plancher les gouttes de sa trahison. Dans le renfoncement le plus éloigné, entre une étagère garnie de pots et une armoire de chêne, une gamine aux nattes brunes enfouissait sa tête tremblante entre ses jambes. Un colosse de glaise se dressait en rempart devant elle. La création. Le Protecteur du Peuple élu.
Caleb venait pour lui, pour l'apporter à son nouveau maître. Une dernière étape avant la consécration.
La poigne raffermie sur son arme, il s'est humecté les lèvres, à la recherche des mots enseignés par Salomon, qui lui permettraient d'être reconnu et obéi. Sans patience aucune, son acolyte maigrichon a sauté sur le lit, a rebondi sur le matelas comme sur un tremplin et a atterri à califourchon sur la tête carrée.
— Je le tiens ! On l'emmène ?
Le golem a levé une main aussi large qu'une enclume pour l'écraser. Le moucheron s'est affolé d'un cri perçant ; son pied griffu a dérapé sur le front de brique. Il a zébré la première lettre, l'aleph.
Le mot tronqué s'est d'abord mis à luire dans la pénombre, puis s'est intensifié jusqu'à un éclair aveuglant. Meth, la mort. Le retour à la poussière d'origine.
— Non !
Un craquement assourdissant a déchiré les rumeurs du pogrom. Caleb a levé un bras en protection. Un vent divin s'est engouffré dans la pièce, a claqué dans les rideaux, a fouetté les visages. Un réseau de zébrures s'est emparé du torse rougeâtre, gagnant les membres telle une gangrène. La petite créature s'est laissé tomber avec un cri plaintif. La fillette a relevé la tête sur un hoquet étranglé. Dans un souffle, l'homme d'argile s'est effondré sur elle en pluie d'éclats tranchants.
Caleb s'est figé devant le désastre.
— Qu'est-ce que tu as merdoyé, ramolli !
Toute euphorie de confiance, de calme maîtrise de la situation désertait ses veines plus vite que des rats sous le déluge. La mission tournait à la catastrophe. Roulé en boule au sol, le responsable tremblait aussi fort qu'une feuille d'automne et s'arrachait des poignées de cheveux hirsutes.
— Le maître va être furieux. Il va punir, c'est sûr. « Karadeg, tu m'as déçu », qu'il va dire. Et quand il est déçu...
La déclaration s'est achevée en long hululement. Caleb a jeté un œil nerveux à la ronde. L'imbécile allait rameuter les soldats. Un bruit de porte fracassée – proche, très proche – a souligné sa pensée. Il ne devait pas être trouvé ici ou il subirait le même sort que les autres juifs. Le temps d'une nostalgie, d'un résidu de souvenir, des braises d'un remords, il a hésité. Sa sœur adoptive, qu'il prenait parfois sur ses genoux, avait disparu sous le monticule de débris. Si elle ne mourait pas étouffée, le feu ou les armes lui régleraient son compte.
Inutile de perdre plus de temps.
Il est sorti de la pièce, la larve gémissante sur ses talons. Devant l'agencement familier de shabbat, une idée lui a traversé l'esprit. Peut-être pouvait-il adoucir la colère du Sephiroth ? Il a raflé la Torah abandonnée, l'a roulée avec soin avant de la glisser sous sa cotte. D'un revers de main, il a balayé les deux bougies. Les flammes libérées se sont emparées du napperon brodé et ont rampé sur le bois.
Sans plus s'attarder, il est sorti sous la lamentation des étoiles, frappé de plein fouet par le claquement des armes, les hurlements de la petite communauté juive, l'écœurant remugle de sang et de suie. Dans le quartier souillé, le brasier purificateur s'emparait des maisons de torchis.
Une forme noire les attendait dans une calèche au bout de la rue. Deux empreintes de sabots fendus s'enfonçaient dans la boue devant la portière. Une corneille s'est envolée dans un graillement d'avertissement.
Caleb marchait à grandes enjambées. Pour lui, cette nuit du vendredi 5 mai de l'an de grâce 1508 signait dans le sang le début d'une nouvelle vie.
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