34. Le sourire d'une couturière (2/2)
Florimond se rend compte que, dans le tourbillon de l'arrivée providentielle de Rachel, il ne l'a même pas remerciée. Une prémonition lui remue les entrailles. Il voudrait courir après elle, mais ses jambes se sont transformées en guimauve. S'il tente le moindre pas, il va s'étaler sur les marches dans un ridicule accompli. Un élancement à vif rayonne de l'entaille sur son bras. La clameur du métal frappé à toute volée depuis chaque coin de la cour l'étourdit. Il se sent parfaitement inutile au milieu de tous ces guerriers intrépides. Un poids invisible lui voûte les épaules ; un frisson le saisit, malgré la chaleur de forge. Il a l'impression d'avoir été piétiné par un troupeau de trolls, d'avoir traversé la Touraine à cloche-pied ou soulevé tout un château sur son dos.
— Florimond !
La voix de maître Leonardo dissipe la brume cotonneuse de son esprit. Il se rapproche de la longue barbe grise et du sourire invitant d'un pas d'automate déréglé. Les feuillets miraculeusement retrouvés sont toujours calés sous son aisselle et ses doigts recroquevillés sur le pan de tissu rassemblant coupelles et pinceaux, sans qu'il en appréhende vraiment la pertinence.
Une solide escorte de soldats emmène François de France au travers de la cour. Quelqu'un lui a cédé un casque, une arme et le souverain semble déjà marcher d'un pas plus alerte. S'éveille-t-il lui aussi de ce cauchemar ? Autour d'eux, les derniers nœuds de résistance s'effilochent. Çà et là, des lances et des épées se dressent en victoire. Les assaillants se rassemblent, se félicitent. Pourtant, Florimond ne parvient pas à se réjouir. Au fond de lui, un barrage bloque tout sentiment.
Maître Leonardo discute avec un combattant trapu engoncé dans un plastron terni. Une couronne de cheveux dégarnis surmonte un visage sévère luisant de transpiration. Florimond le reconnaît avec l'inconfort honteux de l'élève désobéissant.
— Vous aviez raison, Messire d'Andigné, soupire da Vinci d'une voix lasse. Je vais prendre quelques mesures, mettre mes affaires en ordre.
Les doigts agiles du peintre s'emparent d'une partie de son fardeau. Les yeux pétillants d'intelligence survolent les pages du Codex Atlanticus sauvées du feu.
— Tiens ? Ceci ne m'appartient pas.
Florimond tend le cou pour inspecter un rouleau couvert de signes étranges, glissé au milieu des croquis de machines de guerre. Il est bien incapable d'en déchiffrer la moindre ligne, mais reconnaît les symboles qui figuraient sur le front du géant de glaise. Il se souvient d'une La Flèche furibonde renversant le contenu des tiroirs de l'atelier dans une recherche infructueuse.
— C'est à Rachel, je crois, observe-t-il d'un timbre craquelé.
Son œil le pique. Il le frotte et sent une trace humide sur sa joue.
— Ah, la jeune mercenaire intrépide. Je ne manquerai pas de le lui rendre.
Il lève le nez sur une vibration inattendue dans la voix de son maître. Les yeux bruns le considèrent avec une indulgence bienveillante. Que doit-il comprendre ? Il ouvre la bouche pour poser une question, mais remarque alors la rangée de profonds sillons sur le front du vieil homme, le tremblement du bras paralysé. L'inquiétude souffle les mots qu'il allait prononcer.
— Maître, vous allez bien ?
Le seigneur de Château-Renault semble lui aussi prendre conscience de la fatigue du peintre.
— Je vais vous faire reconduire jusqu'au campement. Vous pourrez vous reposer sous ma tente, vous y restaurer, le temps que nous repartions pour Amboise.
Sans écouter les protestations gênées de da Vinci, il appelle une poignée de soldats menés par un jeune capitaine et leur transmet ses instructions d'un ton de commandement.
— Henri, termine-t-il, veille à ce que monsieur da Vinci soit traité avec la plus haute dignité ! Il est mon hôte.
— Oui, père.
Le fils du seigneur s'incline. Sur un geste de sa part, les solides briscards entraînent l'inventeur avec la prévenance attentionnée qu'ils réserveraient à leur grand-père.
Florimond se retrouve seul devant la mine austère, soulignée à la suie. Il s'arme d'une résignation stoïque pour le sermon qui va suivre. Cependant, contre toute attente, le regard intransigeant s'adoucit.
— Quand les harpies ont déchiqueté l'aile volante, j'ai bien cru ne jamais te revoir. Et puis le pont-levis s'est abaissé, j'ai senti la Toile vibrer. J'ai compris que tu étais en vie. Alors, j'ai donné le signal de l'assaut, en dépit des réticences du capitaine de la garde.
Florimond le dévisage, interloqué. Pas de colère, pas de savon ? Une grosse main se pose sur son épaule.
— Merci pour ce que tu as accompli aujourd'hui. François de France est sauf. Sais-tu où peut se trouver le seigneur de Candé ?
Il tente de rassembler ses pensées face à ce tour imprévu de la conversation et se dandine d'un pied sur l'autre. Il n'a pas l'habitude d'être félicité par des seigneurs en armure.
— Je... Je n'étais pas seul. Je n'ai même pas fait grand-chose. Il faut remercier Rachel, la mercenaire, et Léonore Bérard.
Il agite la main en direction de la jeune femme toujours abritée dans les bras de son frère.
— Quant à Eochu... je veux dire, messire Blaise Fayet, je crois qu'il est reparti... de là d'où il venait.
Une tension se relâche dans les traits du seigneur. Il hoche la tête comme s'il comprenait parfaitement le discours embrouillé, y compris les mots non prononcés. Les doigts se resserrent sur l'épaule dans un réconfort paternaliste. Il n'est peut-être pas aussi sévère qu'il le paraît.
— Tu me raconteras tout cela plus tard, dans le détail. En attendant, tu devrais suivre ton maître, prendre soin de lui, et de toi. Cette épaule m'a l'air d'avoir besoin d'un bandage. Chaque Veilleur est précieux. Nous sommes les gardiens de ce monde.
Une émotion balbutiante s'enroule autour de la gorge de Florimond. L'impression confuse d'appartenir à une famille plus vaste qu'il ne l'imaginait lui réchauffe le cœur. La création fantasmagorique entraperçue au bout des doigts de son maître l'intrigue malgré sa fatigue. Tout un cortège de questions défile dans un roulement de grosse caisse, sous un chapiteau de fils dorés. Il a tant à apprendre !
Florimond ballotte de la tête et esquisse un pas en direction du pont-levis lorsqu'un tonnerre ébranle tout l'éperon rocheux. Un nuage de poussière opaque et d'escarbilles cendrées lui souffle dans le cou.
Il pivote en sursaut.
L'espace d'un battement de paupière, il peine à réconcilier le spectacle sous ses yeux avec le souvenir de l'aile fortifiée du corps de logis surplombant la courbe paresseuse du Beuvron.
Un vide béant a remplacé une portion du rempart et les hauteurs du bâtiment, comme si quelque dragon titanesque était venu croquer un morceau de réalité sur une brusque fringale pour ne laisser qu'une colline de pierres fumantes. Tout s'est effondré. Quelques flammèches s'échappent des décombres. L'imposant donjon, plus en retrait, culmine encore au milieu du brasier qui s'attaque désormais à l'aile gauche, jusque-là délaissée. Toutefois, son air penché suggère qu'il va bientôt s'abattre à son tour sur les ruines de sa gloire vaincue.
Florimond vacille comme s'il avait reçu le château sur la tête. Ses yeux s'agrandissent de dénégation. Le baluchon de peinture s'échappe de ses doigts et s'écrase à ses pieds en même temps qu'une odieuse lucidité.
— Rachel !
Le vent soulève ses boucles. Ses jambes courent toutes seules, de ce tressautement maladroit infligé par son handicap. Il escalade le chaos d'arêtes vives et de poutres noircies. Ses galoches dérapent sur les moellons brûlants. Il se rattrape d'une main, perçoit à peine la morsure sur sa peau. Un souffle torride lui pique les yeux. Elle était à l'intérieur, à la poursuite du mercenaire barbu. Il ne reste plus d'intérieur ; il ne reste plus de salle de banquet ni d'atelier ; même le flanc du château qui accueillait la crypte s'est affaissé dans la rivière. Il ne reste plus rien.
Sa gorge le râpe. Il n'a pas cessé d'appeler. Un cri dérisoire, emporté par-dessus le vide de la falaise ; le même vide grignote son cœur. Des images défilent : le sourire d'une couturière au-dessus d'un verre de vin, une grimace teigneuse sous la lune, une lame brandie contre une Velue cracheuse de feu, un pacte conclu au bas d'un escalier, jusqu'à un adieu récent sur les marches d'un perron. Ces fragments de vie passent sans s'arrêter et s'abîment tour à tour. Il voudrait hurler à la face du monde, mais les mots ont disparu eux aussi. Personne ne répond. Pourquoi quiconque répondrait-il dans ce chaos de mort ? Tout est détruit, effondré, balayé par une main de géant.
Un embryon de raison le retient à un jet de pierre de la falaise. L'éperon fragilisé pourrait s'ébouler et l'emporter dans sa fureur.
La chute. La fin. Le vide.
Au lieu de cela, il se redresse, seul, dans un champ d'arêtes tranchantes peuplé de fumerolles. Deux traînées lui brûlent les joues. La douleur de sa blessure s'éveille en écho de celle de son cœur. Pourquoi a-t-il si mal ?
Une grimace va-t-en-guerre flotte devant ses yeux. Il voudrait la retenir, mais elle se détourne, engloutie par les flammes.
Florimond. Elle l'avait appelé Florimond.
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