9. Songe d'une nuit d'été (2/2)
Léonore observe sa mère à la dérobée. Les prunelles s'absentent au travers des années. Voit-elle encore les solides piliers du déambulatoire ou une marée d'arbres hostiles ?
— Dans mon errance, j'arrivai à un carrefour au milieu de nulle part. Peut-être s'agissait-il là de quelque ancien lieu de passage, oublié sous le lierre et les broussailles ? J'appris plus tard que les chasseurs le nommaient entre eux La-croix-saint-André. Le soleil moribond ensanglantait une pierre moussue taillée en croix. J'y vis un signe du Seigneur, un abri contre mes terreurs feuillues.
Les doigts serrés sur le chapelet, Jehanne se signe avec ferveur.
— Je m'adossai à ce rempart après avoir attaché les rênes de mon cheval à une branche basse. Très vite, la nuit s'est emparée des bois. La chaleur de la journée désertait mes membres. Je craignais de m'assoupir, par peur des bêtes sauvages. Pourtant, la fatigue a eu raison de ma volonté...
Un long soupir s'échappe de ses lèvres. Léonore a l'étrange impression que sa mère n'est plus vraiment présente, mais vogue sur les flots périlleux de sa mémoire. Même sa voix paraît couler au travers du gouffre des ans.
— Là, dos contre la pierre froide, sur l'humus nourricier et sous le treillis des ramées, j'ai rêvé. Après toutes ces années, je me souviens encore de bribes de mon songe. Elles sont peintes d'un pinceau de feu sur la toile de mon esprit. Il y avait des chants, des rires, sous un drap étoilé. Une musique venue du fond des âges me retournait l'âme. J'ai dansé. Autour de moi virevoltaient des créatures rocambolesques aux côtés de princes à la peau pâle. L'un d'eux m'a approché. Ses cheveux plus noirs que la nuit cascadaient sur ses épaules, ses yeux du bleu limpide d'un ciel d'hiver me dévoraient. J'étais hypnotisée. Il s'est penché ; ses lèvres ont effleuré les miennes.
Jehanne suspend son récit, comme si elle goûtait encore ce baiser de songe. Léonore voudrait poser mille questions, mais se retient, pour ne pas rompre l'étrange charme qui s'est emparé de sa mère.
— L'instant d'après, je me rappelle être allongée dans une herbe plus douce qu'un duvet. Les chants et les danses avaient disparu. J'étais seule, seule au sommet d'une colline baignée d'une lune plus vaste qu'un lac, seule avec l'inconnu aux cheveux de suie. Il me tournait le dos et contemplait les pierres vétustes d'une ancienne cité. Il portait une tunique chamarrée de poussière d'étoiles et tissée de rayons dorés, mais sa tenue princière s'arrêtait à la taille. Ses jambes velues n'avaient rien d'humain et se terminaient en sabots.
Léonore trébuche. Deux empreintes fendues s'impriment dans la boue de sa mémoire, au bord d'un étang semé de lentilles d'eau. Nettes, glacées, terrifiantes. Elle les chasse d'un branle de la tête.
Sa mère poursuit, sans s'apercevoir de son trouble.
— Sans même se retourner, il m'a adressé la parole. Des paroles sans queue ni tête qui m'ont emplie d'épouvante : « Tu es d'une ancienne lignée. Tes ancêtres autrefois voyageaient par cette pierre. Cet héritage t'a conduit à moi. » Il a pivoté et son regard m'a glacé la moelle des os. « Chéris notre rencontre, Jehanne Bérard, car tu enfanteras une reine. »
Léonore s'arrête, les pieds lestés d'incompréhension. Jehanne émerge de sa transe avec un fantôme de frisson, se signe derechef et se tourne vers elle.
— Je me suis réveillée, secouée par une main solide. Ton père s'est penché sur moi, le visage blanchi d'angoisse, et m'a serrée dans ses bras. Il était accompagné d'une dizaine de seigneurs des environs qui avaient fouillé les bois à ma recherche. J'ai appris qu'ils avaient battu les sentiers trois jours durant et désespéraient de me retrouver en vie.
Léonore lui rend son regard, les mots coincés au fond de sa gorge. Le coin des lèvres de Jehanne se recourbe sur un sourire un peu triste.
— J'ai prétendu n'avoir aucun souvenir de ces journées, ce qui du reste était vrai. Je ne me rappelais que ce rêve étonnamment réel, que j'ai conservé pour moi. Les médecins ont diagnostiqué une fièvre et prescrit une saignée pour me purger des miasmes. J'ai été priée de garder la chambre pour la fin de la grossesse.
Léonore ne bouge plus, prisonnière des rets tissés par le récit. Plus rien n'existe hors de cette bulle intemporelle. Le prieuré s'est abîmé dans un monde qui ne lui appartient plus. Dans le silence monacal plus profond qu'une forêt sauvage, elle croit entendre un léger rire, moqueur, sinistre. Son cœur tambourine une protestation contre ses côtes.
Sa mère la dévisage. Que voit-elle ? Contemple-t-elle tout son désarroi ? Le sourire sur ses lèvres s'éclaire d'un rayon timide.
— Puis tu es née, avec ce regard différent.
Une corneille, perchée sur la fenêtre, s'envole dans un froissement d'ailes.
Comme libérée d'un envoûtement, Léonore déglutit. Elle se signe à son tour ; la sérénité qu'elle souhaitait puiser dans ce lieu lui échappe par tous les pores.
— Pourquoi ne m'as-tu rien dit plus tôt ? Pourquoi maintenant ?
— Tu étais trop jeune, les moqueries te pesaient suffisamment sans que je vienne rajouter à ton fardeau une vieille mésaventure, un rêve incompréhensible.
Léonore relève le menton, aussi droite que les colonnades alignées en soutien de la maison du Seigneur. Elle se serait peut-être effrayée, autrefois, lorsque les cauchemars la trouvaient tremblante au creux du lit. Elle n'est plus une enfant, elle supportera le poids d'un rêve de plus, aussi nébuleux soit-il.
Jehanne l'effleure d'un sourire de fierté.
— Tu as changé depuis que je suis partie ; ma petite fille est devenue une jeune femme solide, assez forte pour affronter son destin. J'ignore ce que signifie ce songe, mais comme tu dois prendre époux, il m'a paru sage que tu connaisses les paroles qui m'ont été adressées. Et quitte à aborder ce sujet, autant te révéler toutes les circonstances.
Léonore acquiesce machinalement, plongée dans un mélange poisseux de vieux tourments et de récentes visions. Elle voudrait écarter le récit de sa mère comme le délire fiévreux d'une jeune femme égarée dans les bois. Elle ne le peut. Les empreintes fourchues près de l'étang du Cloux se superposent aux arches élancées d'une ville inconnue, maintes fois contemplée dans ses propres songes. Tout n'est-il qu'illusion ? Où est la vérité ? Qui est-elle vraiment ?
Comme en réponse à cette question muette, Jehanne s'approche et lui saisit les mains.
— Tu es ma fille, et celle d'Urbain, ne l'oublie pas.
Léonore sent comme une décharge à ce contact. Un brusque soupçon lui traverse l'esprit.
— Est-ce à cause de cette histoire que tu es entrée au couvent ?
Jehanne soupire avec un cliquetis. Ses doigts courent sur les grains du rosaire.
— Elle n'y est sans doute pas étrangère. Les vestiges de ce rêve m'ont troublée pendant des années. Ce regard impavide, cette voix envoûtante, le contact glacé de ses lèvres... Avais-je été visitée par le Malin ? Étais-je damnée ?
Elle secoue la tête.
— Un vide me hantait. J'ai commis des péchés. Un jour, à la messe, l'illumination m'a frappée : Dieu pouvait me pardonner. J'ai trouvé la paix auprès des sœurs. Ma place est ici.
Sous le voile intact de sa piété, son visage a retrouvé toute sa sérénité. Léonore, au contraire, s'agite sous un inconfort croissant. Un chaos d'émotions lui abrase les nerfs. Ses yeux explorent les recoins tamisés à la recherche d'un monstre aux pieds fourchus. Les pierres ancestrales penchent leur voûte assombrie au-dessus de sa nuque. Même la luminosité s'est dépouillée de sa chaude bienveillance. Sa mère a trouvé refuge ici, pas elle.
— Je vais rentrer, annonce-t-elle un peu brusquement.
Sans se formaliser, Jehanne opine du chef.
— Bien sûr, je te raccompagne.
Comme si la réalité et le songe avaient échangé leur place, elles enfilent les corridors. Les nonnes les saluent poliment sur leur passage, les pieds de Léonore suivent seuls les pas de sa mère, puis elles s'arrêtent devant les lourds battants cloutés marquant le seuil du prieuré, la séparation entre la paix du Seigneur et les tourments extérieurs.
Jehanne lui présente ses adieux d'un baiser sur la joue. Léonore franchit les portes, qui se referment avec un claquement. La bulle de rêve éclate. Elle se retrouve dehors, baignée d'une brise et de lumière crue.
Pendant que le cocher attelle les chevaux devant l'écurie, Jacques s'approche aux nouvelles.
— Comment se portait mère ?
— Bien, très bien, répond-elle d'un ton absent. Elle te transmet ses salutations. Elle pense renouveler ses vœux.
Il passe une main dans ses mèches en pagaille. Une grimace fugitive oscille au bout de ses lèvres, en anticipation probable de la réaction paternelle. Tous deux ont intérêt à faire preuve d'une tenue irréprochable dans les prochains jours.
Elle s'apprête à ajouter quelque exhortation en ce sens, lorsqu'elle remarque ses coups d'œil nerveux en direction des frondaisons. Sa main glisse plus souvent qu'à l'accoutumée vers le pommeau de son épée. Elle connaît son trublion de frère sur le bout des doigts et l'agitation exacerbe aussitôt son propre inconfort.
Elle le saisit par le bras, peut-être un peu plus fort que requis par la stricte nécessité.
— Jacques ? Que se passe-t-il ?
Il roule des épaules avec une grimace gênée.
— Ce n'est rien. Quand nous avons traversé la Loire, il y avait ce cavalier qui cheminait, un jet de lance derrière nous. Il a pris la même direction que l'attelage, sans se presser. Je l'ai entraperçu dans les boucles de la route.
Il écarte les mains comme pour s'excuser de ses soupçons.
— Je l'ai perdu de vue en arrivant au prieuré. Il se rendait peut-être simplement à Limeray.
Malgré le ton léger des derniers mots, Léonore sent un traître courant d'air lui chatouiller le creux des reins.
— Un cavalier ? Quel cavalier ?
Il rit, d'un rire forcé, un peu jaune.
— Une vraie tête de brigand avec son bandeau sur l'œil !
— Un bandeau sur l'œil ? répète-t-elle.
Avec la brutalité d'une averse de grêle, d'autres préoccupations, bien plus terre à terre que des rêves éthérés, s'abattent sur ses tresses enroulées. Elle vacille. Le coupe-jarret ? Ce ne peut être que lui ! Est-ce qu'il la suit ? Est-ce qu'il l'a vue au château ? Ou bien a-t-il compris, suite à sa réaction abrupte de l'autre jour ?
Les sourcils de Jacques se rapprochent d'un froncement suspicieux.
— Tu le connais ?
Elle plaque une paume contre sa poitrine et sent des coups sourds sous ses doigts.
— Je ne peux pas t'expliquer, mais j'ai peur qu'il en ait après moi.
Dans une réaction caractéristique entièrement prévisible, la main de son frère plonge sur son épée.
— Je le pourfendrai s'il ose s'approcher !
Aussitôt, il scrute le chemin avec plus d'attention, un rictus guerrier aux lèvres, prêt à foncer sus à l'ennemi s'il pointait le bout de son museau balafré. Léonore le retient d'un geste. Elle ne veut surtout pas que son frère, aussi confiant soit-il dans ses talents d'épéiste, se frotte à un spadassin endurci.
— Non, j'ai une meilleure solution.
Coupé net dans son élan de preux chevalier, il lui renvoie un regard interrogateur.
— Nous allons le leurrer.
Une idée prend forme dans son esprit, quelque peu audacieuse, mais pas désagréable. Elle s'accompagne d'un parfum de liberté. Pour une fois, elle serait à la manœuvre plutôt que de se laisser malmener par des événements hors de sa portée. Un changement somme toute fort sympathique ! L'idée ouvre la voie à une autre impulsion, plus profonde, qui s'inscrit dans l'arc de ses lèvres.
Une étincelle malicieuse pétille en retour dans les prunelles de son frère. Il a vraiment une mauvaise influence sur elle.
— Raconte ! invite-t-il.
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